Accueil > Editions & Publications > Itinéraire - Une vie, une pensée > Itinéraire - Une vie, une pensée n°12 : « Henry Poulaille » > Ludovic Massé
Ludovic Massé
jeudi 4 septembre 2025, par (CC by-nc-sa)
Ludovic Massé, dernier d’une famille de cinq enfants, est né en même temps que notre siècle, en janvier 1900. Son père était instituteur dans la vallée du Tech, et c’est là que l’enfant vécut jusqu’à son entrée à l’École normale de Perpignan. Il était un élève fantasque, qu’on dut traduire plusieurs fois devant le conseil de discipline, mais lors des examens il gagnait les suffrages des plus difficiles. Au régiment, le bleu (c’était un bleu rouge !) montra les mêmes dispositions de caractère, ce qui lui valut une surveillance que doivent prendre pour de la sollicitude les braves gens qui considèrent que l’armée est une grande famille. De retour à la vie civile, il fut nommé instituteur à Céret. C’est de là que, de 1930 à 1933, il envoya ses manuscrits aux éditeurs et aux revues de la capitale, où ils furent refusés tour à tour : Le Livre des bêtes familières, Fièvre au village, Lliam la truite (en collaboration avec son frère) et Versant de la douleur, devenu Le Mas des Oubells. La Grande Revue et Nouvel Age, il y a trois ans, furent les seules revues qui l’hébergèrent. Depuis, deux ou trois autres — c’est assez peu ! — tinrent à publier quelque chose de lui. On doit à ça que Massé soit resté un type neuf pour le public, ce qui est peut-être une chance. En tout cas, il n’est pas du type habituel du jeune auteur de province, et il vient dans le monde de la chose littéraire avec le même esprit d’indépendance, la même intransigeance qui le faisait « mettre dehors » à l’école et « dedans » à l’armée.
Massé s’est fait lui-même et, comme la plupart des autodidactes, en tire quelque satisfaction, mais il n’en est pas vaniteux et déclare qu’il est un peu comme ces bâtards de chiens qui, d’avoir emprunté à mille rencontres, en acquièrent avec l’âge une espèce de race à eux.
Autodidacte veut dire pour beaucoup de gens : « qui a bouffé de tout », et de fait l’on voit très bien notre jeune élève instituteur dévorer Hugo, Flaubert, Stendhal, Huysmans, Vallès et Barrès, etc. C’est plus qu’exact pour notre auteur ; non seulement il les lisait, mais il les pastichait. Il savait Jules Renard par cœur. Il était si enthousiaste d’Alphonse Daudet qu’il écrivait une réhabilitation de Delobelle dans Fromont jeune et Risler aîné ; il terminait le Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Et nous ne mentionnerons que pour mémoire les involontaires « à la manière » de Bloy et Mirbeau, Jules Renard, dont, fort heureuse-ment pour eux, pour nous et l’écrivain, il ne reste plus que quelques pages publiées dans la Grande Revue, où Massé-Jules Renard, justement, signait des petits craquetons en prose.
Ludovic Massé, écrivain catalan
Tout cela, c’était de la jeunesse. Notre chien bâtard faisait peu à peu peau neuve. Les notations littéraires firent place à l’observation de la vie de tous les jours. Il notait ce qu’il voyait, ce qu’il entendait, ce qu’il devinait, des travers des voisins, des amis, des siens. Il consignait les drames, les menus faits qui constituent la vie paysanne, tout cela un peu pour se débarrasser de toutes les influences littéraires recherchées ou subies.
Et voilà que tout à coup, de ces petits papiers qui avaient remplacé les grandes feuilles lyriques, sourdaient les multiples voix de la geste terrienne. Cela ordonné, c’était la nature, le village, ses hommes frustes qui revivaient. La première cristallisation fut Fièvre au village, où l’atmosphère était recréée encore littérairement, mais qui annonçait un tempérament puissant que Le Mas des Oubells montre mieux encore.
A propos de la fin tolstoïenne du Mas des Oubells, que des lecteurs regretteront peut-être, je rappellerai une discussion que nous avions eue entre lui, son frère et moi. Déjà, il y a trois ans, quand il parlait de son livre, il disait : Je ne sais si le tueur sera châtié ; je ne le crois pas nécessaire. Cela ne répond pas, en tout cas, chez moi, à un besoin.
Comme je lui écrivais : Il faut que votre Chouline soit vaincu et avec lui tout le village, car on pourrait craindre de le voir revenir
, Massé me répondait : Oui, demain, le Chouline peut revenir, quoique je lui aie prêté assez de lâcheté et quelque peu la peur du gendarme.
Le frère du romancier lui écrivait : Fais crever le bonhomme d’une façon ou d’une autre.
On peut voir dans le livre que notre auteur, têtu comme les mulets de la Catalogne, son pays, ne tint point compte de ces remarques. A-t-il raison, a-t-il tort ? Cela n’a point d’importance, puisque le livre est très beau et qu’il est, paraît-il, l’un de ceux que retiennent les Goncourt. Quant au Prix... nous ne croyons pas que Ludovic Massé soit une bête à concours. [1]
Un visage clair, un regard qui se pose sur les choses, comme pour les animer d’une vie placide et harmonieuse. Le sens du merveilleux, où baignent ces montagnes du Vallespir, ces forêts de chênes-lièges, ces villages dédaigneux et dignes. Une connaissance nuancée et directe du tempérament paysan, de ses goûts, de ses superstitions. Une interprétation mystérieuse qui ne trouve en définitive sa source que dans de prosaïques motifs. Certains débutent dans la littérature avec des idées personnelles, des directives, des conceptions politiques et sociales définies et systématisées. Ils apportent « quelque chose ». Ludovic Massé s’avance modestement, un livre à la main, œuvre toute chaude encore d’avoir été longuement mûrie. Il s’appuie sur le fragile étai des conceptions individualistes. Il affirme « quelqu’un ».
Œuvre du terroir, c’est sa première marque significative, encore qu’elle se défende avec bonheur du vernis quelque peu craquelé d’un régionalisme à lunettes et à pellicules. On n’y retrouve qu’avec plus de sûreté la fine et malicieuse bonhomie, le sens aigu du symétrique, la passion fougueuse de netteté qui semblent constituer l’essentiel du génie catalan.
Massé construit seul un monde qu’il voudrait unifier d’un souffle humanitaire, comme un enfant superpose les cubes de son jeu. Il s’est fait riche d’une connaissance parfaite de l’atmosphère et du milieu, de tout ce qui touche à la vie des champs et du village, aux travaux et métiers de leurs habitants, aux habitudes et sentiments qui leur sont propres, aux inquiétudes de leur état, aux passions qui les agitent, aux plaisirs qu’il leur arrive de prendre. Ils sont propriétaires, métayers ou travailleurs à la journée, artisans de l’espadrille ou du bouchon, bûcherons ou charbonniers, écorceurs de liège, vendangeurs, marchands ambulants, contrebandiers ou, simplement, vagabonds ; tous fiers épris de liberté, aimant la chasse, le jeu, le sport, les fêtes populaires, la course de taureaux.
Il nous les révèle en toute vérité et humanité et un peu comme en un portrait de lui-même avec Terre du liège, son chef-d’œuvre.
Ludovic Massé, anarchiste de tempérament, écorché vif, a gardé de ce fait même, toute la pureté de son âme.
Émile Guillaumin |
[1] Article paru dans le Peuple, 6 novembre 1933.