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Seconde Guerre mondiale - Le mouvement anarchiste dans la tourmente

Léo Voline entouré de résistants du Vercors (troisième en partant de la gauche)

mercredi 10 septembre 2025, par Gilberte de Puytorac (CC by-nc-sa)

Le mouvement anarchiste français ne s’enorgueillit pas de ses fusillés et de ses résistants comme beaucoup d’autres cherchant avant tout à faire oublier erreurs et compromissions. Il y eut, comme dans tous les courants de pensée et hélas dans les mêmes proportions, des réfractaires, quelques collaborateurs et surtout nombre d’attentistes...

Plutôt que du mouvement anarchiste en France, c’est « des » mouvements qu’il conviendrait de parler. Car jamais il n’y eut d’unité entre les anarchistes communistes, les anarcho-syndicalistes, les individualistes, sans oublier les groupements satellites : la Patrie humaine, les végétariens, les végétaliens et d’autres, qui n’avaient entre eux que des relations épisodiques de sympathie plus ou moins souriante. Pour dire vrai, ces divers mouvements avaient davantage en commun une certaine conception humaniste et philosophique, que des vues politiques concrètes. Les grèves de 1936 avaient éveillé chez ceux qui travaillaient un élan de solidarité active, et nombreux à l’Union anarchiste et chez les anarcho-syndicalistes furent ceux qui y participèrent et qui prirent part aux diverses actions qui y étaient liées.

De la Révolution espagnole... à Munich

Puis survint la Révolution espagnole qui porta à son maximum l’intérêt des anarchistes pour les questions purement sociales. Le mouvement espagnol était le seul à être réellement implanté dans le monde des travailleurs, nombreux à être syndiqués à la CNT, seule organisation syndicale importante avec l’UGT, à tendance socialiste. La FAI, purement anarchiste, était aussi un mouvement important. Les institutions mises en place [1] : milices populaires, collectivités, entreprises autogérées, suscitèrent un regain de dynamisme chez les anarchistes français ; certains s’engagèrent dans les milices, ou dans les Brigades internationales. Ceux qui restaient en France se consacrèrent à la propagande, à la collecte et à l’envoi d’armes légères, à l’aide aux camarades victimes soit des franquistes, soit de la Guépéou, qui s’était installée en zone républicaine et aidait les communistes dans leur tentative de s’implanter dans un pays jusque-là réfractaire à leur influence. La victoire franquiste ayant mis fin aux réalisations concrètes en Espagne, les anarchistes français se consacrèrent activement à la solidarité avec les réfugiés, notamment à travers la SIA (Solidarité internationale antifasciste). Ils retournèrent aussi à leurs discussions, alimentées il est vrai par l’expérience espagnole.

Survint Munich, qui redonna espoir aux pacifistes, espoir fallacieux mais qui éloigna pour un temps la nécessité de prises de positions actives par rapport à la politique internationale. La guerre déclarée, cette fois réalité inéluctable, amena une fracture entre les pacifistes à tout prix, les signataires du tract Paix immédiate (acte courageux, certes, mais dont on ne pouvait espérer qu’il entraînerait un vaste mouvement d’opinion) et ceux qui mesurèrent combien la nécessité de s’opposer à la menace de l’hitlérisme devait prendre le pas sur les positions théoriques et l’étude de la société idéale.

René Frémont

Les uns répondirent donc, la mort dans l’âme, à l’ordre de mobilisation, tel Frémont [2], secrétaire de l’UA, qui fut tué dès le premier mois de la guerre. Les autres désertèrent ou se réfugièrent dans l’insoumission, avec les risques que cela comportait. Un certain nombre de camarades espagnols réfugiés s’engagèrent dans l’armée française, estimant ainsi poursuivre la lutte commencée en Espagne contre le fascisme. Le mouvement anarchiste s’éparpilla donc dans la clandestinité.

La période de l’Occupation

La signature de l’armistice, qui dans un premier temps soulagea tout le monde, sembla autoriser un espoir de regroupement. Mais commencèrent à se poser de nouveaux problèmes. On échappait aux combats, mais l’hitlérisme s’installait à l’intérieur des frontières françaises, malgré l’apparente discrétion des Allemands. Pourquoi, en effet, se seraient-ils mis en avant alors que le gouvernement français prenait les mesures qui leur convenaient ! La police était faite par des Français obéissant à Vichy, certains Espagnols engagés pour la durée de la guerre furent directement livrés à l’Allemagne avec leur bataillon et se retrouvèrent à Mauthausen ou ailleurs sans savoir comment.

Même si les Allemands étaient derrière, dans un premier temps ils laissèrent à Pétain l’apparente liberté que l’on pouvait accorder à un adversaire vaincu certes, mais décidé à collaborer avec la politique du vainqueur. Certains camarades se laissèrent prendre aux apparences dans l’espoir de voir enfin terminée la guerre latente avec l’« ennemi héréditaire », l’Allemagne, et s’établir un climat plus fraternel. Certains s’engagèrent résolument dans la collaboration, estimant qu’il leur serait ainsi possible de contribuer à adoucir les rigueurs de l’Occupation. C’était refuser la réalité du fascisme qui s’installait. De par sa nature même, le mouvement anarchiste n’avait pas d’instances nationales : les groupes et les individus suivirent donc chacun leur propre pente.

L’appel du général de Gaulle ne pouvait en lui-même susciter aucun enthousiasme. Émanant d’un général, il appartenait au domaine de la guerre, que tout le monde récusait. Il eut cependant le mérite de donner naissance à un mouvement de résistance auquel purent s’associer les anarchistes confrontés à une réalité qui n’avait rien d’idéal. Les mesures anti-juives insidieuses du début, qui aboutirent aux rafles et à la déportation des juifs et des tziganes dans des camps dont on ignorait encore qu’ils étaient d’extermination ; l’institution de la milice ; la création de la LVF ; le Service du travail obligatoire, camouflé par la propagande en mesure destinée à permettre le retour des prisonniers ; rien de tout cela ne pouvait se justifier aux yeux des anarchistes.

Nombreux furent les camarades qui rejoignirent les maquis. Certains ont fait partie des « cent mille fusillés » revendiqués par le Parti communiste, dont l’action fut indéniable, mais qui n’hésita pas à s’approprier les mérites de quelques antifascistes supplémentaires pour grossir le nombre des siens. Il faut bien reconnaître qu’en dehors des maquis et de quelques groupes qui s’étaient reconstitués en zone libre, l’action des anarchistes ne put avoir aucun caractère spectaculaire à l’échelle nationale. L’action, surtout en zone occupée, prit la forme d’une résistance obscure, mais combien indispensable à la survie des hommes et de l’esprit de liberté. Le nombre des clandestins allant croissant, il fallait leur procurer un abri « sûr », assurer le passage de certains en zone libre, les munir de faux papiers, de cartes d’alimentation, pourvoir à leur subsistance, assurer le ravitaillement au marché noir (c’est-à-dire pratiquer le marché noir pour entretenir les copains sur les bénéfices !). Le mouvement retrouva là sa vocation de solidarité active, en même temps que se recréaient des liens qui devaient permettre que se reconstituent des groupes afin de reprendre une activité publique de propagande lorsque la guerre fut enfin terminée.

Gilberte de Puytorac

Les intertitres sont de la rédaction (NdR).


Interview de Léo Voline  



[1Voir Itinéraire n° 1, « Dunuti », « L’Œuvre constructive de la Révolution espagnole » par Georges Balkanski (NdR).

[2René Frémont, militant en vue de l’Union anarchiste communiste révolutionnaire (UACR), devenue en 1934 l’Union anarchiste (UA), fut administrateur du Libertaire en 1931 et gérant de ce journal d’octobre 1934 à mai 1935. En 1939, il devient secrétaire général de l’UA. Dans l’attente d’un sursaut révolutionnaire, il répond à son ordre de mobilisation et sera tué en juin 1940 (NdR).