D’autres que moi auraient été mieux à même que je ne le suis de parler de Louis Louvet, car je ne l’ai connu que tardivement et fréquenté que par à-coups. Les premières fois que j’ai lu son nom, ce fut dans la revue Controverse, qui reproduisait le compte rendu des séances des Causeries populaires, et qui parut de 1927 à 1937. Ce club réunissait un public parfois turbulent ; son siège fut longtemps à Montmartre, rue du Chevalier-de-la-Barre. A cette époque, je vivais en province ; je n’avais commencé à lire la presse anarcho-pacifiste qu’en 1931-1932. Toutefois, je ne fis la connaissance de Louis Louvet qu’après la guerre, quand il vint me voir à Issoudun, accompagné de Simonne Larcher. Celle-ci, dont le vrai patronyme était Willisek, animait avec lui les Causeries populaires. Ce couple militant, que rien ne semblait pouvoir désunir, fit dans mon bureau, rideaux baissés, devant les quelques sympathisants rameutés dans la petite ville où j’étais journaliste et qui tous étaient mes amis, un exposé de la situation du mouvement libertaire en général. Je n’avais eu avec Louvet, jusque-là, que des échanges épistolaires.
Louis Louvet naquit à Paris le 7 février 1899. Lors de cette tournée en province, il travaillait dans l’imprimerie depuis longtemps déjà puisqu’il était entré au syndicat des correcteurs dès le 8 janvier 1937 ; mais ce n’était pas son premier métier : il avait d’abord été wattman. La suppression des tramways avait anéanti cette profession, et Louvet, grâce à une culture générale autodidactique, s’était reclassé dans le papier. Il milita de bonne heure et alla même en prison lors des « arrestations préventives » par quoi le Cartel des gauches tentait de désamorcer les manifestations ; une fois, il s’y trouva en compagnie de Marcel Cachin ! Son activité au service du mouvement ouvrier fut considérable. Correcteur, il fit partie pendant treize ans du comité syndical, la première fois en 1943, la dernière de 1956 à 1960. Il fut trois fois secrétaire adjoint de son syndicat et deux fois secrétaire en titre, de 1943 à 1945 et de 1958 à 1960. Il le représenta aux congrès fédéraux de Saint-Etienne en 1946, de Bordeaux en 1949 et de Lille en 1958.
Parallèlement, il anima de nombreuses publications : l’Eveil des jeunes libertaires, créé vers 1925 ; l’Anarchie, qui parut pendant cinq ans et dont le titre reprenait celui d’un journal fondé en 1905 par Albert Joseph dit Libertad (après la mort de ce dernier le 12 novembre 1908, l’Anarchie avait eu des responsables divers, parmi lesquels Maurice Vandamme dit Mauricius et Ernest Juin dit E. Armand, cela jusqu’à son interdiction en août 1914) ; la revue Controverse, mentionnée plus haut ; le mensuel Ce qu’il faut dire, titre repris du périodique publié pendant la Première Guerre mondiale par Sébastien Faure et Mauricius, et supprimé par Clemenceau en novembre 1917 ; enfin Contre-Courant, qui parut jusqu’en 1967 et dont les numéros spéciaux constituaient parfois de véritables essais, dus à différents auteurs.
En marge de ce foisonnement éditorial, Louvet militait en permanence à la Libre Pensée et multipliait la propagande orale à la tribune des meetings. Il voulut faire davantage encore et commença l’impression d’une Histoire mondiale de l’anarchie, qui en resta à son début. Cet inachèvement caractérise assez bien une bonne part de ce qu’entreprit Louis Louvet. Dépassé dès la mise en train par l’ampleur de projets trop ambitieux, il commençait souvent des choses qu’il ne finissait pas. Pour une histoire mondiale de l’anarchisme, c’était couru d’avance. En 1949, sur ce dessein démesuré Alain Sergent (de son vrai nom André Mahé) et Claude Harmel, tous deux extérieurs au mouvement anarchiste, s’étaient cassé les dents, n’ayant sorti aux éditions du Portulan qu’un tome premier demeuré sans suite, donc une ébauche malgré ses quatre cent cinquante pages. Tiré à hue et à dia par des tâches innombrables, Louvet n’avait aucune chance de faire mieux.
Là était la faille de cet homme aux grandes idées, qu’Alain Sergent qualifiait injustement de « médiocre ». Il était très brouillon. Par exemple, il possédait une énorme documentation, mais entassée sans classement dans des locaux épars. Il eut des dépôts rue de Clignancourt (18e), rue de Sévigné (dans le Marais), rue des Entrepreneurs et rue des Favorites (15e), et dans une arrière-boutique près de chez lui, rue Pierre-Leroux (7e). Pour une date à vérifier il devait courir d’une remise à l’autre et y farfouiller dans des tas de bouquins non catalogués, mêlés à son propre fonds de libraire et d’éditeur. On peut sourire de ce désordre ; malgré cela, l’œuvre était abondante, persévérante et riche ; ah ! ils ont de la chance, ceux qui peuvent se payer des « nègres », des secrétaires et des documentalistes ! Heureusement, Louvet avait pour le seconder un camarade au comportement bien modeste, un petit homme trapu à longues moustaches qui se taisait presque toujours et qui, disait-on, était un puits de connaissances et un miracle de dévouement, j’ai nommé André Maille. Il n’empêche que Louvet fut plus d’une fois victime de ses négligences ; par exemple, un de ses bailleurs, voulant reprendre un local, l’assigna sans qu’il tînt compte d’aucun avertissement, commandement ou exploit, si bien que des archives irremplaçables furent déménagées hors de sa présence et finirent je ne sais où, peut-être au pilon ou à la décharge publique.
Un « bourru » au cœur d’or
Quand je perdis mon emploi en province et vins battre le pavé parisien, Louvet était chef correcteur à l’Information, organe surtout financier disparu depuis, qui s’imprimait « chez Séguin », rue du Faubourg-Montmartre. Dans le même groupe se fabriquait l’hebdomadaire agricole la Terre nouvelle dont j’avais été à Issoudun le correspondant pour les mercuriales des marchés locaux, Faisant d’une pierre deux coups, je décrochai un reportage à faire pour ce périodique rural et renouai avec Louis Louvet au « cassetin » du canard boursier.
C’était un grand garçon à l’air tantôt bourru, tantôt moqueur, un rien sarcastique même, qui n’arrachait pas la sympathie du premier coup. Son côté volontiers revêche était une défense individualiste. Alphonse Daudet dit quelque part d’un de ses personnages : Avec son air bourru, c’était le meilleur homme du monde.
Ce portrait s’applique à Louvet. Il avait un cœur d’or et un sens efficace de la camaraderie ; seulement, ces qualités, s’il les prodiguait à quelques-uns, on sentait qu’il tenait à ne pas les dilapider. Pour ma part, j’ai à son égard, je dois à sa mémoire, une grande somme de gratitude. Il me tendit la main quand j’étais sans travail, sans logis et fort peu argenté. J’ai certes des obligations à d’autres qu’il n’y a pas lieu de nommer ici, mais c’est grâce à lui que je fis en « coup de main » mon premier service de correction chez Lang au début de décembre 1951, dans l’équipe de nuit avec Julien Toublet, qu’on nommait aussi Thersant. Grâce à lui encore que plus tard, en août 1956, licencié par une maison d’édition en faillite, je pus aller travailler quelques mois aux Nations unies, à Genève. Je me souviens avec émotion du lit pliant qu’il me prêta lors de mon arrivée à Paris en 1951, et que je trimballai dans le métro, pour aller camper, avec Suzanne ma compagne, sous la verrière — heureusement close — d’un hôtel de la rue Gambey, dans le 11e arrondissement, faute d’un meilleur gîte où dormir de jour, puisque je travaillais de nuit !
Cher Louis ! Il s’était séparé de Simonne Larcher, devenue l’égérie de Guignebert avant de terminer sa carrière — grâce à lui — comme correctrice au journal le Monde, où elle fut la première femme à être admise dans l’équipe, jusque-là fermée à son sexe ; née à Montataire (Oise) le 30 avril 1903, elle avait été deux fois membre du comité syndical, et une fois, en 1946, secrétaire adjointe de son syndicat, où elle était entrée en juillet 1925. Elle a laissé de nombreux écrits dans la presse libertaire, et un essai sur la renaissance du mouvement. Elle mourut retraitée, en province, le 10 avril 1969. Louvet partageait maintenant son ménage avec la bonne et bien aimable Fernande Vaugeois, qui tenait un atelier de couture à deux numéros de leur domicile, rue Pierre-Leroux.
Nos relations sont restées sans ombre jusqu’à la fin. Nous nous invitions à tour de rôle et nous revoyions dans les meetings et les galas. Il publia en 1958 mon essai sur Gaston Couté, la vérité et la légende, que des amis ont réédité depuis, en 1980. Quelque peu désabusé, il ne ralentissait cependant pas son action. La dernière fois que je le vis, c’était à l’hôpital ; ce coup-là, atteint d’un cancer, il avait ralenti pour de bon. Fernande Vaugeois, qui devait lui survivre quelques années, grande amie de Maurice Laisant et aussi de Gaston Levai (Piller) et de sa compagne, était au chevet de Louis Louvet. Il mourut le 15 mars 1971. Je fus empêché d’assister à ses obsèques : j’étais à celles de ma sœur.
Louis Louvet fit partie de l’association Les Amis de Voline qui publia La Révolution inconnue (NdR).