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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 4. De la massification à l’aliénation

mercredi 3 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

Au point de départ, le terme d’aliéné se présente avec une certaine simplicité : étymologiquement, ne signifie-t-il pas étranger à soi — soit qu’on cesse d’être soi-même, soit qu’on ne le soit pas encore [1] ? Évidemment, cette apparente simplicité dissimule des complications redoutables, dès lors surtout qu’on essaie d’insérer la notion en cause dans les séries et inter-séries sur lesquelles s’édifie le marxisme. Et même si l’on fait d’abord abstraction des difficultés propres à la théorie marxiste, il n’en reste pas moins vrai qu’une ten­tative sérieuse de construire le concept d’aliénation soulève immanqua­blement quantité de problèmes, psychologiques, sociologiques, anthro­pologiques, philosophiques. Sauf peut-être au regard d’un certain structuralisme qui « débusque » le sujet, « dissocie » la parole de l’humain, « évacue » l’homme : avatar du positivisme qui, à lui seul, mériterait une longue étude critique, que l’on pourra s’épargner, toutefois, en observant qu’il commence déjà de se perdre parmi les fantômes des modes, évanescentes et mélancoliques, de jadis et de naguère.

Pour en revenir à la notion d’aliénation, il serait relativement facile de la situer dans la perspective qui nous est familière, de la civilisation en crise. Lorsque les forces centrifuges commencent de l’em­porter sur les forces centripètes ; lorsque la « masse » ne se reconnaît plus dans ses « élites » : lorsque, devant un défi de l’histoire, une grande civilisation s’efforce de se réfugier dans un passéisme trompeur, alors un ébranlement se propage qui rend irrésistible le phénomène que Toynbee qualifie de schisme social.

Plus d’une fois, dans mon enseignement, dans mes articles, dans mes livres [2], j’ai essayé de résumer, de « typifier » le déroulement de telles crises de civilisation. Quelle que soit la nature du défi, certains facteurs interviennent qui précipitent, aggravent, appro­fondissent les déchirements de la société. En simplifiant à l’extrême, on peut dire que le déracinement généralisé contribue puissamment à ruiner la cohérence sociale, en affaiblissant, sans les remplacer, les structures traditionnelles, en suscitant l’atomisation expansive, les appétits, les ambitions, les forces et les faiblesses, propres à l’indivi­dualisme exacerbé. Toutefois, comme celui-ci est congénitalement incapable de maintenir le minimum de cohésion sans lequel il ne saurait y avoir de vie en société, toute tentative d’atomisation provoque immanquablement le choc en retour d’un quelconque collectivisme grégaire. Ainsi, l’homme séparé qu’engendre l’individualisme, et l’homme massifié produit par la réaction anti-individualiste, ne sont que les deux faces d’un même Janus, que les deux phases successives d’un même processus de décomposition : c’est précisément au cours de ce processus que l’homme commence à devenir étranger à lui-même. Certes, l’unité parfaite de l’être humain n’existe point : une zone de dispersion et d’« étrangeté » caractérise toujours les rapports du je avec le moi. Mais lorsque cette zone d’ombre s’élargit déme­surément, l’aliénation s’attaque à l’intégrité de la personne ; ce faisant, elle se révèle sans doute plus dangereuse encore que l’oppression, l’asservissement, l’esclavage même, avec lesquels on la confond habi­tuellement. L’esclave, lui, est apte à prendre conscience de sa condition, il peut, par conséquent, se dresser contre elle ; à la limite, heureu­sement « théorique », l’aliénation ruine l’humanité même de l’homme, c’est-à-dire sa capacité, son droit sacré, son pouvoir exorbitant de dire oui ou de dire non. À la limite, l’homme aliéné peut même se déclarer satisfait de son état — et c’est cette satisfaction qui est pire que l’état lui-même : plus encore que l’esclavage en tant que tel, elle est, en quelque sorte l’essence, le noyau intérieur, le néant ultime de l’esclavage.


[1Maurice Clavel, Qui est aliéné ?, Paris, Flammarion, 1970. p. 21.

[2Cf. notamment Civilisation en sursis, déjà cité, et Europe, terre décisive, Paris, La Colombe. 1959.