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Interview de Nikolas Tchorbadieff

jeudi 20 janvier 2022, par Sylvain Boulouque (CC by-nc-sa)

— « Itinéraire » : Quand as-tu rencontré Voline pour la première fois ?

Samuel Schwartzbard.

— Nikolas Tchorbadieff : En 1924, j’ai fait sa connaissance chez mon ami Samuel Schwartzbard [1]. Voline faisait partie des premières vagues d’immigration. Il s’exprimait dans un français exceptionnel, avec un très léger accent. C’était une personnalité très cultivée et un excellent orateur. Immédiatement, il a fait une propagande extraordinaire en effectuant des conférences. Celles-ci étaient souvent contradictoires et très fréquentées. Il donnait des informations que l’on ignorait ; ses études étaient toujours très documentées. A cette époque, les communistes étaient considérés comme les seuls révolutionnaires... et ses prises de parole montraient que ce n’était pas la réalité.

— I : Quelle était la nature du différend entre Voline et Makhno ?
— N.T. : Même les grands militants ont des petitesses, cette question d’argent entre Makhno et Voline en est la preuve. Quant à moi, je refuse de trancher. Voline et Makhno se sont surtout fâchés lors du débat à propos de la Plate-forme. Les avis étaient trop divergents et les personnalités trop fortes. Contrairement à ma compagne Lea, qui a rejoint les synthésistes, je n’ai pas pris part aux débats sur l’organisation. J’étais l’ami de Voline, de Makhno et d’Archinov, et je n’ai jamais voulu choisir. Il faut dire par ailleurs que Voline a toujours défendu Makhno contre les accusations d’antisémitisme. Par exemple, il a participé à une réunion contradictoire, salle Wagram, avec Joseph Kessel, et il a prouvé que son livre Les Cœurs purs était faux... Makhno n’était pas antisémite !

Voline.

— I : As-tu eu d’autres contacts avec Voline ?
N.T. : J’étais délégué bulgare dans le Comité pour l’Espagne libre et j’ai failli le quitter car il critiquait la CNT et la FAI, alors qu’il recevait de l’argent de ces deux organisations. Je trouvais cela anormal, les Espagnols donnaient de l’argent et on les critiquait. Voline a donné sa démission. Mais, je dois signaler qu’il a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit, lors de la participation des anarchistes espagnols au gouvernement. Je lui reprochais de critiquer la CNT et la FAI, et de participer à un comité constitué par celle-ci. J’ai fait un article pour protester contre cette critique, Voline l’a accepté et l’a publié dans Terre libre... Il ne m’en a jamais tenu rigueur.

— I : As-tu vu Voline pendant la guerre ?
— N.T. : En 1940, après avoir été démobilisé [Nikolas Tchorbadieff était engagé volontaire, pour combattre les nazis], je suis arrivé à Marseille. J’ai rencontré Voline... je ne savais pas qu’il y était. Je l’ai invité à manger et il m’a raconté qu’il était recherché. Je lui est proposé de venir s’installer chez moi ; il a refusé de peur que je ne sois arrêté. Il ne voulait pas que les propriétaires et les habitants de la maison soient inquiétés : ce qui prouve son sens éthique et sa moralité élevée.

Propos recueillis par S.B.

 

Nikolas Tchorbadieff est né le 1er mars 1900 en Bulgarie. Il commence à militer au lycée, en 1916, chez les jeunes libertaires. En 1918, il participe à la création de la Fédération anarchiste bulgare. En juin 1923, lors du coup d’État, il devient clandestin et joue un rôle dans la tentative d’insurrection du 20 septembre 1923. Il quitte la Bulgarie pour Paris, où il crée le Groupe bulgare en exil, dont il est le trésorier. Son groupe édite un périodique, Bulletin, qui ne compta que deux numéros. Sa compagne, Lea Kamener (1899-1982), faisait partie du Groupe anarchiste juif. A cette époque, il travaille comme tresseur de chaussures. Menacé d’expulsion, son ami Samuel Schwartzbard intervient auprès de l’avocat Henri Torrès, qui empêche cette mesure. Il participe à la création de la Librairie internationale et à la Revue internationale anarchiste, dans laquelle il traite des questions bulgares. Typographe, adhérent de la CGT, employé par Armand Bidault de la Brochure mensuelle, Nikolas menace de se mettre en grève parce que son « patron » n’applique pas le tarif syndical.
Pendant la guerre d’Espagne, Nikolas Tchorbadieff participe à la rédaction et à la confection du bulletin Fraternité qui devait rassembler tous les Bulgares en exil dans le soutien à la République espagnole. Parallèlement, il représente les Bulgares en exil dans le Comité pour l’Espagne libre. Lors de la mobilisation, il s’inscrit comme engagé volontaire. Arrêté comme suspect, envoyé au camp du Vernet, il se trouve dans le même baraquement qu’Arthur Koestler, qui le mentionne dans La Lie de la Terre. Lorsqu’il est libéré, il rejoint son régiment. Après l’armistice, il se trouve en zone non occupée et prend part à la Résistance.
Après la Seconde Guerre mondiale, il participe aux réunions des groupes anarchistes bulgares en exil, à la rédaction du journal Notre Route, et aux brochures concernant la Bulgarie et l’histoire du mouvement libertaire de ce pays. En 1979, il est l’un des fondateurs de la revue Iztok. En 1993, Nikolas Tchorbadieff édite une brochure : Les Causes qui ont créé le socialisme. Et l’anarchisme d’aujourd’hui et de demain, destinée à la jeunesse bulgare. Il rentre en Bulgarie courant juin 1994 et meurt le 6 juillet de cette même année.

Voir en ligne : Article extrait de « Voline », revue « Itinéraire - Une vie, une pensée » n°13 [PDF]


[1Militant anarchiste juif, animateur du groupe Fraye Socialisten. Il assassina Petlioura, militant nationaliste, commandant en chef et président du directoire ukrainien, en mai 1926.