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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 19. La « dialectique de la mort * » (Robert Aron)

jeudi 18 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

Le moment vient où il n’est guère facile d’éluder la question décisive : qui donc est responsable de la dramatique mutation par laquelle l’anti-Système libérateur a été altéré, déformé, dénaturé, au point de dégénérer en sa propre négation, en son contraire ?

L’heure n’étant plus aux nuances, aux congratulations, aux ronds de jambe, aux clins d’œil complices, aux politesses universitaires, aux extases intellectuelles, il importe de laisser de côté tout ménagement et de justifier in fine, posément, brièvement, résolument, la terrible sentence de Proudhon, dictée par la colère, certes, mais aussi par une géniale prémonition : Marx est le ténia du socialisme  [1].

Oui, c’est bien de Karl Marx lui-même dont il s’agit, et non seulement de ses descendants, de ses épigones, de ses disciples, plus ou moins fidèles. Il est grand temps de cesser d’accabler ceux-ci pour essayer de protéger leur inspirateur et maitre, un peu comme à l’époque de Staline (ou de Mussolini, ou de Hitler, ou d’autres « pères du peuple »), l’on déplorait in petto les « excès » des exécutants subalternes, tout en soupirant, « ah, si lui, si le Chef, savait ça... »

Et que l’on se garde bien de vouloir nier le caractère essentiel de cette paralysie, en formulant des hypothèses lénifiantes, comme celle avancée par Gunnar Myrdal [2] : ... si Marx vivait aujourd’hui (...), il serait, bien sûr (!), moins dépendant vis-à-vis d’Hegel.... Hypothèse irrecevable, car, fondamentalement, au niveau de la méthodologie et de la conceptualisation intrinsèques, Marx ne serait plus Marx, mais un autre.

De même, lorsque Rubel, heureux de puiser, dans L’Idéologie allemande, une formule qu’il définit comme plus proche de l’anarchisme de Bakounine que de celui de Proudhon, et dont il prétend qu’elle n’est pas le fruit d’un moment d’irréflexion passionnelle  [3], croit y puiser un argument en faveur de sa thèse de Marx libertaire, il oublie ou il ignore que les formules les plus pertinentes, une fois entraînées dans l’implacable engrenage de l’intégration dialectique, sont réduites à l’impuissance, systématiquement disloquées, broyées, pour être finalement retournées contre leur inspiration première. Motorisée, blindée, puissamment armée, cette logique de fer ne saurait tolérer aucun manquement au dressage systématique, à la discipline de caserne, philosophique et sociétale. C’est pourquoi, n’en déplaise à Pierre Souyri et à tous ceux, ils sont légion, qui partagent encore ses illusions, il n’y a jamais eu, en rigueur de terme, et il n’y aura jamais de « marxisme révolutionnaire ».

Il y a, certes, des hommes qui se croient ou se veulent marxistes et qui sont aussi révolutionnaires qu’il est possible de l’être, mais cela est une autre histoire. Dans la mesure où le marxisme reste inséparable, en diachronie comme en synchronie, de l’hégélianisme, il ne peut être, foncièrement, intrinsèquement, que contre-révolutionnaire. Et il le prouve, à l’échelle de la planète. De la dialectique de l’enchaînement, une pente abrupte, impossible à remonter, conduit tout droit à l’enchaînement des êtres humains, des corps et des esprits, du présent et de l’avenir.

Lorsque l’on a saisi le caractère proprement infernal de cet enchaînement, comment ne pas s’indigner quand des intellectuels distingués affectent d’en disserter d’une manière « objective », d’un air détaché, d’une voix sereine comme s’il s’agissait d’un simple thème d’érudition universitaire, d’un sujet rassurant pour leçon d’agrégation — et non d’une maladie pour la mort ? Ce disant, je pense notamment à un article, consacré à un ouvrage collectif sur la dialectique, publié par un groupe de marxistes impénitents (aux Editions sociales). Ceux-ci ne font pas autre chose que ce qu’ils sont censés de faire. Mais leur commentateur, « chrétien de gauche » (si je ne m’abuse) qui ne partage pas leur foi, leur consacre quatre demi-colonnes sans articuler la moindre réserve, la moindre critique ; sauf in fine, sous la forme hypocrite de questions que l’on aimerait poser ou même (quel courage) d’objections que l’on pourrait faire (admirez ce conditionnel), pour ajouter aussitôt au bas du dernier alinéa de la quatrième demi-colonne : ce qui n’est guère possible en quelques lignes  [4].

Inconscience ou lâcheté ? Aveuglement systématique ou conformisme mandarinal ? Que faut-il donc encore pour ouvrir les yeux de ceux qui s’obstinent, contre toute évidence, à ne pas voir, qui, pour des raisons parfois basses mais parfois sympathiques, se raccrochent désespérément à des bouts de phrases de l’idole chancelante, qui veulent croire que les divisions cuirassées, lancées à travers le monde par Hegel, entraînées par Marx et conduites par ses généraux, apportent, non point l’asservissement mais un (faible) espoir de libération posthume ? En s’efforçant, par exemple, de faire du prophète barbu un précurseur de l’autogestion généralisée, Olivier Corpet, membre du comité de rédaction de la revue Autogestion et socialisme, n’a aucune chance objective de réhabiliter l’auteur du Capital, mais toutes les chances d’entraîner dans sa chute, désormais inéluctable, et le socialisme et l’autogestion. Certes, à l’appui de sa thèse Corpet exhume quelques citations bien connues, toujours les mêmes, dont il est redevable à Maximilien Rubel : mais les plus belles phrases du monde ne peuvent rien, rigoureusement rien, contre le terrible pouvoir, contre la tyrannie sans limites de l’impérialisme dialectique [5].

Ah, que n’a-t-on pas écouté, entendu, compris le grand marxiste, Karl Korsch, qui, il y a un demi-siècle, découvrait, épouvanté, derrière l’idéologie partisane surgie de l’Est, le jacobinisme irréductible de son « maître penseur », et qui finissait par être littéralement acculé, vers la fin des années 50, à cet aveu accablant :

Aujourd’hui, ce serait sacrifier à des utopies réactionnaires que de vouloir établir l’enseignement marxiste dans sa fonction de théorie de la révolution sociale.

Ecoutera-t-on, entendra-t-on, comprendra-t-on mieux, aujourd’hui, ce socialiste de gauche d’outre-Manche, rédacteur en chef du New Statesman, écrivain et journaliste « engagé », Paul Johnson, qui démissionne du Parti travailliste — si désespérément modéré, pourtant, mais néanmoins porteur des mêmes miasmes — et qui n’hésite point à crier son angoisse ? Marx prétendait avoir fondé une nouvelle « science » ; mais Paul Johnson s’aperçoit, non moins épouvanté, que son enseignement, qui ferme le débat, plutôt que de l’ouvrir, non seulement n’est point scientifique, mais tend à constituer (dans la ligne même de Hegel, — A.M.) une antiscience. Et de découvrir, avec une épouvante encore accrue, qu’une telle antiscience, assaisonnée de brutalité, devient fascisme  : fascisme de gauche (?), fascisme marxiste, peut-être, mais fascisme quand même. Comment caractériser autrement un système où la mécanique « dialectique » l’emporte sur la créativité de l’esprit, où l’on s’applique à « collectiviser » — mais, en réalité, à gouvernementaliser — la conscience : Dans un tel système (...), il n’existe pas de frontière sûre, indépassable, sur le chemin qui pourrait déboucher sur Auschwitz ou sur le Goulag.

Cette identification du « communisme » et du fascisme — dont celui-ci pâtit plus encore que celui-là, car de toutes les formes du fascisme celui de l’Est, bien que spécifique, est sans doute le plus accompli — choque encore certains esprits qui ont pourtant connu l’horreur du paradis marxiste et qui en portent parfois les stigmates dans leur chair. C’est ainsi que le poète et chanteur est-allemand, déchu de sa nationalité, Wolf Biermann, en réponse aux auteurs d’un manifeste attribué à l’opposition communiste de la R.D.A., conteste cette identification scandaleuse, tout en esquissant l’un des bilans les plus sinistres des « réalisations socialistes » d’un régime qu’il qualifie lui-même de parasitaire, de féodal, d’oppressif et de concentration­naire :

Le stalinisme et le fascisme, écrivez-vous, sont des frères jumeaux. Honecker et compagnie ne seraient que des nazis peints en rouge... Identification dont votre amère déception, pourtant justifiée, n’atténue point la confusion terminologique (...), et qui constitue, en outre, une aubaine pour d’anciens nazis parce qu’elle tend à estomper la gravité de leurs crimes.

On peut être supris par cette manière d’aborder — ou de sabor­der — le problème, mais on risque d’être beaucoup plus surpris encore en écoutant la suite :

... Oui, cent soixante mille communistes ont été liquidés par Hitler et deux millions par Staline. Les hommes de main d’Hitler ont assassiné cinq des onze membres du bureau de Thaelmann, Staline se chargeant des six autres ... Tout cela est vrai. Aux six millions de victimes juives du nazisme correspondent au bas mot vingt millions d’innocents citoyens soviétiques massacrés par Staline, sans même comp­ter les victimes des affrontements militaires....

Une conclusion, irréfutable, implacable, paraît s’imposer ; elle semble toute proche, elle est presque là, on la pressent au détour de la phrase — mais c’est une conclusion contraire qui surgit ino­pinément :

... Eh bien, non ! Le fascisme n’est qu’une dictature bourgeoise, défendant contre le pauvre le mode de production capitaliste. Le stalinisme, au contraire, a été, est encore une révolution socialiste infectée par la syphilis bureaucratique.

Ainsi, Auschwitz reflèterait le mode de production capitaliste, contraire aux intérêts du pauvre, tandis que le Goulag, lui, bien que maladie honteuse et déviation regrettable, ne serait, sur le corps social transfiguré par la révolution, que l’affreuse vérole, à soigner dès que possible. Mais pourquoi cette discrimination ? Parce que l’État fasciste, si dire se peut, n’est encore totalitaire... qu’à moitié. Il ne va pas jusqu’au bout de sa logique ; il a beau continuer, sur un rythme accéléré, le processus d’expropriation inexorable amorcé par le capi­talisme « privé », il n’en est pas moins suspect de freiner le mou­vement, voire de s’arrêter en chemin. On dirait qu’il n’ose pas tout étatiser, pas encore... Il reste prisonnier du passé, il est donc de droite. Le fascisme rouge, lui, est de gauche, il est pour le pauvre, et c’est pourquoi il n’hésite point à exproprier tout le monde au profit exclusif de l’État. Faut-il admettre que c’est parce qu’il symbo­lise ce « radicalisme » là que le Goulag devient le symbole du socia­lisme, statut privilégié auquel Auschwitz ne saurait prétendre ? C’est l’étatisation totale des moyens de production qui fait la différence : le socialisme n’est-il pas devenu synonyme de l’expropriation des expropriateurs ?

Il faudra bien revenir plus loin sur la fascination exercée, par la mythologie de La Propriété, sur toute une famille d’esprits, millé­naristes, messianiques, utopistes. En attendant, il convient de recon­naître que cette sinistre et sanglante comptabilité, cette monstrueuse « dialectique » d’Auschwitz et du Goulag n’eût pu naître ailleurs que dans le creuset où s’est opérée la diabolique réduction du socialisme à la « collectivisation des moyens de production » : trahison inex­piable et fatidique dont Marx n’est sans doute pas tout à fait, ni sur­tout seul, responsable, mais qui, sans son génie, n’aurait pu véroler jusqu’au tréfonds le jeune corps robuste et sain du socialisme naissant. Et c’est pourquoi, nous avons, non seulement le droit, mais le devoir de proclamer sans ambages, au risque de peiner certains de nos amis :

... Oui : le Goulag est déjà dans Marx.

Ce verdict irrécusable, Bernard-Henri Lévy l’écarte d’un geste nonchalant : ... Mon anti-marxisme (attention aux guillemets, — A.M.) n’a rien à voir avec celui des érudits et des notaires de droite (très bien, mais qu’en est-il des agrégés et des notaires de gauche ?, — A.M.) ... Je me fiche de savoir si oui ou non le Goulag est contenu dans les Grundrisse. Il s’agit, je crois, d’une coquetterie d’intellectuel : à vingt ou trente lignes de distance, l’élé­gant Bernard-Henri n’a-t-il pas désigné lui-même, sans complaisance, cette moitié de l’humanité qui, peu ou prou, vit sous sa loi. Sous la loi de Marx qui a transformé tant de pays en Archipels. Si notre aimable contestataire était un « dissident », c’est-à-dire s’il faisait partie de cette moitié de l’humanité dont il parle, il ne se ficherait pas de savoir si oui ou non le Goulag, dont l’ombre livide envelopperait ses manuscrits clandestins, est déjà contenu en germe dans les Grundrisse ou dans le Capital.

Face à une telle attitude, je préfère maintenir fermement notre verdict : ... Oui, mille fois oui, le Goulag est déjà dans Marx. Et il suffit de lire la lettre bouleversante de Pierre-Joseph Proudhon à Charles Marx, qui devait mettre fin aux rapports établis, au début des années 40 du siècle dernier, entre les deux hommes, pour s’aper­cevoir que le génie prophétique du père du fédéralisme lui avait permis de déceler les premiers linéaments du Goulag en construction, non seulement avant les Grundrisse mais aussi avant le Manifeste communiste [6]. Discernement prodigieux qui ne trouve, toutefois, sa justification complémentaire que dans la prise en considération de la théorie marxienne de la propriété.


* Cf. Robert Aron et Alexandre Marc, Les principes du fédéralisme, Paris, Ed. du Portulan, 1947.


[1Carnet, de P-J. Proudhon, 23 sep. 1847, Ed. Marcel Rivière.

[2Dans un livre publié au moment où ce texte était déjà terminé, de sorte que je n’ai pu en tenir compte comme je l’eusse voulu : Gunnar Myrdal, Procès de la croissance, Paris, Coll. Economies d’aujourd’hui, P.U.F., 1978.

[3Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, op. cit., p. 55.

[4Il s’agit de Jean Lacroix. Hélas ! Je n’ai jamais eu de chance avec ce spécialiste universitaire du personnalisme qui devrait pourtant avoir tant de titres à notre reconnaissance... Pourquoi faut-il que son récent article sur la dialectique fasse surgir des souvenirs contradictoires — Jean Lacroix, au début des années 30, défendant la démocratie parlementaire contre les légitimes colères de Péguy ; — Jean Lacroix, en 1942. exaltant les ambigüités initiales d’Uriage contre les exigences de la Résistance, pure et dure ; — Jean Lacroix, après la Libération, pronant (toujours devant moi) l’adhésion au « Front national » ; — Jean Lacroix... Mais il vaut mieux en rester là : si j’avais le génie de Péguy, je serais peut-etre tenté de rédiger Un nouveau théologien suite.

[5Cf. Le Nouvel Observateur, n° 669, 5-11 septembre 1977.

[6Lettre éditée dans Philosophie de la misère, Misère de la philosophie, t. III, p. 325, op. cit.