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Johann Most
mercredi 3 septembre 2025, par (CC by-nc-sa)
Polémiste à la verve caustique, tribun au physique difforme, il sera l’initiateur d’Emma Goldman et le rédacteur de Freiheit pendant vingt-sept ans. A travers l’exil, les condamnations et les emprisonnements, la vie d’un personnage tourmenté...
Johann Most apparut. Il m’inspira tout d’abord de la répulsion. Il n’était pas très grand, il avait une grosse tête couronnée de cheveux grisonnants et embroussaillés, le visage déformé par une apparente dislocation de la mâchoire. Dans cette tourmente, seuls les yeux, bleus et sympathiques, étaient rassurants. Son discours fut tout autre : une dénonciation caustique des conditions de vie en Amérique, une satire mordante contre l’injustice et la brutalité du pouvoir, un réquisitoire passionné. En l’écoutant, on oubliait comme par magie l’être défiguré et difforme qu’il était, pour ne voir unir en lui qu’une sorte de force de la nature rayonnante de haine et d’amour, de vigueur et d’inspiration. Sa parole au débit rapide, alliée à une voix mélodieuse et à un esprit brillant, avait quelque chose de subjuguant. Il m’émut profondément.
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Cet homme qui amena Emma Goldman aux idées anarchistes par son journal Freiheit et par ses discours, qui la fit oratrice bien involontaire d’abord, lui fit découvrir un monde nouveau, l’initiant à la musique, à la littérature, au théâtre, qui était-il ?
Johann Most est né le 5 février 1846 à Augsbourg, Bavière. Sa naissance même, comme il le dit ironiquement dans ses souvenirs, était une infraction à la loi car ses parents n’étaient pas encore mariés, le père n’ayant pas obtenu une licence de mariage car, de l’avis des autorités, il ne gagnait pas assez pour nourrir une famille. L’enfance du petit Johann fut quand même bien heureuse, au moins jusqu’au début de l’armée 1854. Cette nuit du Nouvel An, il attrapa froid et connut une inflammation de la mâchoire, inflammation qui le torturera pendant cinq années. Au cours de l’année 1858 (et pas en 1856, comme il le dit dans ses souvenirs) il perd sa mère, ses grands-parents paternels et sa sœur atteints du choléra. Son père se remarie peu après avec une femme qui se montre une vraie mégère envers Johann. Puis, le 18 mars 1859, jour dont il se souviendra toute sa vie — le 18 mars est filialement aussi l’anniversaire de la révolution de 1848 à Berlin et, plus tard, de la Commune de Paris —, il subit une opération de la mâchoire qui lui sauve la vie mais le défigure pour toujours, le laissant avec un visage asymétrique.
Renvoyé de l’école à la suite d’une grève qu’il avait provoqué contre un professeur français, il entre comme apprenti chez un relieur. En 1863, il reçoit son livret d’ouvrier et commence sa tournée de compagnonnage qui le mène, en mars 1867, au Locle dans le Jura suisse. Il y rejoint le Club allemand d’instruction des ouvriers, son premier pas dans le mouvement ouvrier. Ses contacts avec la section de La Chaux-de-Fonds de l’AIT lui font connaître le socialisme. Enthousiasmé, il commence à faire de la propagande socialiste, activité qui lui coûte bientôt son emploi. Après une année passée à Zurich, il se fixe au début de 1869 à Vienne en Autriche. Le 4 mai, il y prononce son premier discours devant une foule de six mille personnes, suivi le 30 mai par un autre devant une assemblée de dix mille à vingt mille participants. Son succès énorme chez les ouvriers lui vaut une première condamnation à trois mois de prison (finalement réduite à un mois). Le 13 décembre 1869 il prend part à une des plus grandes manifestations que Vienne a jamais vu. Pour le discours prononcé à cette occasion, il est arrêté le 2 mars 1870 et condamné, dans le premier grand procès pour haute trahison qui est fait à la social-démocratie autrichienne, à cinq ans de prison (en appel, la peine est réduite à trois ans).
Amnistié dès le 9 février 1871, il reprend ses activités d’agitateur, juste avant d’être expulsé d’Autriche en avril 1871. Il rentre en Allemagne et, en juillet 1871, à Chemnitz il abandonne pour toujours le métier de relieur et devient agitateur et journaliste socialistes professionnels. Jusqu’à sa mort, seulement interrompu par des emprisonnements, il dirigera des journaux socialistes. Avant son expulsion de Chemnitz en octobre 1873, il est, même en prison, le rédacteur de la Chemnitzer Freie Presse (Presse libre de Chemnitz, en Saxe) ; puis, de novembre 1873 à avril 1874, de la Sûddeutsche Deutsche Volksstimme (la Voix populaire sud-allemande) à Mayence ; de juillet 1876 à mai 1878 de la Berliner Freie Presse (la Presse libre de Berlin) ; et finalement de janvier 1879 jusqu’à sa mort de Freiheit (Liberté). Bien qu’élu au Reichstag, le parlement de l’Empire allemand, pour la première fois le 10 janvier 1874, ses articles et discours lui amènent toute une série de condamnations pour des délits de presse ou de lèse-majesté. Ainsi il passe le temps entre octobre 1872 et octobre 1873, entre avril 1874 et juin 1876, et de mai à décembre 1878 en prison — des vacances, comme il le dira plus tard, pour l’un des orateurs les plus populaires de la social-démocratie allemande. Il en profite pour lire et étudier, et il continue d’écrire pour la presse ouvrière — des articles, des chansons, et aussi la première version populaire du Capital de Marx [2].
Pendant tout ce temps et bien que ses condamnations semblent indiquer le contraire, Most est plutôt modéré comme socialiste ; il aime ridiculiser les autorités, rêve de la révolution future, mais ne glorifie point la violence — au contraire, après les attentats contre l’empereur Guillaume Ier, en 1878, qui finalement mèneront aux lois antisocialistes, il attaque leurs auteurs comme des débiles et des idiots. Dès 1871, il propage avant tout l’organisation syndicale des ouvriers et, au cours des conflits, il tente de prêcher la modération en ayant toujours en vue le but final qui ne peut être atteint que par l’organisation des travailleurs. En décembre 1878, à peine libéré, il est menacé de nouveau par une condamnation et, de Hambourg, il s’exile à Londres. Il y fait paraître en janvier 1879, pour le Club communiste d’instruction des ouvriers, le journal qu’il regardera plus tard comme l’œuvre la plus importante de sa vie, Freiheit.
D’abord social-démocrate et tout à fait dans la ligne du programme officiel, il est bientôt attaqué par les dirigeants du parti restés en Allemagne, avant tout parce qu’il refuse d’être contrôlé et prône une lutte énergique contre l’oppression des socialistes par l’État de Bismarck. Au cours de ces divergences, il se radicalise de plus en plus, sous l’influence extérieure du développement politique, mais aussi sous l’influence personnelle d’amis comme Andreas Scheu (en 1871 condamné avec lui à Vienne) et Édouard Vaillant. Il se dit social-révolutionnaire sous l’influence des théories de Blanqui, mais bientôt il commence aussi à s’intéresser à l’anarchisme. L’attentat contre le tsar Alexandre II par les social-révolutionnaires russes (avec lesquels il est en contact depuis 1876) l’enthousiasme et il le fête dans un article délirant de joie sur la mort de ce tyran — joie qui lui coûte cher car il est arrêté le 30 mars 1881 sur l’instigation de Bismarck et du gouvernement russe [3] et condamné en juin 1881 à seize mois de travaux forcés.
Évolution vers l’anarchisme
Libéré le 26 octobre 1882, il doit constater qu’il est impossible de reprendre la publication de Freiheit en Angleterre, et il accepte finalement une invitation du Club social-révolutionnaire de New York. Il y arrive le 18 décembre, et ne retournera plus en Europe. Son arrivée est saluée avec enthousiasme, il commence alors une agitation énergique, d’abord pour une union de toutes les forces socialistes, puis orientée de plus en plus vers l’anarchisme — au début (1883) un anarchisme collectiviste, puis un anarchisme communiste avant tout sous l’influence des articles de Kropotkine et, à partir du début des années 1890, il recommence à propager l’organisation syndicale des travailleurs et développe une forme d’anarcho-syndicalisme.
Sous l’influence blanquiste et social-révolutionnaire russe, il préconise à partir de 1881 et jusqu’à la fin des années 80 la propagande par le fait. Après avoir travaillé dans une fabrique de dynamite, il publie en 1885 (en trois éditions) son œuvre la plus notoire : Science de la Guerre révolutionnaire. Un petit guide concernant l’usage et la fabrication de la nitroglycérine, de la dynamite, de la pyroxyline, du fulminate mercurique, des bombes, etc. Mais déjà en 1886 il refuse de le faire réimprimer ; désillusionné non seulement par l’échec total de toutes ses tentatives pour organiser des attentats en Allemagne, mais aussi par les événements de Chicago en 1886. L’exécution des condamnés de Haymarket et la passivité des travailleurs américains le convainquent de s’abstenir de prôner la propagande par la violence, ou plutôt de déclarer d’une façon plus ou moins sophistiquée qu’il faut que les actes de propagande par le fait aient du succès et ne pas être contre-productifs.
Ce sont des réserves trop sophistiquées pour la plupart de ceux qui adhérent à ses idées, et qui ne les comprennent que quand il les applique à un acte réel, l’attentat commis par Alexandre Berkman en 1892 contre Frick. Sa critique de cet acte le sépare d’une grande partie du mouvement anarchiste et, bien que Berkman lui-même adopte plus tard la même attitude, Emma Goldman ne pardonnera jamais à Most [4]. Mais des divergences et la haine mutuelle ne suffisent à Most, il doit aussi subir des emprisonnements aux États-Unis à trois reprises. Il est condamné à un an de prison à chaque fois, pour des délits de presse ou pour un discours — en 1886-1887 [5], en 1891-1892, et finalement en 1902-1903 [6], Néanmoins il ne perd pas son humeur et sa verve révolutionnaire, bien que de plus en plus le ton de ses articles soit quelque peu résigné. Il meurt le 17 mars 1906 à Cincinnati, pendant une tournée d’agitation.
Révolution espagnole : Soutien et réticences |
[1] Emma Goldman, L’Épopée d’une anarchiste, Paris 1979/Bruxelles 1984, p. 10
[2] Les deux suivantes sont dues à Carlo Cafiero, l’ami de Bakounine, et à Ferdinand Domela Nieuwenhuis qui, comme Most, deviendra plus tard anarchiste...
[3] Fait que le gouvernement d’une Angleterre renommée pour sa liberté de presse n’a jamais admis.
[4] Elle le fouette même avec une cravache dans une réunion publique
[5] Condamnation qui, ironiquement, lui sauve la vie car autrement il aurait été accusé et condamné avec les martyrs de Haymarket.
[6] Pour avoir publier l’article d’un républicain allemand, édité pour la première fois cinquante années plus tôt !