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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 8. Un sourire de commisération

dimanche 7 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

Il convient de revenir à cette composante de la conception marxienne du prolétariat qui s’appelle plus-value. Même si ce concept a été utilisé par Proudhon, l’esprit de système dont Marx, en disciple camouflé mais fidèle de Hegel, a toujours usé et abusé, l’a transformé en un véritable mythe dont tout esprit lucide pourrait et devrait, aujourd’hui, reconnaître le mal-fondé. Je serais tenté de lui appliquer la formule par laquelle Louis Althusser, après de subtiles contorsions acrobatiques, prétend définir l’histoire de la philosophie : une histoire du déplacement de la répétition indéfinie d’une trace nulle, dont les effets sont réels  [1]. Ce jeu d’ombres ou plutôt d’absences — absence d’histoire, absence de déplacement, absence de traces ! — fait penser à ce qu’un autre commentateur, moins complaisant, dit du caractère évanescent de la conception marxiste du prolétariat, évanescence qui n’est pas sans faire songer au circuit par lequel la plus-value, dans les analyses du Capital, s’absente et resurgit, sous une autre forme, aux deux moments d’affleurement que sont, successivement, le marché du travail et le marché de la marchandise. Il s’ensuit un jeu « dia­lectique » dont la virtuosité risque de rendre jaloux Louis Althusser lui-même : la plus-value est l’absente-présente du contrat de travail, au début du processus, celle qui, par-derrière, rend le compte inique et onéreux ; elle est l’absente-présente qui vient, au bout du compte, grossir le profit mesurable par rapport au prix de vente : on ne la voit jamais, et c’est elle qui pourtant commande et structure tout le jeu  [2] .

Pour situer rationnellement cette absente-présente, ne faudrait-il pas élaborer une axiologie ? Comme déjà dit, il n’y a de plus-value que par rapport à la valeur, et il n’y a de valeur économique (?) qu’en fonction de toutes sortes et de toutes espèces de valeurs : esthé­tiques, spirituelles, sociales, écologiques. Quel est leur mode d’être ? — Question des plus difficiles, dressée à l’horizon de la philosophie. D’autant plus difficile que, de quelques manières, elle n’est pas sans recouper, sans postuler ou sans commander une autre question, plus vaste, celle concernant le mode d’être englobant des concepts, des significations, des idées, des essences, des formes.

Il n’est pas dans mes intentions de m’engager dans cette voie, la seule pourtant qui permettrait d’exorciser définitivement la notion libérale et marxiste de la valeur. Pour commencer, il faudrait peut-être établir que les valeurs en général ne sont que « traces », « résidus », cristallisations « après coup » : ou, au mieux, projections formant repères, des valorisations, déjà mentionnées dans la courte introduction métho­dologique : celles-ci ne s’effectuent (au sens fort) qu’au fil des accom­plissements qui comme dirait Proudhon, unissent la pensée à l’action et l’action à la pensée. Mais toute valorisation se dévoile aussi — à l’instar, du reste, de tout concept, de toute idée et, surtout de toute idée-force — comme une tentative de participation. Ainsi s’établit un rapport dialectique, singulièrement complexe, non seulement entre les essences (ou valeurs, peu importe) et leur effectuation, mais aussi entre la participation et la praxis, entre l’être qui est et l’être qui se crée. En dehors de cette union dialectique, toujours précaire et menacée, les valorisations risquent constamment de se dévaluer en valeurs conso­lidées, stabilisées, rigides, qui, elles, menacent de dégénérer en choses. Encore faut-il prendre garde de ne pas réduire, pour ainsi dire sans même y penser, la dialectique à l’une de ses interprétations courantes, aussi communes que triviales, qui la simplifient à l’excès.

Ce disant, je soulève un problème redoutable qu’il n’est pas possible de traiter ici dans son ensemble [3]. Qu’il suffise, pour le moment, de dénoncer l’une au moins des tentatives d’interprétation simplifi­catrices, celle dont la pente débouche sur cet échange pauvre qui suppose deux joueurs d’échecs assez infantiles pour rechercher simplement dans une perspective bipolaire, binaire, univoque et unilinéaire à échanger leur position respective, selon la forme la plus pauvre de la négativité, la contradiction... Dialectique du demeuré qui ignore tristement les développements de la science contemporaine et de l’épistémologie qui l’escorte, où un réseau formel rigoureux d’une infinie richesse déploie l’ensemble fécond de ses multipolarités, de ses multidimensionnalités dans toutes les directions de l’espace. Compte tenu de cet approfondissement du concept de dialectique, on ne peut avoir qu’un sourire de commisération pour ce cas pauvre, plat et infiniment faible sur le plan critique, dont la fascination continue de s’exercer dans les milieux hégélo-marxistes, et même au-delà : pour parler le langage de Foucault, il s’est produit un rema­niement dans le champ du savoir qui signale par ses productions nouvelles que le texte de Marx appartient à une épistémè périmée  [4] .


[1Lénine et la philosophie, Paris, François Maspero, 1969, p. 54.

[2Jean-Marie Benoist, Marx est mort, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 225. A l’époque, où je lisais attentivement ses écrits, l’auteur n’avait pas encore choisi la voie politique que l’on sait.

[3Après Dialectique du déchainement et De la méthodologie de la dialectique, j’espère, dans L’Homme debout, continuer cette entreprise ambitieuse. En attendant, je tiens à recommander la lecture d’un ouvrage, difficile, altier mais fort suggestif, d’Henri Mougis, Heidegger et la Critique de la notion de valeur, La Haye, Nijhoff, 1976, ouvrage honoré d’une lettre-préface marquante de Manin Heidegger lui-même.

[4Jean-Marie Benoist, op. cit., pp. 240-41. Ne pas confondre Jean-Marie Benoist et un des théoriciens de la « nouvelle (extrême) droite » : Alain de Benoist (N.E.).