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Durruti : Le peuple en armes

samedi 10 décembre 2022, par Georges Host (CC by-nc-sa)

Pourquoi au sein d’une revue consacrée à Durruti aborder le problème de l’organisation du peuple en armes pendant la révolution espagnole, ainsi que les questions militaires auxquelles nos compagnons se sont heurtés ? Si les milices ne sont pas Durruti, Durruti est certainement l’âme de ces milices, le symbole et le représentant de ces milliers d’hommes et de femmes, ouvriers et paysans antimilitaristes combattants de la seule guerre utile, celle de la révolution sociale. Etudier l’organisation des milices, c’est aborder les problèmes de la défense armée de la révolution sociale (tout aussi bien contre ses adversaires déclarés que contre ses alliés prêts à la trahir). C’est également trouver les moyens pour que cette défense armée ne conduise pas la révolution à se militariser, donc à se détruire par elle-même. Vastes questions qui peuvent, un jour, redevenir actuelles et nous devons nous servir des expériences du passé (Espagne, de 1936 à 1939, comme Ukraine makhnoviste de 1917 à 1921) pour tenter d’y répondre.

Dans cet article, je me contenterai d’évoquer les seuls aspects militaires, rendus inéluctables par la réaction et le coup d’État, mais sans oublier que ceux-ci sont en fait indissociables des événements économiques de la révolution. En effet, le but et le moyen réel de la révolution sociale ne sont pas l’organisation armée, mais la gestion directe des entreprises par les individus. Et si la défense armée de cette transformation sociale est importante, elle n’a de sens que parce que les collectivisations et les socialisations existent. N’oublions pas que ce qui fait agir ces miliciens, c’est la conquête du pain et de la liberté.

 

Préparation ouvrière et coup d’État

Les années 30 en Espagne sont marquées par la chute de la monarchie et l’avènement de la République. La gauche au pouvoir, puis la droite, n’apporteront aux ouvriers que la mitraille et la répression : le coût de la vie et le chômage augmentent, des milliers de grèves se déclarent. On assiste à de véritables batailles entre syndicalistes et soldats (ainsi à Casas Viejas) et même, en 1934, à l’insurrection de toute une région (les Asturies). Partout, la répression est terrible, confiée souvent à la Légion étrangère et aux Maures. On tourmente les accusés ; on fusille sans jugement ; on ferme les yeux devant la persécution et les atrocités commises par les agents de l’autorité. Trois seules exécutions officielles — grande clémence ! Mais des milliers de prisonniers, des centaines de morts, de torturés, d’estropiés — exécrable cruauté. [1] Cela me fait songer à ce que nous avait répondu le camarade Paulino Malsand [2] lorsque nous lui avions demandé si un entraînement de type militaire avait préparé les militants de la CNT aux combats de la guerre civile. Avec un sourire, il nous avait affirmé qu’aucun entraînement spécifique n’existait, mais que les combats de rue, les insurrections et la prison préparaient bien les combattants.

Guerre de classe : déjà, le 10 août 1932, un premier pronunciamiento, dirigé par le général José Sanjurjo Sacanel, est rapide ment maîtrisé grâce à la grève générale. On assiste à une radicalisation de la vie sociale : les ouvriers et les paysans se tournent vers les organisations révolutionnaires ; la classe moyenne vers les partis de droite ou fascistes. La République se décompose, la gauche triomphe aux élections législatives de février 1936, sous la bannière du Frente Popular. Le 17 juillet 1936, le général Francisco Franco Bahamonde (militaire suspect, qui avait été envoyé aux Canaries) s’embarque à Ténérife à destination de Tétouan, après s’être déclaré contre le gouvernement républicain. Le 18 juillet, le « Mouvement national » est déclenché sur l’impulsion de ce général qui lance un manifeste le même jour. Le 19, un transport de troupes traverse le détroit de Gibraltar et prend pied à Algésiras.

 

Peuple de Catalogne ! Alerte ! Sois sur le pied de guerre ! Le moment d’agir est venu. Nous avons passé des mois et des mois à critiquer le fascisme, à dénoncer ses tares, à lancer des mots d’ordre afin que le peuple se soulève au moment venu contre la réaction néfaste d’Espagne qui essaiera d’imposer sa repoussante dictature. Peuple de Catalogne, ce moment est arrivé, la réaction (militaires, civils, curés et grandes banques, tous la main dans la main) a pour but l’implantation du fascisme en Espagne à l’aide d’une dictature militaire. (...) Nous, peuple de Catalogne, soyons sur le pied de guerre, prêt à agir ; que chacun occupe son poste de combat maintenant que nous sommes face à l’ennemi.
Luttons de tout notre cœur et gardons l’arme sous le bras, prêts pour le combat ! Celui qui s’abstient trahit la cause libératrice du peuple. Vive la CNT ! Vive le communisme libertaire ! Devant le fascisme, grève générale des révolutionnaires ! (Comité régional de la CNT, 19 juillet 1936 [3]. Les ouvriers révolutionnaires passent à l’attaque. Là où ils restent dans leurs maisons à attendre l’assaut de l’ennemi, comme ils l’ont fait à Séville, les généraux (nationalistes) accomplissent une boucherie horrible. Mais à Madrid, à Valence, à Barcelone, à Carthagène, à Malaga, le peuple prend l’offensive et met le siège aux casernes, érige des barricades dans les rues, occupe les points stratégiques De partout, les ouvriers accourent à l’appel de leurs syndicats ; les paysans envahissent les villes, après avoir tué les gendarmes dans leurs villages. Ils savent se procurer des armes ; ils assaillent les arsenaux, ils surprennent des patrouilles de police, ils s’emparent des cargaisons d’armes connues par le syndicat des marins ou par celui des dockers, ils les prennent à l’ennemi. [4]

La situation militaire et les forces en présence

Le coup d’État nationaliste a échoué et l’avantage appartient aux Républicains. Il (le gouvernement) était maître des riches régions du Levant, de la Catalogne, du pays basque ; il occupait la moitié de l’Andalousie et les provinces du Centre, par l’Estremadure il coupait les forces insurgées en deux. Les rebelles ne dominaient qu’au Maroc, dans l’ouest de l’Andalousie avec Séville, en Navarre, dans le Léon et la vieille Castille. L’aviation et la flotte étaient favorables au gouvernement, les organisations ouvrières purent facilement mobiliser des milliers de miliciens. [5]

On comptait, en août, 50 000 combattants de la CNT, 30 000 de l’UGT, 10 000 communistes et 5 000 poumistes (POUM, parti ouvrier d’unification marxiste). La majorité des gardes d’assaut était restée fidèle au gouvernement (environ 12 000 hommes), ainsi que quelques gardes civils, seulement 200 officiers et quelques 30 000 soldats (soit environ, au total, près de 138 000 combattants). En face, les nationalistes comptaient 15 000 officiers et sous-officiers, 38 000 soldats indigènes et légionnaires au Maroc, et près de 70 000 soldats réguliers. A cela s’ajoutaient 1 000 officiers et soldats du corps de Sureté, 1 000 officiers et 30 000 gardes de la police, d’une part, une trentaine de milliers de requetes navarrais (groupes armés de traditionalistes, organisés et entraînés pour la guerre civile au nom de Dieu, la patrie et le roi) de l’autre (au total, donc, quelques 155 000 combattants). Les troupes de chaque côté étaient donc sensiblement partagées, mais déjà on peut constater les failles que sauront exploiter les nationalistes : peu d’officiers et de cadres militaires chez les gouvernementaux, 35 000 miliciens peu expérimentés au combat militaire classique. Par ailleurs, le gouvernement ne saura pas exploiter la présence de quelques 38 000 soldats maures pour, en déclarant l’indépendance du Maroc ou en y suscitant des troubles, les éloigner du camp des nationalistes.

 

André Prudhommeaux résume ainsi les forces en présence : Les éléments de succès dont disposent les fascistes sont les suivants : abondance de matériel, rigidité draconienne de la discipline, organisation militaire complète, et terreur exercée sur la population avec l’aide des formations policières du fascisme. Ces éléments de succès se trouvent valorisés par la tactique de la guerre de position, de front continue, avec transport de forces massives vers les points où l’on peut obtenir la décision. Du côté populaire, les éléments de succès sont d’ordre absolument contraire : abondance d’hommes, initiative et agressivité passionnée des individus et des groupes, sympathie active de l’ensemble des masses travailleuses de tout le pays, arme économique de la grève et du sabotage dans les régions occupées par les fascistes. La pleine utilisation de ces forces morales et physiques, en elles-Mêmes bien supérieures à celles dont dispose l’adversaire, ne peut se réaliser que par une lutte généralisée de coups de main, d’embuscades et de guérillas s’étendant à l’ensemble du pays. [6] Au lieu de s’appuyer sur les éléments populaires et mener une guerre de harcèlement au front et dans les lignes fascistes, par crainte de la révolution sociale et afin de reconstruire la puissance de l’État, le gouvernement va tenter de combattre les militaires sur leur propre terrain. Mais avant d’envisager les erreurs et les trahisons, analysons ce que furent ces milices populaires et comment le gouvernement, aidé en cela par les communistes, finit par les museler en les militarisant.

Organisation des milices

Le 20 juillet 1936, le pouvoir est dans la rue : représenté par le peuple en armes. En Catalogne, la CNT-FAI est maîtresse de la rue. L’alternative est claire : faire la révolution (mais l’on ne connaît pas la situation exacte dans le reste de l’Espagne, ni l’aide possible au niveau international) ou comme le propose Luis Companys, président de la Généralité [7], constituer un organisme regroupant les forces démocratiques pour gérer la situation. Le 21 juillet se tient à Barcelone un plénum régional des fédérations locales de la CNT. Le plénum se décide pour la collaboration. Selon Abel Paz, diverses opinions s’y heurtèrent : celle de Garcia Oliver, partisan à outrance de la révolution et dont Durruti partageait les vues. Mais contrairement à Garcia Oliver qui se soumit à la résolution adoptée, Durruti persista en sa proposition de ne consentir aux accords que provisoirement, c’est-à-dire jusqu’à la libération de Saragosse, car celle-ci en ouvrant la route du Nord, assurerait le triomphe de la révolution. [8]

Ainsi fut constitué le Comité central des milices (composé de représentants des syndicats CNT et UGT, de la FAI, des socialistes du PSOE, de divers partis républicains et du POUM) qui s’attribua immédiatement tous les pouvoirs et commença par publier des instructions, que la population devait suivre, pour maintenir l’ordre révolutionnaire. Il se donna ensuite une structure assez souple pour que ses membres puissent prendre des initiatives et travailler avec un minimum d’entraves administratives. [9]

Plutôt que d’accepter cette collaboration dangereuse pour l’avenir de la révolution, car elle laissait subsister la Généralité et créait un Comité central des milices échappant au contrôle direct de la classe ouvrière, il eut été plus judicieux —c’est évidemment facile de le dire aujourd’hui- de suivre les analyses du groupe Nosostros (Aurelio Fernandez, Ricardo Sanz, Garcia Oliver, Buenaventura Durruti). Leur projet était, d’une part, d’impulser un organisme révolutionnaire, en s’appuyant sur une assemblée régionale où seraient représentés ouvriers, soldats, comités de défense, etc., et d’autre part de porter la révolution le plus loin possible. La seule voie de salut pour la révolution eût été de déborder les frontières et de s’internationaliser. On se mit donc à forger un large plan d’action : soulèvement du Maroc, extension de la révolte aux colonies françaises. Simultanément, provoquer l’insurrection au Portugal et, si possible, propager la révolution en France, par des conflits frontaliers. Une telle stratégie pouvait amener le gouvernement français du Front populaire à attaquer directement la révolution, acte qui susciterait une saine réaction du prolétariat français, et lui rendrait peut-être ses élans révolutionnaires. [10]

La production et l’activité redémarrent, prises en charge par les syndicats (collectivisation ou socialisation des entreprises), et la CNT décide la création de colonnes afin de libérer Saragosse. Cette mobilisation se différenciait cependant d’une mobilisation décrétée d’en haut : les volontaires discutaient entre eux de l’organisation, car il ne s’agissait pas de ressusciter l’esprit militaire ou le commandement hiérarchique. C’est ainsi que peu à peu surgira la structure que les milices ouvrières garderont jusqu’à la militarisation en 1937. L’organisation était simple : dix hommes formaient un groupe ayant à sa tête un délégué choisi librement. Dix de ces groupes formaient une centurie dont le responsable était choisi de la même façon ; cinq centuries formaient un groupement qui avait lui aussi un délégué. Les délégués des centuries et le délégué du groupement constituaient le comité de groupement. Les délégués de groupements avec le délégué général de la colonne formaient le comité de guerre de la colonne. [11]

 

Cipriano Mera, dans Guerre, exil et prison d’un anarcho-syndicaliste, précise que le délégué de colonne se mettra en rapport avec notre organisation (CNT) et avec le comité de guerre ou l’état-major, dans lequel nous avons aussi des compagnons. Le délégué de colonne organisera très sérieusement des groupes de service sanitaire et de ravitaillement tant en provisions qu’en munitions. Pour notre bien à tous, il faudra le juger inflexiblement sans prêter attention à sa charge. [12].

Comment mieux décrire l’état d’esprit régnant dans ces colonnes qu’en citant des témoignages. Durruti : Dans la lutte il (le combattant) ne peut se comporter en soldat que l’on commande mais comme un homme qui est conscient de ce qu’il fait. Je sais qu’il n’est pas facile d’obtenir un tel résultat, mais ce que l’on n’obtient pas par la raison, on ne peut non plus l’obtenir par la force. Si notre appareil militaire de la révolution doit se soutenir par la peur, il arrivera que nous n’aurons rien changé si ce n’est la couleur de la peur. C’est seulement en se libérant de la peur que la société pourra s’édifier dans la liberté. [13]

Karl Einstein (colonne Durruti) : Le soldat obéit par un sentiment de peur et d’infériorité sociale, il lutte par manque de conscience. C’est ainsi que les soldats luttèrent toujours pour les intérêts de leurs adversaires sociaux, les capitalistes. Les pauvres diables luttant aux côtés des fascistes en sont un exemple pitoyable. Le milicien lutte avant tout pour le prolétariat, il veut réaliser la victoire des classes laborieuses. Les soldats fascistes combattent, en faveur d’une minorité décadente, leurs ennemis. Le milicien, pour l’avenir de sa propre classe. Ce dernier semble donc être plus intelligent que le soldat. La Colonne Durruti est disciplinée par son idéal et non par la marche au pas de l’oie.
Partout où la colonne pénètre, la collectivisation se fait. La terre est donnée à la collectivité. De serfs des caciques, qu’ils étaient les prolétaires agricoles deviennent des hommes libres. On passe du féodalisme de la campagne au communisme libertaire. La population est ravitaillée par la colonne en nourriture et en vêtements. Celle-ci s’incorpore à la communauté villageoise pendant son séjour dans une localité.  [14].

Un « incontrôlé » de la « Colonne de fer » : Le délégué de groupe ou de centurie ne nous était pas imposé, mais il était élu par nous-mêmes, et il ne se sentait pas lieutenant ou capitaine, mais camarade. Les délégués des Comités de la Colonne ne furent jamais colonels ou généraux, mais camarades. Nous mangions ensemble, combattions ensemble, riions ou maudissions ensemble. Nous n’avons eu aucune solde pendant longtemps, et eux non plus n’eurent rien. Et puis nous avons touché dix pesetas, ils ont touché et ils touchent dix pesetas. La seule chose que nous considérons, c’est leur capacité éprouvée, et c’est pour cela que nous les choisissons ; pour autant que leur valeur était confirmée, ils furent nos délégués [15].

Et pour terminer, le témoignage de Dominique Girelli (Colonne Ascaso) que nous avons pu recueillir personnellement : Comment étaient prises les décisions ? On faisait des réunions et c’était à la majorité à main levée. Lorsque les nouvelles des autres fronts arrivaient de Barcelone, ainsi que les instructions de la CNT par des militants comme Marzocchi, on discutait entre nous... mais tout se passait bien en principe. Ce n’était pas une organisation forcée et contrôlée, c’était une organisation volontaire.

Camaraderie, fraternité, solidarité, idéalisme, volonté révolutionnaire... tels semblent être les mots pour définir le milicien. Et la discipline ? nous dirons les fanatiques de l’autoritarisme, qu’il soit prétendument révolutionnaire ou bourgeois. La discipline, donc, parlons-en ! Notre discipline doit n’avoir d’égal que la conviction en notre idéal, et que l’on ne peut justifier cet idéal en venant combattre quelques heures pour faire ce que bon nous semble tout le reste du temps. De tels comportements discréditent non seulement l’idéal, mais aussi les hommes. C’est par notre volonté que nous sommes ici et nous avons contracté un engagement avec nous-mêmes. Celui qui se retirera sans avoir accompli son devoir, c’est-à-dire remporté la victoire sur les fascistes qui stationnent derrière ces montagnes, sera traître à cet engagement [16].

Cipriano Mera

Bien sûr, cette autodiscipline n’est pas parfaite et se heurte souvent au caprice ou à l’incohérence de l’être humain, Cipriano Mera cite par exemple le cas de 40 miliciens qui, un jour, désiraient partir à Madrid sans autorisation : Nous fûmes donc obligés d’agir énergiquement pour les faire monter à leur poste de surveillance. La mort dans l’âme je dus utiliser les armes, en tirant en l’air heureusement, pour les intimider. Le compagnon Mora, qui commandait 500 hommes, se trouva dans la même situation. La discussion, l’exemple donné par les individus les plus conscients combattaient généralement ces abandons momentanés. L’autodiscipline est faillible, certes, mais nombreux furent les cas où les troupes disciplinées (par l’autorité) de gardes d’assaut ou d’éléments communistes battirent en retraite, alors que les miliciens de la CNT-FAI ou du POUM tinrent bon. L’échec de l’attaque sur Zuera doit être attribué à la défection de la division Karl Marx. Cinquante officiers de cette division et six cents soldats passèrent chez les fascistes. Par suite de ces désertions un bataillon se trouva coupé. (...) Les forces de la division Lister (communistes) flanchèrent, laissant s’ouvrir une brèche dans le cercle. Grâce à l’intervention immédiate d’un escadron de cavalerie de la 25e division (CNT), le cercle put être rétabli. Une partie des forces de la division Lister s’enfuirent jusqu’à Alcaniz et Caspe (à 60 kilomètres du front) [17]. Par ailleurs, il est à noter que la division Lister était en revanche beaucoup plus à l’aise face aux villageois et aux paysans aragonais désarmés, quand il s’agissait de détruire les collectivités agraires.

Problèmes militaires des milices

 

 

 Spontanéité révolutionnaire. Le premier problème que les milices eurent à affronter fut en fait le défaut de ses qualités : la passion et l’élan généreux amenaient quelquefois les miliciens à risquer stupidement la mort par bravoure, offrant une poitrine nue aux balles fascistes. Au début de la guerre, l’esprit révolutionnaire et la méconnaissance de la guerre de front conduisirent à des attitudes qui pouvaient être extrêmement coûteuses en vies humaines. Ce dialogue entre Cipriano Mera et un officier républicain, après une attaque désordonnée des miliciens de la FAI qui fut victorieuse mais coûta 20 à 30 blessés et 3 morts du fait de la trop grande spontanéité, illustre bien cette constatation. Pour la plupart la lutte consistait, en ces moments, à tuer des ennemis sans donner la moindre importance à la conservation des positions conquises grâce au sacrifice des compagnons. En nous voyant revenir le lieutenant-colonel Del Rosa s’écria :

— Pourquoi êtes-vous revenus en abandonnant le terrain conquis, les gars ? (...), ne vous rendez-vous pas compte que l’effort entrepris n’a servi à rien ? (..) Vous devez retenir que si les premières lignes d’hommes sont celles qui s’emparent du terrain, les secondes protègent et soutiennent. Sans elles, tous les efforts sont vains. De plus, une fois le terrain conquis, vous devez prendre la pelle et la pioche pour construire des enceintes ou empiler des pierres pour vous protéger des balles ennemies.
— (...) Nous sommes de la FAI et n’avons aucun besoin de parapets. Pour nous l’important, c’est d’aller toujours de l’avant. La réplique du lieutenant-colonel ne se fit pas attendre :
— D’accord, mais que je ne vous vois pas revenir en arrière ! Telle était notre conception de la guerre. [18]

Cette conception heureusement se modifia et, tout en conservant la foi révolutionnaire, l’expérience enseigna aux travailleurs l’« art » de la guerre. Après trois semaines, le secteur est méconnaissable et ressemble à une véritable forteresse. Des officiers russes, qui ont caché leurs galons dans leurs poches, viennent visiter nos positions. L’étonnement se lit sur leurs visages et ils ne partent qu’après nous avoir félicités. Nous sommes satisfaits, car c’est une bonne réplique à la militarisation qui depuis six mois instruit des sapeurs et officiers dans les casernes de Barcelone, Valence et Albacete. [19]

 Pénurie d’armes. Dès le début de la guerre, celle-ci se fit sentir cruellement. Les témoins sont unanimes pour souligner cet aspect des choses et les miliciens étaient littéralement obligés d’attendre qu’un des leurs ait été mis hors de combat pour avoir un fusil. A cela de nombreuses raisons : matériel usagé, munitions souvent inappropriées aux armes, nombreux dépôts d’armes et de munitions ayant été secrètement évacués avant la rébellion sur des localités estimées favorables aux nationalistes, absence de poudre pour la fabrication des cartouches, inexpérience des combattants qui abîment le matériel par une utilisation maladroite. Des usines d’armements existent sur le territoire contrôlé par les républicains, mais les ingénieurs se sont enfuis le jour de l’insurrection. Au début, la bonne volonté donnera surtout des avions qui s’élèvent mal et qui s’écrasent en atterrissant, des tanks qui ne sont que des camions hâtivement recouverts de quelques bandes de fer... Cipriano Mera relate une expérience à propos du blindage des voitures : Nous nous dirigeâmes vers les ateliers de la Comercial pour essayer des voitures blindées, cela nous semblait magnifique pour la protection de nos compagnons au combat. Nous fîmes un essai à 200 mètres avec des balles anti blindages et un fusil espagnol. Nous fûmes tout surpris de voir que le premier tir avait traversé la tôle des deux côtés. Nous fîmes une nouvelle tentative avec des balles ordinaires, cela donna le même résultat. [20]

En revanche, la situation des rebelles s’améliore journellement ; leur aviation dépasse rapidement celle des gouvernementaux. L’aide étrangère était acquise aux rebelles depuis longtemps. L’Allemagne leur avait fourni des obus, des bombes, des grenades par l’intermédiaire de certaines maisons de commerce ayant siège aux Canaries. Les marques de fabrique trouvées sur les obus en témoignent. L’Italie leur fournit des avions avec des pilotes ; pièces à conviction : les avions italiens égarés dans le Maroc français et obligés d’y atterrir. [21] Pendant ce temps, à la frontière française, des gardes mobiles d’un gouvernement de Front populaire surveillent des wagons d’armes bloqués qui sont destinés aux républicains espagnols. Ce ne fut pas hélas ! l’aide populaire en France et ailleurs, arrivant au compte-goutte et devant franchir le blocus, qui put rétablir la balance.

Mais si cette pénurie d’armes était générale dans le camp républicain, elle devint également très vite sélective. Les armes modernes fournies par l’URSS sont principalement réservées à l’armée « populaire » du gouvernement et aux troupes communistes. Si l’URSS se livre à des pressions sur le gouvernement espagnol en négociant les livraisons d’armes, de même le gouvernement et les communistes se servent des mêmes armes pour avancer leurs pions. L’aide russe a créé une sorte de psychose en faveur de la Russie et de la IIIe Internationale. Le parti communiste espagnol, parti insignifiant avant la rébellion, accuse une croissance formidable. [22] Le témoignage de George Orwell, témoin des journées de mai à Barcelone, est accablant à ce sujet : Les gardes d’assaut, eux, étaient armés de fusils russes tout flambants neufs ; en outre, chaque groupe de dix ou douze hommes avait sa mitrailleuse. Ces faits parlent d’eux-mêmes. Un gouvernement qui envoie des garçons de quinze ans sur le front avec des fusils vieux de quarante ans, et garde ses hommes les plus forts et ses armes les plus modernes à l’arrière, est manifestement plus effrayé par la révolution que par les fascistes. Là est l’explication de la faiblesse de la politique de guerre des derniers six mois, et du compromis par lequel presque certainement se terminera la guerre. [23]

 

La CNT, malgré les empêchements du gouvernement et des Communistes (qui désirent avant tout sauvegarder la dépendance des républicains par rapport aux fournitures d’armes soviétiques), put installer des usines de fabrication d’armes en Catalogne vers la moitié de l’année 1937. C’était peut-être bien tard, et elles ne purent fournir d’armes lourdes.

 Incompétence des militaires et absence de cadres militaires. Cela semble, à première vue, contradictoire et pourtant on peut constater à la fois l’incompétence de beaucoup d’officiers supérieurs, qui frise parfois la trahison pure et simple, et l’absence de sous-officiers, techniciens compétents du combat. L’incompétence de la défense républicaine s’est montrée à maints endroits. Les chefs des milices ne connaissent pas l’art de la guerre, les quelques officiers qui sont dans les rangs gouvernementaux ne sont pas capables de s’adapter à l’esprit des miliciens ; ou ils les traitent en soldats, faisant ainsi croître le mécontentement, ou ils négligent de leur enseigner la tactique de la guerre. (...) La République est défendue par des caciques et des bureaucrates qui ne savent pas trouver les moyens tactiques de la guérilla révolutionnaire et qui n’ont pas appris à faire la guerre sans armée régulière.  [24] Nous avons vu au début de cet article que peu d’officiers étaient restés fidèles à la République et parmi ceux-ci il n’y a guère de fins stratèges. Le général Baratier trouve enfantines les connaissances tactiques des gouvernementaux : On se borne à résister de front et à contre-attaquer droit devant soi, en cas d’échec. [25] De plus, l’existence de quatre commandements suprêmes (à Madrid, Valence, Barcelone et au Pays basque) ne facilitait certes pas la coordination de commandement. Face à l’unité de commandement prôné par les marxistes et les républicains, les anarchistes proposaient la « coordination de toutes les forces » : C’est pourquoi nous proposons la création d’un comité d’opérations, composé de représentants directs des colonnes et non, comme le veulent les marxistes, de représentants de chaque centrale d’organisation ; nous voulons, nous, des représentants qui connaissent bien le terrain et savent où aller. (...) Un autre point, c’est celui de la coordination de tous les fronts. Celle-ci sera réalisée par les comités constitués par deux délégués civils, un délégué militaire comme assesseur, outre la délégation du comité exécutif populaire. Ainsi, bien que chaque colonne conserve sa liberté d’action, nous arrivons à la coordination des forces, qui n’est pas la même chose que l’unité de commandement. [26]

André Prudhommeaux

En ce qui concerne l’absence de techniciens militaires, il fallut attendre que du rang sortent des ouvriers intelligents et courageux qui devinrent, avec l’expérience acquise aux combats, d’excellents cadres. C’est ce que remarquait Prudhommeaux qui s’élevait contre la militarisation des milices : Le problème est bien plutôt d’élever la technicité propre des formations miliciennes en s’inspirant des conceptions tactiques du groupe de combat et de l’école de section, en vigueur dans les principales armées européennes, et en dotant les groupes de combat du matériel approprié (arme automatique, grenade à main et à fusil, etc.). [27]

La militarisation des milices

Prenant prétexte des divers problèmes que nous venons d’aborder (approvisionnement en armes et en nourriture, formation de cadres militaires, unité de commandement, discipline, etc.), face à une avancée des troupes nationalistes en octobre 1936, le gouvernement républicain et les communistes présentèrent la militarisation des milices comme la seule solution (rétablissement de la hiérarchie de commandement et entrée en vigueur de l’ancien code militaire). En fait, c’est bien le choix stratégique de la guerre de front qui avait conduit à des résultats catastrophiques, puisque totalement inadapté aux éléments de succès du camp républicain. Tous les autres problèmes (formation, coordination, discipline...) pouvaient être résolus par des solutions d’esprit révolutionnaire et le furent en partie au sein des colonnes de la CNT.

La réalité était autre : les communistes souhaitaient consolider la révolution démocratique bourgeoise, conformément au modèle soviétique et aux souhaits stratégiques de l’URSS, et le gouvernement républicain désirait éviter la révolution sociale et reconstruire progressivement l’État bourgeois. La militarisation des milices fut un pas supplémentaire de ce programme et ne résolut pas totalement les problèmes militaires, tout en commençant à désagréger l’esprit révolutionnaire qui régnait dans les milices. Nous sentons autour de nous un vaste mouvement de boycott. Il est impossible d’obtenir des munitions et les vivres viennent avec beaucoup d’irrégularité. (...) Une commission est nommée pour enquêter et trouver les preuves du boycott possible. (...) Les résultats de l’enquête ne se font pas attendre. A Barbastro plus de 60 mitrailleuses restent inactives, à Sarignena une quarantaine, dans la contrée plus de cent. Des magasins sont pleins de cartouches et d’obus. A Barcelone, des tanks servent pour les défilés militaires et l’instruction à la caserne Karl Marx. Un essai d’entente avec Valence reste sans réponse et les articles des journaux nous dénoncent comme insoumis, agents provocateurs de désordres. [28]

Comment réagit la CNT ? Par le compromis encore une fois ; après la participation des anarchistes au gouvernement de Catalogne, ce sera l’entrée au gouvernement national de quatre anarchistes. Par volonté de ne pas rompre le front antifasciste, de ne pas provoquer selon l’expression de Durruti une autre guerre civile entre nous, la CNT accepta la militarisation, conservant pour ses colonnes le système choisi par les miliciens eux-mêmes, tout en appliquant certaines dispositions pratiques qui avaient leur bon côté et qui la mettait à l’abri du reproche d’indiscipline.

Mais petit à petit, le piège étatique se referme sur la révolution et sur la CNT, ce sera la reconstitution des anciens corps de police, l’utilisation des gardes civils et des gardes d’assaut pour maintenir l’ordre à l’arrière, les trahisons communistes sur le front, le désarmement des ouvriers révolutionnaires et parfois des miliciens, la provocation du 3 mai à Barcelone, les attaques contre les collectivisations, etc. Mais ceci est une autre histoire, celle du passage de la révolution à la contre-révolution. Et la Révolution prolétarienne du 25 février 1939 pouvait à juste titre tirer cette leçon : Ce n’est pas un hasard si la période révolutionnaire de la guerre s’achève par la victoire de Guadalajara en 1937, tandis qu’après le renversement de mai, commence la série des défaites qui va de la chute de Bilbao à celle de Barcelone. Entre-temps, la base morale de la résistance avait été sapée en substituant, sous la direction du parti communiste, la contre-révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne.

 

DURRUTI PARLE DE SA COLONNE

Je suis satisfait de ma colonne. Mes camarades sont bien équipés et, quand l’heure vient, tout fonctionne comme une bonne machine. Je ne veux pas dire par là qu’ils cessent d’être des hommes. Non, nos camarades sur le front savent pour qui et pour quoi ils luttent. Ils se sentent révolutionnaires, ils ne luttent pas pour la défense de nouvelles lois plus ou moins promises, mais pour la conquête du monde, des usines, des ateliers, des moyens de transport, de leur pain, de la culture nouvelle. Ils savent que leur vie dépend du triomphe.
Nous faisons, et ceci est mon opinion, parce que les circonstances l’exigent ainsi, la révolution et la guerre tout en même temps. Les mesures révolutionnaires ne se prennent pas uniquement à Barcelone, mais aussi depuis les lignes de feu. Dans tous les villages dont nous nous emparons nous commençons à développer la révolution. C’est le meilleur de notre guerre et quand je pense à elle, je me rends compte davantage de ma responsabilité. Depuis les premières lignes jusqu’à Barcelone, il n’y a que des combattants pour notre cause. Tous travaillent pour la guerre et la révolution.
Quelques paroles des plus importantes réclamées par l’actualité : Discipline. On parle beaucoup de cela, mais peu travaillent dans ce but. Pour moi, la discipline n’a d’autre signification que le concept que l’on a de la responsabilité. Je suis ennemi de la discipline de caserne, celle qui conduit à la brutalité, à l’horreur et à l’action mécanique. Je ne reconnais pas, non plus, cette fausse parole « Liberté » qui ne convient pas en ces moments actuels de la guerre et qui est le recours des lâches. Dans notre organisation, la CNT impose la meilleure des disciplines. Confédérés admettent et accomplissent les accords pris par les comités qui sont proposés par les camarades élus pour accepter ces charges de responsabilité. Durant la guerre, on doit se soumettre aux délégués qui ont été élus. Aucune opération ne peut-être faite d’une 4%... autre manière.
Si nous savons que nous nous affrontons avec des hésitants, alors parlons à leur conscience et à leur amour-propre. De cette manière, nous saurons faire d’eux de bons camarades.
Je suis satisfait des camarades qui me suivent. J’espère que, eux aussi, sont contents de moi. Ils ne manquent de rien. Ils ont à manger, de quoi lire, ils ont des discussions révolutionnaires. La fainéantise est absente de nos colonnes. On construit continuellement des tranchées.
Nous gagnerons la guerre, camarades !


[1Témoignage de Mme Campoamor, député radical, cité par Henri Paechter.

[2Paulino Malsand participa au mouvement insurrectionnel de janvier 1932 qui, durant plusieurs jours, fut maître d’une partie de la Catalogne et instaura le communisme libertaire dans quelques communes dont Figols et Sallent. Libéré de prison par la révolution, il participa aux combats sur le front d’Aragon, puis se consacra aux collectivités métallurgiques. En exil, il fut l’un des rares militants espagnols à rejoindre la Fédération anarchiste française. Pour en savoir plus sur ce compagnon qui fut, entre autres, secrétaire général de la FA, on peut lire les articles que le Monde libertaire lui a consacré dans ses n°382 et 383, janvier 1981.

[3Cité par Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, anthologie de l’anarchisme, édition F.M./petite collection maspéro, tome IV, p. 130.

[4Henri Paechter, Espagne 1936-1937, la guerre dévore la révolution, éditions Spartacus, p.97.

[5Henri Paechter, op. cit. p.98.

[6André Prudhommeaux, extrait de l’Espagne antifasciste n°4. reproduit dans les Cahiers de terre libre, 1937.

[7Généralité : gouvernement régional de Catalogne. Cette région avait un statut particulier en Espagne.

[8Abel Paz, Durruti, le peuple en arme, éditions de la Tête de feuilles, pp. 317-318.

[9Abel Paz, op. cit., p. 321.

[10Abel Paz, op. cit., p. 326.

[11Abel Paz, op. cit., p. 328.

[12Cipriano Mera, Guerre, exil et prison d’un anarcho-syndicaliste, ouvrage en cours de traduction pour les éditions de l’Entraide.

[13Abel Paz, op. cit., p. 330.

[14Buenaventura Durruti, brochure publiée en français par la CNT-AIT/FAI.

[15Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937, par un « incontrôlé » de la Colonne de Fer, éditions Champ libre.

[16Cipriano Mera, op. cit.

[17La conduite des troupes staliniennes et « populaires », La Révolution prolétarienne, 25 octobre 1937.

[18Cipriano Mera, op. cit.

[19 Le Réveil anarchiste, 18 décembre 1937.

[20Cipriano Mera, op. cit.

[21Henri Paetcher, op. cit

[22Pierre Robert, cité par la 25 janvier 1937.

[23George Orwell, J’ai été témoin à Barcelone, Révolution prolétarienne, 25 septembre 1937.

[24Henri Paetcher. op. cit., p. 107.

[25Général Baratier, Revue politique et parlementaire, avril 1938, cité par H. Paetcher.

[26Motion d’une réunion à Valence, présentée et approuvée par la CNT, la FAI, la Colonne de Fer, etc., citée par Daniel Guérin, op, cit., p. 165.

[27André Prudhommeaux, op. cit.

[28Cahier d’un milicien dans les rangs de la CNT- FAI, signé A.M., le Réveil anarchiste, 18 décembre 1937.