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Emma Goldman - Fragments d’une vie
mardi 16 septembre 2025, par (CC by-nc-sa)
A travers le monde et les événements : Première Guerre mondiale, révolutions russe et espagnole, il s’agit de mener une vie de femme et de militante sans entraves. Mais avec humanité et lucidité, comme Emma sait le faire.
Quand elle avait près de soixante-dix ans, Vernon Richards trouvait qu’elle était vaine, intolérante et dictatoriale
[1], tandis qu’à Attilio Bortolotti elle a appris à être humain, courtois, amoureux, à considérer les femmes comme des partenaires
[2]. Plus jeune, combien d’hommes qui croyaient aimer la militante ont voulu qu’elle se cantonne dans son rôle de femme : Ed Brady, Ben Reitman... A Carl Stone, qui a promis de financer ses études de médecine en 1900 et qui lui reproche d’être toute occupée à (sa) vieille manie de propagande, et ceci avec un nouvel amant
, elle rétorque : E.G., la femme et ses idées sont inséparables, elle n’est pas là pour l’amusement des nouveaux riches et ne permettra à personne de lui dicter sa conduite. Garder votre argent.
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C’est bien plutôt l’histoire qui lui a dicte sa conduite. Arrivée de Russie aux État-Unis toute jeune, déjà sensible aux idées révolutionnaires, Emma Goldman donne un sens définitif à sa vie lors du procès, puis de la pendaison, des anarchistes de Chicago accusés d’avoir lancé une bombe contre des policiers en mai 1886. Elle quitte alors Rochester pour se rapprocher de la grande ville et de ses anarchistes : C’était le 15 août 1889 et j’arrivais à New York. J’avais vingt ans. Je laissais derrière moi, comme une vieille parure, tout ce qui avait fait ma vie jusque-là. Une existence nouvelle s’offrait à moi, mystérieuse et terrifiante. Mais j’avais pour moi mon jeune âge, une santé robuste et la foi en mon idéal. Et quel que pût être le sort qui m’était réservé, j’étais farouchement décidée à me précipiter à sa rencontre.
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On est parfois récompensé de prendre des risques. Le jour même de son arrivée, elle rencontre A. Berkman (Sasha) et J. Most, et s’enflamme pour chacun des deux. Il ne se passe pas six mois avant que Most ne l’envoie en tournée de conférences. Et elle ne s’arrêtera plus, sauf pour de brèves périodes de prison, d’études ou de retraite. Quand ni le cinéma ni la télévision n’existaient, il y avait des gens pour courir les conférences et les meetings !
Mais la vie continue : Dans les bals, j’étais une des plus gaies et des plus infatigables. Un soir, un cousin de Sasha... me prit à part. Le visage aussi grave que s’il avait dû m’annoncer la mort d’un camarade, il murmura que la danse ne convenait pas aux agitateurs, et surtout pas quand elle était pratiquée avec une telle impudence... Ma frivolité ne pouvait que nuire à la cause... Je lui répondis de s’occuper de ses affaires... Selon moi, une cause qui défendait un si bel idéal, qui luttait pour l’anarchie, la libération et la liberté, contre les idées reçues et les préjugés, une telle cause ne pouvait exiger que l’on renonce à la vie et à la joie.
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Le prix de l’agitation
En 1892, la grève des ouvriers des aciéries Carnegie à Pittsburgh et leur massacre par les nervis de l’agence Pinkerton bouleversent Emma et Sasha. Celui-ci, après s’être essayé à fabriquer une bombe (ne suivez pas le manuel de Most !), va attenter à la vie du directeur de la firme, Henri Clay Frick. Frick survit, Berkman aussi, mais tout juste : il va passer quatorze ans en prison. Emma Goldman, pour acheter l’arme, s’était essayée à faire le trottoir, sans succès. Par la suite, lorsque tous les logeurs lui refuseront une chambre, elle trouvera abri à plusieurs reprises dans des maisons de passe et se liera d’amitié avec les professionnelles ; leur cousant des robes, leur donnant des conseils d’hygiène et de santé.
Le 21 août 1893, un meeting pour les chômeurs et les sans-abris réunit des milliers de personnes à Union Square, la place new-yorkaise où se tiennent traditionnellement les manifestations. Hommes et femmes, savez-vous que l’État est votre pire ennemi ?, commence-t-elle. C’est une machine qui vous écrase pour mieux soutenir vos maîtres. Ceux que l’on nomme la classe dirigeante... L’État est un pillard à la solde des capitalistes, et vous êtes naïfs d’en attendre du secours... Alors, allez manifester devant les belles demeures des riches ! Exigez du travail ! S’ils ne vous donnent pas de travail, réclamez du pain. S’ils vous refusent les deux, prenez le pain. C’est votre droit le plus sacré.
Comme à Louise Michel quelques années plus tôt, cette harangue vaut à Emma Goldman une longue peine de prison. Elle en profite pour apprendre le métier d’aide-infirmière.
Le 15 août 1895, elle embarque pour l’Europe ; deux compagnons lui ont avancé de quoi passer un an à Vienne pour se former comme infirmière et sage-femme. Elle s’y formera à plus encore : c’est là qu’elle découvre Nietzsche et Ibsen, qu’elle entrevoit la signification sociale du théâtre moderne
[6], qu’elle suit — paraît-il — les cours du jeune Freud. Cinq ans plus tard, elle retourne en Europe. Elle retrouve à Londres ceux qu’elle s connus Malatesta, Louise Michel, Kropotkine ; elle rencontre surtout Hippolyte Havel qui lui fait aimer Paris. Le congrès anarchiste prévu à Paris en 1900 ne se tiendra pas, hormis en quelques séances privées [7] ; les rapports seuls ont été publiés : Je viens de terminer une tournée de propagande en Amérique quia duré huit mois et pendant laquelle j’ai fait deux cent dix conférences, visité soixante villes et parlé à cinquante ou soixante mille personnes ; de plus j’ai fait une tournée de conférences en Angleterre et en Écosse qui a duré quatre mois... Les trade-unions américains, les clubs sociaux et littéraires, les sociétés éthiques et philosophiques ne nous considèrent plus comme des jeteurs de bombes, des bêtes féroces, des ivrognes, des vagabonds non peignés et non lavés (idée qui a été créée par nos ennemis et leurs bouffons — les organes de la presse quotidienne), mais nous invitent amicalement à faire nos conférences et-écoutent avec intérêts l’exposé de la philosophie communiste-anarchiste.
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Cette euphorie ne va pas durer. En septembre 1902, au lendemain d’une visite à Berkman en prison, elle apprend que le président des États-Unis vient d’être assassiné par un jeune anarchiste, Leon Czolgosz, qui serait un de ses admirateurs. La presse se déchaîne, et l’opinion publique la suit en furie. Czolgosz est peut-être lunatique (ou paranoïaque, ou déséquilibré, ou tout ce que l’on veut), il est cependant parfaitement régulier au cours de tous les interrogatoires oui, il a assisté à des conférences d’Emma Goldman ; oui, il lui et parlé ; non, elle n’incite pas à la violence ; non, personne ne lui a dicté son acte. Il n’empêche. De 1903 à 1989, une loi restera en vigueur aux États-Unis interdisant l’entrée du territoire aux anarchistes étrangers et ordonnant l’expulsion de ceux qui s’y trouvaient frauduleusement. Heureusement, « Miss E.G. Smith, Mrs E.G. Brady, Mrs E. Kerschner » (pseudonymes de Emma Goldman, NDR) n’a pas été la seule à pouvoir tourner cet arrêté.

Quand Berkman sort de prison, en mai 1906, le monde lui fait peur. Des anarchistes ont supprimé quelques présidents et rois, mais ce n’est pas cela qui a fait changer grand-chose. Il y a des voitures sans cheval dans les rues, il y a eu une révolution en Russie. Il y a une revue, Mother Earth, à laquelle collaborent des intellectuels larges d’esprit aux côtés des compagnons anarchistes. C’est cette revue de haute teneur, publiée jusqu’en 1917, qui va réconcilier Berkman avec la vie et avec Emma.
Elle, elle continue de parler et de se passionner : Ce que je crois est un processus plus qu’une finalité. Les finalités valent pour les dieux et les gouvernements, et non pour l’intelligence humaine... La vie est plus que des formules. Dans la bataille pour la liberté, comme l’a si bien vu Ibsen, c’est le combat pour la liberté, et pas tellement l’obtention de celle-ci, qui développe tout ce qui est fort, hardi et fin dans le caractère humain... C’est l’harmonie de la croissance organique qui produit la variété des couleurs et des formes — la totalité complète que nous admirons dans la fleur. Par analogie, l’activité organisée des êtres humains libres dotés de l’esprit de solidarité résultera en la perfection de l’harmonie sociale — soit l’anarchisme.
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Ni Washington ni Moscou
Avec son nouvel amant, Ben Reitman, le roi des chemineaux, la vie publique et privée devient tortueuse, dangereuse, plus passionnée que jamais. De bonnes âmes ont commenté sans fin les lettres de « Mammy » à son petit homme ; elle-même ne dissimule guère dans ses mémoires, les contradictions de cette relation, citant le proverbe russe : Si tu bois, tu meurs, et si tu ne bois pas, tu meurs aussi ; il vaut mieux boire et mourir
. Je décidai de boire
, écrit-elle simplement. C’est aussi la période où elle se lance à parler en public de contrôle des naissances, de sexualité et d’homosexualité. A Paris, en 1900, elle avait participé à un congrès néo-malthusien avec Paul Robin et Madeleine Vernet ; mais elle n’avait pas osé depuis lors faire des avortements, ni même donner des informations sur la contraception. Une autre militante révolutionnaire et féministe, Margaret Sanger, publie ces années-là le journal Woman Rebel qui se fait régulièrement saisir, et Emma ne peut être que solidaire — et toujours provocante : La femme aujourd’hui se trouve dans la nécessité de s’émanciper de son émancipation, si elle désire vraiment être libre. Cela peut sembler paradoxal, ce n’est pourtant que trop vrai... L’émancipation extérieure a fait de la femme moderne un être artificiel qui rappelle les produits de l’arboriculture française, avec ses arbres et ses arbustes fantaisie taillés en pyramides, en roues, en couronnes en tout, hormis les formes qui seraient prises par l’expression de leurs qualités propres.
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La guerre qui tue en Europe provoque aussi la déception de voir des compagnons comme Kropotkine choisir un des camps, et l’occasion pour d’autres de publier un manifeste contre la guerre [11]. Au États-Unis, même si les échos du canon sont lointains, le nationalisme sévit, et l’anti-germanisme tous ceux qui sont contre la guerre sont payés par les Allemands, ou les Russes, c’est selon. En 1917 a lieu le grand procès intenté par le gouvernement à Emma Goldman et Alexandre Berkman, pour complot contre la conscription
, à qui l’on reproche d’avoir défendu Mooney et Billings, deux syndicalistes accusés d’avoir lancé une bombe contre un défilé guerrier. De plus grands héros et martyrs que moi ont payé de la prison, voire de leur vie, leur idéal, pourquoi pas moi ? Babuskha (Catherine Breshkovskaïa), L(ouise) M(ichel), Spiridonova et une galaxie d’autres me soutiendront...
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Près de deux ans de prison — et ils n’auront que trois mois de liberté avant d’être expulsés du pays le 21 décembre 1919. Allez donc voir à Moscou si c’est mieux qu’ici ! Le cargo Buford les emmène en Europe avec des dizaines d’autres personnes refoulées. Il s’agit alors de reconnaître, de retrouver la Russie et, malgré les doutes harcelants, d’essayer de comprendre. De se convaincre aussi que leurs interlocuteurs — Zinoviev, Maxime Gorki, Karl Radek, Alexandra Kollontaï, Angelica Balanoff, Anatole Lounatcharsky — n’ont pas tort quand ils disent que les zones d’ombres sont inévitables, que la répression est une étape provisoire, que les petites choses sont sans importance. Sans importance, la peine de mort, la militarisation des usines, les trente-quatre cartes de rationne-ment différentes, les réquisitions forcées ?
Pendant six mois Emma et Sacha discutent, apprennent, regardent autour d’eux à Petrograd et à Moscou, cherchent à se rendre utiles. On les charge finalement d’un travail décoratif, la récolte de matériel historique pour le futur musée de la Révolution. Ils sillonnent l’Ukraine, remontent au nord jusqu’à Arkhangelsk. Et le mythe bolchevique s’écroule : favoritisme et bureaucratie règnent déjà, les meilleurs camarades sont emprisonnés ou exécutés ; aux questions pertinentes, on ne répond que par des mensonges ou par la nécessité révolutionnaire
. Emma, qui s’insurge, se voit rejetée de tout travail utile : cette révolution-là ne veut pas d’elle. Avec Berkman, elle tient le coup jusqu’au massacre des marins et des ouvriers de Cronstadt.
Après cette infamie, deux ans après le départ des États-Unis, ils s’exilent volontairement de Russie, pour des années d’errance. Par Riga ils rallient Stockholm, où déjà leurs critiques de l’autoritarisme bolche-vique font peur au gouvernement socialiste, voire aux camarades : Personne en Amérique ne croirait que, lors de mon départ de Stockholm, pas un seul camarade ne m’a accompagnée. C’était très pénible, croyez-moi
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A Berlin le milieu anarchiste est plus solidaire, mais il n’est pas possible de survivre. Une fois son livre sur l’expérience russe terminé [14] Emma repart, pour l’Angleterre cette fois, où elle va trouver encore plus de défiance parmi ses amis intellectuels et libéraux, dans la presse, dans les auditoires. Et guère de chaleur parmi les compagnons, sauf de la part de Jim Colton, un mineur gallois qui offre de l’épouser pour qu’elle obtienne enfin un passeport. Cela lui permet au moins de voyager plus aisément une tournée au Canada d’abord, pour chercher à se rapprocher des États-Unis (ce n’est qu’en 1934 qu’elle sera autorisée, pour quatre-vingt-dix jours, à y retourner), puis le havre de Saint-Tropez, la maison prêtée par des amis, le long travail de rédaction de ses mémoires.
En juin 1936, la vie aurait pu s’arrêter Berkman, le compagnon de toujours, se suicide. Mais Emma n’a pas le temps de se reprendre que c’est le 19 juillet et la révolution en Espagne, Augustin Souchy et Mariano Vazquez qui l’y appellent. Trois brefs séjours, à l’automne 1936 et les années suivantes : Emma Goldman est le témoin direct des avances du front républicain, des réussites et des difficultés des collectivisations, de la participation des anarchistes au gouvernement, des dégâts bolcheviques... Elle rencontre et admire les « Femmes libres », les écoles libertaires ; elle participe, pour la première fois de sa vie peut-être, à des films et à des émissions de radio.
Trois ans de soutien actif à la CNT-FAI — en Angleterre, hélas ! — avec le travail de propagande pour le bulletin d’information de la CNT-FAI et pour Spain and the World, au cœur des débats du mouvement international : Les anarchistes sont humains, trop humains, et sont donc susceptibles comme tous les autres hommes et femmes de trahir leur cause. et je ne pense pas que leur passé révolutionnaire puisse toujours garder les anarchistes de l’incohérence. Ce n’a pas été le cas parmi les premiers révolutionnaires bolcheviques. Mais il y a une différence. Lénine et son parti aspiraient à la dictature, tandis que dès le début la CNT-FAI a répudié la dictature et tenu haute la bannière du communisme libertaire. Quels que soient les compromis que les dirigeants de la CNT-FAI aient faits et continuent de faire, personne — pas même leurs ennemis les plus acharnés — ne peut dire qu’ils l’ont fait pour leur avantage personnel ou parce qu’ils voulaient le pouvoir.
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La dernière étape de la vie d’Emma Goldman se déroule à Toronto, où elle est allée quêter pour les Espagnols exilés, et où elle prend la défense d’antifascistes italiens, tout au début de la guerre. Alitée pendant trois mois, elle meurt le 14 mai 1940. Le service d’immigration des États-Unis autorise enfin ses cendres à reposer au cimetière de Waldheim, à Chicago, auprès des anarchistes pendus en 1887. Emma la vie. Toutes les anarchistes n’ont que son nom aux lèvres, mais elle est bien mal connue en langue française. Il faut lire ses mémoires (abrégés en français), ses biographies parues en anglais et en espagnol, ses écrits épars mais disponibles en anglais, en allemand, en suédois, en japonais. Eparse mais disponible ; joli qualificatif pour la vie d’Emma.
Johann Most |
[1] Alice Wexler, Emma Goldman in Exile, Beacon Press, 1989.
[2] Alice Wexler, « Emma Goldman and Women » ; Our Generation n° hiver 1985-1986.
[3] Emma Goldman, Épopée d’une anarchiste (Living my Life), Hachette, 1979.
[4] Id., ibid.
[5] Id., ibid.. Cet épisode est à l’origine de la pseudo-citation If I can’t dance, I won’t be part of your Revolution
(Si je ne peux danser. je ne peux pas prendre part à votre révolution
), attribuée à diverses périodes de la vie d’Emma Goldman.
[6] Emma Goldman, The Social Significance of Modem Drama, Boston, 1914.
[7] Cf. « Malatesta et l’Internationalisme » in Itinéraire n° 5-6, p. 30 (NDR).
[8] Emma Goldman, « Rapport au congrès anarchiste », Les Temps nouveaux, supplément littéraire, 1900.
[9] Emma Goldman. « What I Believe » (1908), in Red Emma Speaks, New rock, 1972.
[10] Id, La Tragédie de l’émancipation féminine (1904, publié es 1911).
[11] Cf. « Contre la guerre », in Itinéraire n° 5-6, pp. 37-39, le texte intégral du manifeste « L’International anarchiste et la guerre ».
[12] Lettre à sa nièce citée par A. Wexler, « Emma Goldman and Women », op. cit.
[13] Emma Goldman à Carl J. Björklund, 4 mai 1922 (copie au CIRA Lausanne).
[14] Id., My Disillusionment in Russia, My Further Disillusionment in Russia, New York. 1923-1924.
[15] Id., « Where I Stand » ; Spain and the World, Londres, 2 juillet 1937 ; reproduit in Spain 1936-1939, Social Revolution, Counter Revolution, Londres, Freedom Press, 1990.