Madrid, 29 juillet 1963 : à cinq heures de l’après-midi, une bombe explose dans les locaux de la DGS (Dirección General de Seguridad), le siège des services répressifs du régime, causant une vingtaine de blessés parmi les personnes présentes à la section des passe-ports [1]. Quelques heures plus tard, une autre bombe explose, cette fois-ci au siège du syndicat « vertical » franquiste. Alors que le régime établi sur des dizaines de milliers de morts se flatte d’en avoir fini avec ses opposants et qu’il s’apprête à lancer la campagne des « 25 années de paix », ceux-ci viennent de frapper, coup sur coup, et au cœur même de la Bête.
Les soupçons s’orientent aussitôt vers le mouvement anarchiste, qui tente de réactiver l’opposition armée au régime malgré la dure répression dont il a été victime, et en dépit du découragement qui, au fil des ans, a gagné nombre de ses militants. Les choses ne traînent pas : deux jours après les faits, la presse annonce l’arrestation des auteurs présumés des attentats, Francisco Granado et Joaquin Delgado, liés tous deux au mouvement libertaire espagnol.
Le régime, qui est encore sous le coup de la campagne menée à l’étranger contre l’exécution, en avril de la même année, du communiste Juliàn Grimau, va conduire l’affaire au pas de charge, en coupant l’herbe sous le pied de tous ceux qui seraient tentés de lancer une campagne du même genre. Qu’importent donc les communiqués de la CNT certifiant que les deux hommes sont étrangers aux faits qui leur sont reprochés, et qu’importe l’incapacité des autorités à prouver leur responsabilité dans les attentats du 29 juillet. Après une enquête menée tambour battant et un procès sumarísimo instruit par le Conseil de guerre, ils sont condamnés à la peine capitale le 13 août. Le 17, après que le très-catholique Caudillo eut refusé — une fois de plus — la grâce qu’on lui demandait, Granado et Delgado sont livrés aux bourreaux et exécutés par le procédé du garrote vil.
Il faudra de longues années pour qu’enfin la preuve soit faite que les deux suppliciés étaient morts pour un acte qu’ils n’avaient pas commis. Il y eut d’abord le documentaire de Lala Gomà et Xavier Muntanyà, Granado et Delgado, un crime légal [2], où apparurent à visage découvert les auteurs des attentats. Deux ans après, c’est le journaliste Carlos Fonseca qui se penchait à son tour sur ces événements dans un livre, Garrote vil para dos inocentes, où il démontait le terrible engrenage qui mena deux innocents à la mort, frappés par un pouvoir qui, malgré les apparences, n’avait guère changé depuis 1939. C’est de ce livre dont les éditions de la CNT ont publié cet été 2003 une version française, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’exécution des deux militants libertaires [3].
L’Espagne de 1963
Cette Espagne de 1963, où règne toujours sans partage le même Caudillo vieillissant, elle n’est plus, pourtant, celle qui sortait alors de l’effroyable bain de sang où la plongea l’initiative prise par les militaires et les fascistes les 17 et 18 juillet 1936. Oublieuses des appuis trouvés par ceux-ci auprès de Hitler et Mussolini, les puissances démocratiques ont admis le pays dans les principales organisations de l’ONU. Vers la fin des années 50, les experts de l’OCDE parviennent à convaincre le gouvernement espagnol d’en finir avec l’autarcie instaurée dès la fin de la guerre civile et son dirigisme économique. Commencée en 1957, cette nouvelle politique culmine en 1959 avec le Plan dit de stabilisation, à la réalisation duquel veille un groupe de technocrates liés à l’Opus Dei.
La médecine libérale administrée alors à une économie sous perfusion aurait produit sans doute les mêmes effets que les politiques-électrochocs inspirées par les Diafoirus du FMI induisent aujourd’hui sur les pays « émergents » si l’Espagne n’avait profité du cycle d’expansion dont bénéficient alors les économies du monde occidental. Sans cela, elle n’aurait pas pu exporter le chômage massif causé par le Plan de stabilisation, et elle n’aurait pas tiré profit non plus de la venue de millions de touristes — ils sont 9 millions, dont 3,5 millions de Français, à visiter le pays en 1963 — , qui apportèrent à l’économie espagnole les devises dont elle avait le plus grand besoin.
Réunification de la CNT et création de Defensa Interior
C’est parce qu’ils ont bien compris l’importance du tourisme de masse pour la survie du régime que les libertaires veulent créer un climat qui dissuade les touristes de venir dépenser leurs économies au soleil d’Espagne. En 1963, le Mouvement libertaire espagnol — qui regroupe la CNT, la FAI et la FIJL [4] — vient de refermer les blessures ouverte en son sein entre un secteur dit « politique », partisan d’une collaboration avec les secteurs antifranquistes, et la tendance dite « apolitique », qui souhaite retourner aux sources de la plus pure tradition anarcho-syndicaliste. Après la réunification ratifiée par le congrès de Limoges fin 1960, le MLE s’essaie à relancer un combat armé qui n’était plus assuré depuis quelques années que par des groupes et des individualités agissant hors de tout contrôle, à l’instar du mythique Francisco Sabaté, dit « El Quico », tué par la garde civile en 1960 à San Celoni.
C’est à cette CNT réunifiée qu’il revient de créer la section Dl (« Defensà Interior »), en vue de « galvaniser les enthousiasmes libertaires » et de secouer la torpeur qui, peu à peu, a saisi les milieux de l’exil. Elle en confie l’animation à un groupe de militants historiques, dont Cipriano Mera et Juan Garcia Oliver, auxquels se joignent quelques membres des Jeunesses libertaires. Mais il ne s’agit pas seulement pour eux d’entretenir un climat susceptible d’éloigner les touristes des plages espagnoles : c’est au plus haut, à la tête même du régime, que les militants libertaires sont résolus à frapper, malgré les précautions extrêmes dont s’entoure le Generalísimo et les échecs successifs des tentatives précédentes.
La mission de Granado
À l’instigation d’Octavio Alberola, un nouveau projet est mis sur pied pour l’année 1963. Le lieu choisi pour l’attentat contre Franco se situe en un point du trajet que le Caudillo emprunte pour se rendre de sa résidence de El Pardo au Palacio de Oriente. Le commando responsable de l’action doit trouver sur place les explosifs qu’un autre militant aura introduits peu avant. Cet autre militant, ce sera Francisco Granado.
Installé depuis peu à Alès, il présente l’avantage d’être un émigré économique, d’avoir des papiers en règle et de ne pas être connu de la police. Il l’est d’autant moins que son entrée en « politique » est toute récente : c’est une fois arrivé en France, en 1960, qu’il a pris conscience de la situation réelle de son pays et qu’il a décidé de s’engager dans la résistance armée au franquisme. Sans formation idéologique, son besoin d’action le porte vers les libertaires présents dans la région. L’un d’entre eux, Vicente Martí, transmet son nom à Alberola, qui décide d’accepter la « candidature » du jeune ouvrier.
Le 14 mai 1963, Francisco Granado part en Espagne remplir sa première mission. Il ne sait pas qu’elle sera la dernière de sa vie.
Une fois arrivé à destination, rien ne va se passer comme prévu. Alors que le séjour de Granado ne devait pas excéder trois ou quatre semaines, il lui faudra attendre plus de deux mois pour que Dl lui envoie le contact chargé de réceptionner le matériel amené par lui. Cependant, à la date prévue, le 20 juillet, celui-ci n’est pas au rendez-vous. Pour des raisons qui n’ont toujours pas été éclaircies, ledit contact, Robert Ariño, se présente le 21 juillet. C’est à partir de ce jour que le piège commence à se refermer sur Granado.
Et il se refermera aussi sur Joaquin Delgado, fils d’un exilé cénétiste et militant déjà chevronné, accouru en Espagne pour contacter Ariño et Granado et les inciter à rentrer en France au plus vite, d’autant que le Dl a mis au point un autre plan d’action pour les premiers jours d’août. Mais alors que Delgado et Granado ne peuvent quitter Madrid aussi vite qu’ils le souhaiteraient, les deux militants chargés des attentats contre des institutions du régime, Sergio Hernàndez et Antonio Martín — qui ignorent la présence à Madrid de leurs deux compagnons — décident, pour leur part, d’avancer la date des actions : le premier nommé a été reconnu par une ancienne connaissance et il a eu le plus grand mal à expliquer sa présence en Espagne. C’est ce même militant qui avoue à l’auteur du livre combien il fut bouleversé du dénouement de l’affaire, et quel ressentiment il éprouva à l’endroit de ceux qui l’envoyèrent à Madrid, qu’il tenait pour responsables de la mort de ses deux compagnons.
Si une telle réaction est compréhensible, il n’en reste pas moins qu’elle ne rend pas justice aux dirigeants de Dl, puisqu’il fallut une véritable avalanche de ratés et de circonstances imprévues pour qu’on arrivât à un dénouement aussi désastreux et dramatique. Il n’est pas exclu, enfin, qu’une trahison ait été cause — en partie, au moins — de cet épilogue. L’auteur examine sérieusement cette hypothèse, mais il a l’honnêteté de reconnaître que rien ne vient la confirmer à coup sûr.
Des coupables tout désignés
Si on ne sait toujours pas comment la police fut amenée si vite sur la piste des deux hommes, on sait, en revanche, pourquoi ils furent exécutés. Que la police ait cru ou qu’elle ait feint de croire qu’elle tenait les responsables des deux attentats, cela n’a, tout compte fait, guère d’importance. L’essentiel, pour le régime, était qu’on pût exhiber le plus tôt possible des coupables plausibles : Delgado et Granado répondaient on ne peut mieux à cette exigence, d’autant que le second ne chercha pas à cacher le but de sa présence en Espagne. Enfin, il n’est que de se reporter à l’acte d’accusation lu par le procureur Enrique Amado pour réaliser que ce procès fut aussi l’occasion de régler ses comptes à l’anarchisme militant, depuis son apparition à la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre civile, en passant par la Semaine tragique de Barcelone (1909) ou l’assassinat du cardinal Soldevila [5].
Un précédent : l’affaire Sacco et Vanzetti
C’est à juste titre que l’auteur du livre établit un parallèle entre le sort connu par les deux Espagnols et la condamnation infligée aux deux anarchistes italiens, Sacco et Vanzetti, innocents les uns et les autres des faits pour lesquels ils furent conduits au supplice. Il relève néanmoins l’immense différence entre les mobilisations que suscita la sentence prononcée contre les deux Italiens et la quasi-indifférence dans laquelle Delgado et Granado allèrent ensemble à la mort. Ne parlons même pas de ce qui est resté des uns et des autres dans la mémoire collective : si l’Histoire a, en quelque sorte, réhabilité Sacco et Vanzetti, elle se souvient à peine du nom des deux Espagnols.
Pour ma part, je conclurais sur un point qui n’a guère retenu l’attention de l’auteur et qui, à mon sens, aurait mérité au moins quelques lignes. Les noms de Sacco et Vanzetti sont liés depuis plus de 70 ans et on peut supposer qu’ils le resteront toujours. Unis dans la mort et dans la mémoire, Sacco et Vanzetti l’avaient été avant, dans leur vie : ils se connaissaient, ils étaient amis. Or, une des choses les plus poignantes de l’affaire Delgado-Granado, c’est qu’ils ne partagèrent que les trois dernières semaines qui les menèrent au supplice. Avant la date du 29 juillet 1963, ils ne se connaissaient pas et n’étaient rien l’un pour l’autre. C’est le jour même où, sans le savoir, ces deux hommes dont les noms sont maintenant inséparables entraient du même pas dans la mort, c’est ce jour-là qu’ils se virent pour la première fois de leur vie, ce jour du 29 juillet où deux autres de leurs compagnons mettaient des bombes dans Madrid, l’une au siège du syndicat unique et l’autre dans les locaux de la DGS, dans l’antre même de la Bête.