Emma Goldman et la guerre civile espagnole fut longtemps l’histoire d’une grande héroïne et de la grande épopée du mouvement anarchiste. Mais, pour les anarchistes et les non-anarchistes d’aujourd’hui, Goldman et la guerre civile espagnole ont des aspects communs plus intéressants que l’héroïsme ; des aspects qui comportent également des critiques et autocritiques. Mais commençons par le début : le rôle d’Emma Goldman dans la guerre civile et la révolution espagnoles. Le 28 juin 1936, A. Berkman — torturé par la douleur d’une opération à moitié manquée, découragé — se suicide. C’était la plus dure épreuve que pouvait supporter Emma. Peu de temps après, le 19 juillet, les travailleurs de Barcelone et d’autres villes d’Espagne abattent la rébellion de l’armée contre la République et commencent aussi bien la guerre civile espagnole que la Révolution espagnole. L’Espagne ne pouvait pas consoler Emma Goldman de la perte de Berkman mais donnait un sens et un but à sa vie. Le 17 septembre, à la suite d’une invitation de l’anarcho-syndicaliste allemand Augustin Souchy, qui était actif auprès du secrétariat national de la C.N.T., elle arrive en Espagne.
En tant qu’invitée de la C.N.T. et de la F.A.I., elle visite Barcelone, la Catalogne, l’Aragon, le Levant avec Valence, les entreprises collectivisées et les collectivités agricoles, ainsi que le front de Madrid. Jusqu’au mois de décembre elle reste en Espagne. Ensuite elle se rend à Londres en tant que représentante de la C.N.T. pour plaider la cause de la C.N.T.-F.A.I. en Grande-Bretagne et pour rechercher une aide financière. Deux fois encore, de septembre à novembre 1937 et du mois d’août au mois d’octobre 1938, elle effectue plusieurs longs séjours dans différentes régions espagnoles. En décembre 1937, elle prendra la parole au sujet de l’Espagne au congrès extraordinaire de l’A.I.T. à Paris. L’espérance révolutionnaire s’est estompée. Barcelone tombe fin janvier et le 1er avril 1939 Franco est le maître du pays. Emma était âgée de 67 ans lorsque se déclara la guerre civile, elle ne connaissait pas l’espagnol et ne l’étudia pas durant ces années : sa correspondance avec la C.N.T.-F.A.I. s’effectua donc à l’aide de traducteurs.
Dans les trois grandes biographies américaines consacrées à Emma Goldman, celles de Richard Drinnon [1], de Candace Falk [2] et d’Alice Wexler [3], la guerre civile espagnole est bien sûr abordée. Mais pas en profondeur et toujours très succinctement, surtout si l’on considère combien a été importante pour elle la Révolution espagnole en comparaison de celle de Russie à laquelle elle a consacré la plus grande attention dans son livre Living my life. David Porter [4] a spécialement consacré un livre à Emma Goldman et à la Révolution espagnole, composé de citations extraites de sa correspondance et d’autres documents comportant de nombreuses informations. Parce que le contenu est organisé en fonction de thèmes, des problèmes et des opinions surgissent qui ne sont pas toujours très fondés à propos d’Emma Goldman et de l’Espagne.
La contre-révolution en marche
La biographie de J. Peirats [5], qui concerne essentiellement Emma Goldman et la guerre civile, constitue probablement la meilleure étude sur le sujet. Le plus intéressant concernant cette période se trouve dans la correspondance d’Emma Goldman avec Rudolf Rocker qui, à cette époque, vivait en exil aux États-Unis. Après la mort de Berkman, Rocker est celui avec lequel elle se sentira le plus proche dans le mouvement libertaire. Dans ses lettres, elle laisse percevoir des sentiments souvent contradictoires. On y trouve aussi des portraits très brillants, par exemple celui de Federica Montseny comme orateur ou encore celui de Mariano Vasquez à l’occasion de sa mort.
Quand Emma Goldman arrive en Espagne en 1936, elle se retrouve dans une situation dont elle a toujours rêvé : une révolution sociale en liberté, une atmosphère de véritable libération et de camaraderie, des ouvriers et des paysans qui traitent leurs propres affaires, prennent eux-mêmes des initiatives, se rendent. maîtres de la terre et des usines et qui se sont lancés avec enthousiasme dans le combat sur les terrains de la culture, de l’enseignement, de la santé et du domaine social.
Mais, en même temps, elle voit de noirs nuages apparaître et obscurcir l’horizon : l’interprétation complètement fausse des intentions des communistes et de Staline, ainsi que la mentalité des travailleurs à l’extérieur de l’Espagne ; la nonchalance avec laquelle ses camarades parlent des forces contre-révolutionnaires qui se renforcent au sein de la République ; et naturellement, même si cela n’a qu’un caractère provisoire, l’oubli de toutes les conceptions anarchistes au profit du combat commun contre le général Franco et le fascisme — même si on dit, ou si on se console en disant, que cela ne serait que provisoire... —, l’accession au gouvernement, la militarisation, l’auto-censure par rapport à la répression en Russie et même, plus tard, dans la République espagnole. A côté de cela, il faut ajouter le développement interne de la C.N.T., les changements dans les structures réelles même si, d’une façon formelle, tout reste inchangé. D’un mouvement populaire où les décisions sont prises par la base, on s’oriente de plus en plus vers un appareil dirigé par le « sommet ».
Les concessions que faisaient la C.N.T. et la F.A.I. desservaient aux yeux d’Emma Goldman le mouvement et la révolution, et n’apportaient rien de positif. La collaboration de la C.N.T.-F.A.I. avec les autres groupes politiques ne constituait pas le plus grand reproche qu’elle pouvait formuler, par rapport au refus de cette dernière de mobiliser sa force révolutionnaire et les travailleurs, d’accroître leur collaboration afin de protéger la révolution sociale.
Dans une lettre adressée à Rudolf Rocker que l’on trouve aussi chez Porter et qui est citée par Peirats, elle écrit le 3 novembre 1936 lorsque la C.N.T. et la F.A.I. entrent dans le gouvernement central : L’aspect tragique est que ces moyens, d’un bout à l’autre contraires à tout ce que nous connaissons du glorieux passé de la C.N.T., loin d’aider ; blessent nos camarades et leur travail, au-delà de toute mesure. Et ce qui est encore plus tragique c’est qu’il n’y a pas de retour aux principes premiers. Au contraire, chacun est entraîné de plus en plus profondément dans le bourbier du compromis.
Et dans cette même lettre, elle indique :
Cependant tu as raison d’avoir confiance dans le peuple espagnol et dans nos camarades. Je partage cette confiance profondément et absolument. Je la partage davantage chaque jour quand je rentre en contact avec les travailleurs dans les usines et avec les paysans dans les villages. La révolution est en sûreté avec eux parce qu’elle a ses racines dans leur cœur et dans leur esprit. Mon dernier voyage m’a remonté le moral jusqu’aux nues. C’est seulement à Barcelone que mon cœur plonge. Je ne peux pas être aveugle face aux erreurs commises par les nôtres. Et même ici, je trouve, comme toi, que nos camarades espagnols ou catalans sont une race à part.
Le déroulement ultérieur de la guerre civile renforcera aussi bien sa critique vis-à-vis des organisations libertaires que son admiration pour l’esprit des militants, des travailleurs et des paysans. Elle porte un jugement amer sur les journées de mai 1937 à Barcelone, lorsque la C.N.T.- FA.I. capitule en fait face à la contre-révolution au sein de la République. Cette dernière sera d’ailleurs rapidement victorieuse sous le gouvernement de Negrín qui renforcera le pouvoir des staliniens. En même temps, elle est très admirative lors de ses dernières visites en Espagne pour la ténacité avec laquelle les simples militants restent fidèles à leur révolution et à l’élan révolutionnaire.
Emma Goldman n’était pas la seule à porter un jugement critique sur les camarades espagnols. En réalité, le mouvement libertaire international était très divisé par rapport au problème espagnol. Des personnes comme Souchy et Max Nettlau appuyaient presque inconditionnellement la politique de la C.N.T.-F.A.I. Beaucoup d’autres tels Alexander Shapiro dans le Combat syndicaliste, Camillo Berneri (assassiné en mai 1937 par les staliniens), Vernon Richards dans Spain and the World et de nombreuses sections de l’A.I.T. (l’internationale des anarcho-syndicalistes) critiquaient le mouvement espagnol de plus en plus durement et de plus en plus publiquement. Mais Emma Goldman était habitée par des sentiments contradictoires. De plus, elle ressentait douloureusement la disparition de la camaraderie dans les rapports des uns et des autres. Dans une lettre à Rocker, après le congrès de l’A.I.T. à Paris, elle écrit le 12 décembre 1937 :
Très cher Rudolf
C’est avec le cour lourd que je t’écris cette fois. Durant les longues années passées dans notre mouvement, j’ai assisté à beaucoup de rencontres, mais je ne peux m’en rappeler aucune aussi surchargée d’antagonisme et d’amertume que le congrès de l’A.I.T. à Paris la semaine dernière. (...)
L’abîme entre les camarades espagnols et ceux des pays en-dehors de l’Espagne semble trop profond. Les premiers sont dans une maison en train de brûler, avec des flammes qui jaillissent de toute part, s’approchant d’eux de plus en plus. C’est pour cela qu’il est naturel qu’ils veuillent s’élancer à corps perdu, bien que cela puisse aussi se terminer par la mort. Les camarades des autres pays sont comparativement encore en sûreté. Ils peuvent encore raisonner sur les méthodes employées par les nôtres dans les maisons en flammes. (...)
(...) Mais les camarades, spécialement Sania (Shapiro) et ses partisans sont plus que jamais convaincus que je reviens sur tout ce que j’ai toujours défendu. Ce n’est pas la chose qui fait le plus mal. Il y a quelque chose de plus profond qui m’a laissée déchirée dans chacun de mes nerfs et chacune de mes pensées. Entre autres propositions faites par les camarades espagnols, l’une contenait que l’A.I.T. devrait appeler la Deuxième et la Troisième internationales à avoir des attitudes et actions communes contre le fascisme mondial. (..) Pour moi cela a été un coup de tonnerre dans un ciel clair car je ne m’étais jamais attendu à ce que la C.N.T. propose une idée aussi absurde. Penses-y, la Troisième Internationale qui, dans les faits, n’existe plus et que Staline a enterré sous un tas de fumier, est maintenant approchée par la C.N.T, ainsi que la Deuxième Internationale, dont tu sais aussi bien que moi quelle institution frauduleuse elle est depuis la guerre mondiale et comment elle trahirait de nouveau les travailleurs si c’était nécessaire.
(...) J’ai certainement fait de mon mieux pour aider nos camarades. Je ne veux rien d’autre que rester à leurs côtés jusqu’à la fin. Mais je devrais m’arrêter s’ils devaient réussir à s’insinuer dans ce gang criminel pourri de la Deuxième et Troisième internationales.
J’ai suggéré aux camarades espagnols une autre voie, encore que d’aucune façon conséquente ; mais pas une telle négation des principes fondamentaux que leur résolution sur le bloc avec ces organisations pernicieuses. J’ai suggéré que la C.N.T. devrait elle-même s’adresser aux travailleurs à travers les syndicats, même si elle doit le faire à travers l’American Federation of Labor et le C.I.O., ou les Trade Unions d’Angleterre. Après tout ces organisations représentent les travailleurs, même si leurs leaders sont aussi corrompus que les politiciens.
Depuis que la C.N.T. est entrée au gouvernement et a commencé ses panégyriques de Staline et de son régime, je suis troublée et en contradiction, bien qu’ayant continué le travail pour les nôtres. Je voulais expliquer et excuser ces compromis qui ont eu les résultats que je prévoyais. Les communistes au pouvoir ont fait leur œuvre de mort. Ils ont tué nos camarades en grand nombre. Ils ont rempli les prisons avec des membres de la C.N.T-F.A.I., de notre Jeunesse et de membres du P.O.U.M. Ils ont essayé de détruire certaines collectivités. S’ils n’ont pas entièrement réussi, c’est dû au fait que les communistes n’ont pas de racine dans le peuple espagnol, et que les idées et idéaux libertaires sont profondément enracinés chez les ouvriers et les paysans. Des communistes ont conduit et conduisent une campagne insidieuse en Espagne et en-dehors contre les nôtres. Des mensonges envoyés à travers toute l’Europe retentissent jusqu’au ciel. Comment ici-bas nos camarades espagnols peuvent attendre de nous, qui travaillons pour eux en dehors de l’Espagne, d’avoir de quelconques accords avec ce traitre et criminel gang jésuite de Staline, je ne peux le comprendre. Et c’est pourtant précisément ce que la C.N.T. voudrait, si leur folle proposition sur la Troisième Internationale devait être acceptée. En ce qui me concerne, je serais incapable d’accepter une telle décision, ni non plus j’en suis sûre les camarades avec qui je travaille en Angleterre, ou les camarades d’aucun autre pays. Naturellement je ne travaillerais pas contre la C.N.T.-F.A.I. Je devrais m’enterrer quelque part et garder le silence jusqu’à ce que cette terrible lutte en Espagne se termine d’une manière ou d’une autre.(...)
Je donnerais n’importe quoi, mon cher Rudolf, si je pouvais parler avec toi. Je ne t’ai jamais connu comme étant sectaire ou limité dans ta compréhension ou dans tes points de vue. Cela m’aiderait énormément pour décider de mon propre parcours si je pouvais t’avoir auprès de moi pour discuter de ces sujets. Mais vu que c’est impossible, je t’implore d’arrêter le travail que tu es en train de faire, quel qu’il soit, et de m’écrire tout de suite ce que tu penses de l’idée de la C.N.T. de s’adresser aux organisations déjà mentionnées. Peut-être cela clarifiera ma propre position. Vu que maintenant je suis affreusement dans l’obscurité, et mon esprit agonise.
Sa rupture avec la C.N.T. n’a jamais eu lieu. A l’inverse de certains opposants au sein du mouvement, Emma Goldman considérait toujours que la plupart des militants espagnols restaient conscients de ce qu’ils faisaient et, par la meme, luttaient comme elle, avec la meme ardeur. Ala fin de la guerre civile elle constatera du moins que la F.A.I. partage ses conceptions. Dans ses declarations publiques, Emma Goldman a toujours été moins critique que dans sa correspondance. Cela était aussi frustrant pour elle : dire franchement son opinion constituait un aspect essentiel de son anarchisme.
Son travail pour l’Espagne en Angleterre lui causait aussi des frustrations. Dans le monde anglo-saxon dominaient presque entièrement dans le camp des progressistes les fellow travellers
[6]. Taut ce qui pouvait être interprété comme une critique envers Staline était l’objet de la conspiration du silence ou pire. Le Labour Party, le mouvement syndical et la presse libérale partageaient la vision stalinienne des évènements en Espagne que là-bas se déroulait un combat pour la démocratie bourgeoise. Emma Goldman essaya, entre autres a l’aide de quelques bons articles envoyés aux grands journaux, de rétablir la vérité — dès son premier voyage en Espagne — mais cela ne donna pas de grands résultats. lame George Orwell ne réussit qu’avec difficulté faire publier son ouvrage maintenant réputé : Homage to Catalonia [7]. Et ainsi, toujours de la même façon, les « progressistes » s’opposèrent consciemment à Emma Goldman. Elle ne put atteindre le grand public en Angleterre mais, jusqu’au dernier moment, elle a travaille avec courage et une remarquable énergie à la defense du mouvement libertaire espagnol.
Malgré toutes les critiques, on trouve peu d’analyses concernant la Révolution espagnole chez Emma Goldman. Savoir si les révolutions ne contiennent pas toujours en elles-mêmes des éléments autoritaires, a quel degré et sous quel rapport (même sans tenir compte de la trahison des staliniens et des sociaux-démocrates) tous les idéaux et suppositions trop optimistes étaient remis en cause par la pratique révolutionnaire, n’a pas été abordé par elle. Elle n’était pas faite pour cela, elle demeurait finalement une propagandiste et une activiste. Comme telle, elle est resté fidèle à son anarchisme et elle a servi de toutes ses forces la Révolution espagnole.
A Ethel Mannin [8], son amie, elle confiait après la fin de la revolution et de la République : It’s as though you had wanted a child all your life, and at last, when you had almost given up hoping, it has been given to you —only to die soon after it was born
. (C’est comme si tu avais voulu un enfant toute ta vie et, finalement, quand tu as presque cesse d’espérer, il nait — seulement pour mourir peu de temps après la naissance
).
Trad. du neerlandais : R.F.,
trad. de I’anglais : Denis (gr. Sabaté).