Accueil > Editions & Publications > Volonté anarchiste > 27 - Karl Marx ou la perversion du socialisme - Alexandre Marc > Karl Marx ou la perversion du socialisme - 5. Prolétarisation des classes

Karl Marx ou la perversion du socialisme - 5. Prolétarisation des classes

jeudi 4 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

En passant de l’individualisme disruptif au règne des masses, en subissant la forme la plus achevée, la plus « accomplie » de ce règne, celle par laquelle l’être massifié se laisse progressivement prolé­tariser, l’homme devient de plus en plus aliéné, au double sens du terme. Dans une perspective ainsi tracée, il est a priori improbable que le processus d’aliénation atteigne exclusivement tel ou tel groupe social, et en épargne complètement d’autres. La thèse contraire n’est généralement soutenue qu’à partir d’une confusion initiale, le plus souvent inconsciente, entre aliénation et « exploitation », ou des confusions semblables, pas toujours innocentes.

En ce qui me concerne, je ne me sens nullement gêné de constater que l’aliénation puisse frapper d’autres « classes » que celle constituée par des ouvriers manuels [1] ; je n’eusse été embarrassé réellement que si j’avais eu, dans cet ordre d’idées, à expliquer et justifier un quelconque privilège négatif réservé au mythe ouvriériste. Lorsque l’on prétend que le marxisme devrait admettre, montrer, postuler (...) que l’aliénation prolétarienne a gagné le reste du corps social, et donc que tout le monde est aujourd’hui aliéné, même les élites conser­vatrices, même les maîtres, je ne vois rien à y redire. Mais lorsque l’on s’empresse d’ajouter : ceci est absurde, et inutile, et même nuisible au combat  [2], je refuse de céder ou de faire sem­blant de céder, aux prestiges de la logomachie marxiste. Nuisible au combat ? De quel combat s’agit-il ? En tout cas, cela mérite réflexion. Inutile ? Absurde ? — certainement pas.

Dès les années 30, la menace de l’aliénation me paraissait planer au-dessus des frontières des classes, telles que Karl Marx s’était efforcé de les définir, d’une manière quelque peu rigide. Une décennie plus tard, mes idées s’étant précisées, j’écrivais : L’évolution des États-nations (...) en est arrivée à un stade que Proudhon avait prévu. Il apparaît désormais clairement que toutes les classes productrices et créatrices sont menacées par un seul et même danger, qu’elles trouvent toutes devant elles, leur barrant le chemin de l’avenir, un seul et même ennemi : le spectre de la prolétarisation. Et un peu plus loin : ... La coopération révolutionnaire des classes ne doit rien à de misé­rables considérations politiciennes (...) ; elle n’est que (...) le couron­nement logique (...) de la lutte des classes elle-même. Le schéma primitif (...) : celui de l’ouvrier manuel luttant contre son patron, n’était pas faux, certes, mais (...) simpliste  [3] : au-delà d’une cer­taine limite, ce qu’on pouvait considérer comme sa valeur conven­tionnelle, son sens approximatif, était condamné à devenir aberrant et stérile.

À la fin des années 50, fidèle à cette perspective révolutionnaire, je continuais d’avancer dans la même voie : ... Les composantes de la condition prolétarienne (...) esquissent (...) une tentative, insi­dieuse, ou brutale, de déshumanisation. On retrouve ainsi l’idée marxiste d’aliénation, mais considérablement enrichie, devenue plus complexe par la confrontation avec la complexité du réel ; dans la société contemporaine, la déshumanisation n’atteint pas seulement l’ouvrier manuel, mais aussi, peu ou prou, toutes les classes de la société. (...) Le marxisme, lui aussi, admettait (cette) généralisation (...) ; mais sa monomanie, (...) sa manie du monisme, commandée par la survivance d’une dialectique de type idéaliste, l’incitait à se placer dans la perspective de la réduction de toutes les classes à une seule (...) La réalité s’est révélée plus complexe ; les différentes classes ne se laissent pas réduire à une seule (...), elles n’en sont pas moins atteintes (...) par le double phénomène prolétarien : déracinement et massifi­cation  [4]. A la faveur de ce phénomène qui caractérise de plus en plus et de mieux en mieux le monde contemporain en passe de planétarisation accélérée, l’aliénation ne cesse d’étendre ses ravages.

Tout en forçant peut-être l’apparente rigueur de son argumen­tation, le commentateur déjà cité [5] n’a sans doute pas tort d’ob­server que le marxisme est acculé de la sorte à une concession suici­daire : L’aliénation ou la réaliénation récente du prolétariat n’était qu’un cas particulier de l’aliénation générale ; et dès lors la notion même de classe se perd, se dilue, se noie...  [6].


[1Cf. mon Avènement de la France ouvrière, Paris-Porrentruy, Aux portes de France, 1945.

[2Maurice Clavel, op. cit., p. 31.

[3Avènement de la France ouvrière, op. cit., chap. XXI : « Fédéralisme intégral », paragr. 76 : « Un seul ennemi : Prolétarisation ».

[4Europe, terre décisive, deuxième partie : « Le Vrai problème : sauver le monde de la massification », paragr. 16 : « Prolétarisation généralisée », texte publié en 1959.

[5Maurice Clavel.

[6Raymond Aron, op. cit.