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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 13. Encore le prolétaire marxiste

vendredi 12 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

Qu’il me soit permis de rappeler [1] quelques éléments du problème. Si l’on s’interroge sur le sens étymologique du mot prolétaire (pro et alare), on remonte à la conception romaine : prolétaire, celui qui ne possède rien d’autre — qui n’a donc pas autre chose à donner à la société — que ses enfants.

Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, cette notion vague évolue vers un concept plus moderne : class of wage-workers dependent for support on daily or casual employment. La notion primitive devait du reste être progressivement enrichie par Saint-Simon, et par ses disciples, par Sismondi, par les socialistes français ; mais sa fortune extraordinaire est due, sans conteste, à sa popularisation par le marxisme.

Karl Marx découvre le prolétariat, ne l’oublions pas, au travers de l’expérience industrielle de Friedrich Engels et notamment de son étude sur la Situation des classes laborieuses en Angleterre. Point de départ concret ou, pour mieux dire, factuel. Il s’agit encore d’une nébuleuse, en voie de formation lente depuis le XVe siècle, mais dont se dégage, sous les yeux d’Engels, un type de travailleur déterminé ; l’ouvrier manuel, attaché à la machine primitive de l’ère paléo-technique, honteusement exploité dans les manufactures urbaines du XIXe siècle naissant.

Que Marx ait choisi ce « cas », cette donnée socio-historique, comme point de départ de sa réflexion, ne paraît point critiquable : ce qui l’est, en revanche, comme j’ai souvent essayé de le montrer, c’est l’insigne maladresse que montre cet homme, doué pourtant d’une intelligence hors pair, lorsqu’il s’agit de passer de la description à l’abstraction et, ensuite, à la théorie. Il est permis d’imputer cette maladresse à une hypothèque, déjà mentionnée, qu’il n’est jamais parvenu à purger, quoi qu’il en dise, celle que fait peser sur ses épaules le puissant idéalisme hégélien. Ce n’est pas sans raison que le fidèle Rubel lui-même reconnaît que Marx part du Contrat social de Rousseau, théoricien du citoyen et précurseur de Hegel  [2]. De Jean-Jacques au plus impérialiste des philosophes : quel aveu !

Louis Althusser a beau soutenir (dans Pour Marx) que les structures fondamentales de la dialectique hégélienne possèdent chez Marx (dans la mesure où il les reprend, ce qui n’est pas toujours le cas) une structure différente de celle qu’elles possèdent chez Hegel, je persiste à croire qu’une lecture attentive de l’auteur du Capital suffit à condamner cette thèse qui, du reste, n’est nouvelle que dans sa formulation. Certes, personne ne le nie, Marx s’est appliqué à changer, d’une manière appréciable, le contenu charrié par le flux dialectique déclenché par Hegel ; mais il en a jusqu’au bout respecté la structure — et c’est cela qui compte. Sous des appellations différentes, c’est toujours la même logique d’enchaînement qui continue, inexorablement, d’ordonner, d’articuler, de structurer la pensée marxienne : elle a beau se proclamer matérialiste, c’est le subtil poison idéaliste qui ne cesse d’infecter toutes ses cellules et ses fonctions.

État de choses dont on peut se demander s’il est conciliable avec le scientisme positiviste : en effet, J. -M. Benoît n’a sans doute pas tort, par ailleurs, d’opposer à la thèse de la « coupure », la constatation que le type de scientificité que nous propose le marxisme n’est autre chose que la science tributaire de l’idéologie positiviste du XIXe siècle, ontique et chosiste ; mais ce qu’il y a de dramatique dans le destin du marxisme, c’est que son positivisme scientiste, particulièrement cultivé par Engels, non seulement n’aide pas à neutraliser le terrible poison idéaliste, mais au contraire, par le fait même qu’il se combine étrangement avec lui, en potentialise les effets nocifs — un peu comme le type factuel de travailleur manuel (mais qui, lui, ne saurait être contesté) est appelé à se combiner, non moins étrangement, avec la notion abstruse de plus-value.


[1Cf. Mes articles de L’Europe en formation : « De la révolte à la révolution », n°100, juillet 1968 ; « La Dérive réformiste » n°121, avril 1970 ; « Le réformisme européen à l’épreuve », n°80, novembre 1966 ; « Le réformisme uni­versitaire à l’épreuve », n° 84, mars 1967 ; « La Révolte, pour quoi faire ? », n° 100, juillet 1968, etc.. Et plus spécialement Civilisation en sursis, les deux premières parties (I « Réalités prolétariennes et approximations marxistes », II : « Le prolétariat tel qu’il est ») et aussi Europe, Terre décisive, pp. 48 à 51.

[2Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 1974, p. 51. Bien que composé d’articles, cet ouvrage est à lire attentivement.