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Pierre Kropotkine - A l’épreuve du temps
Illustration : Kontrapatria
jeudi 21 août 2025, par (CC by-nc-sa)
Pierre Kropotkine est né avec l’anarchisme, deux ans après la publication de Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon. En cela, il est bien un homme de son siècle, le XIXe. Un siècle où toutes les idées économiques et sociales majeures sont apparues. Nous, nous n’avons fait qu’affiner les constructions de Proudhon et de Bakounine. Kropotkine aussi, d’une certaine manière, puisqu’il entra en contact avec l’Internationale en Suisse, en 1872, à un moment décisif du mouvement ouvrier. La Commune de Paris, écrasée dans le sang, venait de démontrer que le mouvement ouvrier était désormais majeur et que la prochaine révolution, imminente, allait voir la victoire définitive de la fédération des communes sur les États.
Cette vision optimiste de la fin du siècle dernier, Kropotkine la partageait ; d’aucuns lui reprocheront de la nourrir et d’avoir laissé sa ferveur militante prendre le pas sur sa rigueur historique. Mais on ne reproche pas à un militant de la carrure de Kropotkine des traits essentiels de sa personnalité : bonté, chaleur humaine et enthousiasme, notamment lorsque ces qualités donnent une résonance toute particulière à son œuvre : L’Entraide et L’Ethique par exemple.
Si le Kropotkine enfant, prince et page à la Cour de Russie est connu, on sait moins l’immense culture scientifique et les importantes découvertes de celui qui fut membre de la Société russe de géographie. Pourtant, le Kropotkine militant de l’Internationale et théoricien de l’anarchisme est une filiation directe du prince géographe.
Kropotkine ne pouvait pas être insensible à la misère du paysan finlandais ou sibérien, devant lequel ses connaissances étaient inadaptées à l’amélioration de la vie — à la survie, souvent — de ce paysan tant qu’il n’aurait pas les moyens de manger à sa faim. Kropotkine, en renonçant à sa carrière de géographe, mettait toute sa culture et son savoir au service d’une action militante qui ne faiblira pas.
Aujourd’hui, les apports de Kropotkine sont toujours à considérer selon ces deux angles : ses écrits scientifiques fondés qui font date et les autres, ceux plus circonstanciels, qui datent. Il est dont utile de relire Kropotkine, soixante-sept ans après sa mort, à la lumière des changements sociaux intervenus et de considérer son œuvre dans toute son actualité.
Le communisme anarchiste
Théoricien de l’anarchisme, Kropotkine est aussi l’un des propagandistes du communisme anarchiste. Replaçons-nous dans son époque pour trouver le sens de ce concept. Communisme, parce que l’économie doit être organisée selon le précepte de A chacun selon ses besoins
. Seul principe valable, en dehors de toute ambiguïté, pour instaurer une véritable égalité économique. C’est à l’individu, et à lui seul, de déterminer ses besoins, d’agir pour les satisfaire. Les besoins d’un individu sont couverts lorsqu’il en a décidé ainsi. Cette logique n’est pas compatible avec un régime de propriété privée des moyens de production de biens ou de services. Le communisme, théorie économique bien antérieure au marxisme, suppose la mise en commun et la propriété collective de tous les moyens de produire les richesses.
Le communisme de Kropotkine s’appuie sur deux principes : au-delà même de ses besoins vitaux, chaque individu a le droit de voir tous ses besoins de consommation satisfaits par le travail collectif et la propriété commune. Ensuite, ce travail collectif libéré, dont la plus-value ne retombe plus dans quelques poches privées, produit une somme de richesses considérable, excédentaire par rapport aux besoins de la population. Le communisme est dès lors une idée, une grande idée (qui) vient prendre la place des préoccupations mesquines de notre vie quotidienne. Comment donc douter que, le jour où tous les instruments de production seraient remis à tous, où l’on ferait la besogne en commun, et le travail (...) produirait bien plus qu’il n’en faut pour tous. Comment douter qu’alors, cette tendance (déjà si puissante) n’élargisse sa sphère d’action jusqu’à devenir le principe même de la vie sociale ?
. [1]
Le communisme certes mais le communisme anarchiste, le communisme sans gouvernement, celui des hommes libres. C’est la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique
[2]. Asseoir la liberté politique sur la liberté économique (ou plus exactement l’égalité économique), voilà la société que Kropotkine nous propose à la suite de Proudhon et de Bakounine.
Circonstanciellement, Kropotkine, en prônant le communisme anarchiste, se démarque des collectivistes de l’Association internationale des travailleurs. Les collectivistes proposaient bien la propriété collective des moyens de production mais voulaient maintenir un salaire basé sur l’effort fourni. La distinction est d’importance dès lors qu’il s’agit d’assurer une consommation libre jusqu’à la satisfaction des besoins ou de maintenir un salariat forcément inégalitaire, dans son principe même, et limitatif d’une consommation individuelle ou familiale.
Parmi les questions qui agitent le Landerneau politique et social de la fin des années 80, celle d’un revenu minimum pour les pauvres (sans doute pas nouveaux, mais plus voyants) est à L’ordre du jour. Parle-t-on de couvrir leurs besoins même indispensables pour une vie décente ? Envisage-t-on de les faire accéder, eux et l’ensemble de la population, à une consommation qui ne serait plus liée à un salaire mais à une juste satisfaction des besoins ? Les enchères évoluent de 2 000 F à 6 000 F par mois sans bien sûr que la propriété privée ne soit remise en cause et sans que le salariat ne soit abandonné. Dans ces conditions, il ne s’agit que d’aumône et le propre d’une aumône reste bien de faire perdurer un système où les généreux bienfaiteurs continuent de dormir la conscience en paix et les poches pleines.
Sans égalité économique, pas d’égalité politique possible, disions-nous. De fait, où se trouve notre pouvoir de décider sur nos vies, dans nos quartiers, nos entreprises, nos associations ? L’égalité politique se réduit à un simulacre de consultation électorale où beaucoup parmi les plus démunis iront voter pour l’Ordre et des valeurs qui leur maintiennent la tête enfoncée. A un changement de régime de la propriété doit bien correspondre un nouvel ordre social : l’anarchisme. En cela, Kropotkine, théoricien du communisme anarchiste, nous met en garde contre toute réforme qui, ne touchant pas à la propriété privée, ne peut résoudre la question économique et, partant, l’instauration d’une liberté politique totale. A chaque phase économique répond sa phase politique, et il sera impossible de toucher à la propriété sans trouver du même coup un nouveau mode de politique
[3].
L’entraide
La tendance à l’entraide chez l’homme a une origine si lointaine et elle est si profondément liée à toute l’évolution de la race humaine qu’elle a été conservée par l’humanité jusqu’à l’époque actuelle, à travers toutes les vicissitudes de l’histoire
[4]. Voilà un discours bien différent des outrances de la lutte pour la vie
où la sélection impitoyable élimine le faible au bénéfice du fort, du plus intelligent ou du mieux adapté.
En l’occurrence, Darwin a été trahi par ses continuateurs qui n’ont pas retenu ses propositions théoriques mettant en valeur également, comme Kropotkine, l’entraide et la solidarité comme moteurs des sociétés animales et humaines. Cette trahison était sans doute inéluctable à une époque où la bourgeoisie triomphante trouvait dans la lutte pour la vie la justification théorique la plus éclatante de ses propres exactions. La nature volait au secours de l’exploitation de l’homme par l’homme et Darwin voyait son œuvre cautionner l’ordre social bourgeois.
Le mérite de Kropotkine est d’autant plus grand d’affirmer, à contre-courant, que l’entraide est une tendance aussi puissante et aussi « naturelle » que la lutte pour la survie. A quoi peut donc nous servir cette lecture des sociétés sur le mode de l’entraide ? Nous vivons pourtant dans une société marquée par la lutte ouverte ou voilée ; contre les patrons pour ne pas perdre trop en pouvoir d’achat ou tout simplement son emploi, contre l’État qui en l’absence de tout rapport de force réduit sans cesse notre liberté de penser et de s’organiser contre l’Église et les ayatollahs de tous bords qui n’en peuvent plus de leur morale de culs-bénits.
Il ne s’agit pas, en prônant l’entraide et la solidarité, de s’immerger dans l’idéologie du consensus. L’entraide est plutôt conçue comme le ciment naturel nécessaire à tout projet de reconstruction de la société sur une base autre que la division en classes antagonistes. Puisque cette tendance existe, il faut la favoriser et simplement considérer combien la solidarité est un fait patent dans notre vie quotidienne. Les 500 000 associations en France qui agissent en marge de l’État, ou en comblant ses carences notamment dans le secteur social, sur la base de la mise en commun des moyens matériels et humains considérables, dans l’optique d’un but qui leur est propre, ces associations témoignent aujourd’hui de la persistance d’une solidarité indispensable hors de laquelle aucune vie sociale ne pourrait exister.
Mais s’intéresser aux associations, c’est aussi évoquer d’autres organisations d’appui mutuel : les syndicats, mais aussi les coopératives, les mutuelles. Autant de composantes de l’économie sociale qui rassemble 5 000 entreprises pour un million deux cent mille salariés et 6 % du produit national brut. Cette économie sociale, coincée entre l’économie libérale et le dirigisme économique de l’État, obéit à une charte rédigée en 1980. Cette charte définit l’égalité des droits et la solidarité entre les sociétaires, incite à des liens nouveaux
dans l’entreprise (rien à voir avec la culture d’entreprise et ses cercles de qualité, producteurs eux aussi de liens nouveaux un peu particuliers !) et insiste sur l’égalité des chances pour chaque entreprise de l’économie sociale. Quant aux excédents financiers dégagés, ils ne peuvent servir qu’à la croissance de l’entreprise ou à assurer un meilleur service aux sociétaires.
Bien sûr, de cette charte à la réalité, il y a un pas, un fossé parfois pour certains responsables d’associations ou de coopératives atteintes de gigantisme où la rigueur de la gestion impose des choix bien étrangers à la philosophie de l’économie sociale (voir la Coopérative de Landerneau, la F.N.A.C., la M.A.I.F., etc.). Il n’en reste pas moins vrai que cette activité économique importante est bien fondée sur la communauté d’intérêts, le regroupement libre de moyens et la gestion sans but lucratif. Cette application de l’entraide et de la solidarité est en lien direct avec le principe d’aide mutuelle avancée par Kropotkine. Il en est de même sur le plan de nos rapports interindividuels, de voisinage, familiaux, de travail, de loisirs où, « spontanément, on se donne un coup de main ». Du menu service à la solidarité organisée à grande échelle, l’entraide est solidement enracinée dans notre vie quotidienne. Ce facteur de progrès n’a pas disparu malgré l’action acharnée de propagandistes de la « lutte de classe, seul moteur de l’histoire » ou de la loi (et de la liberté) du plus fort sans autre justification que l’impitoyable combat pour survivre.
Kropotkine le rappelle, les sociétés animales les moins sociales ont disparu. Quant à l’espèce humaine, elle a failli s’exterminer totalement, rendant plus urgent un mode d’organisation réglé sur la solidarité et la disparition de l’État, source d’autorité et de régression.
Kropotkine aujourd’hui
Nous retiendrons de lui l’image du militant, propagandiste de l’anarchisme dans la Première Internationale, militant qui développa de solides conceptions avec l’acharnement de celui qui sait avoir raison. Aujourd’hui, alors que nous vivons dans une société où le recours à l’autoritarisme forcené devient séduisant, il importe de traduire en actes le principe d’aide mutuelle de Kropotkine. Nous avons à nous organiser, à gérer notre vie en dehors de l’État, contre lui, sur une base de solidarité et d’entraide. Ce ciment indispensable à toute action de reconstruction sera aussi un bien pré-cieux alors même que nous travaillerons à satisfaire une consommation libre, dégagée de tout salariat injuste et inégalitaire.
Marc Derhenne
L’abolition du salariat
Si les collectivistes de l’époque de Kropotkine veulent abolir la propriété privée et proclamer la possession en commun des instruments de travail, pourquoi alors conserver le salariat ?
Au-delà des modalités de rétribution en « bons de travail » plutôt qu’en argent (ce qui ne change rien), conserver le salariat c’est surtout pérenniser une hiérarchie des travailleurs selon la qualification du travail. Le travail d’un O.S. continuerait à être aussi peu rémunéré. Puisque les salaires d’un médecin et d’un O.S. ne seraient pas identiques, l’accès à la consommation et la nécessité de couvrir ses besoins seraient également faussés.
D’autre part, établir la distinction que l’heure de travail de l’ingénieur doit être payée deux ou trois heures de l’ouvrier, comme cela se fait dans notre société bourgeoise, c’est toujours entériner la division de la société en classes celle qui sait et doit être payée en conséquence et celle qui ne sait rien, dont la jeunesse s’est passée à l’usine plutôt qu’à l’université, cette classe donc n’aurait pas à être rétribuée à l’égal. Si nous voyons deux individus, travaillant l’un et l’aune pendant des années, cinq heures par jour, pour la communauté, à deux travaux différents qui leur plaisent également, nous pouvons dire que, somme toute, leurs travaux sont équivalents. Mais on ne peut pas fractionner leur travail, et dire que le produit de chaque journée, de chaque heure ou de chaque minute de travail de l’un vaut le produit de chaque minute et de chaque heure de l’autre.
[*]
Ainsi ce vieux débat entre les partisans du à chacun selon son travail
et les tenants du à chacun selon ses besoins
se pose toujours avec acuité. De moins en moins de Français ont la possibilité de travailler et de produire. Dans le même temps, la pauvreté et la précarité augmentent avec les conséquences dramatiques qui s’ensuivent pour couvrir des besoins même minimaux.
L’influence kropotkinienne en Asie orientale |
[1] Pierre Kropotkine, La conquête du pain, Paris, Éditions du Monde libertaire, 1975, pp. 35-36.
[2] La conquête du pain, op. cit.
[3] Op. cit., p. 42.
[4] Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, Paris, les Éditions de l’Entraide, 1979, p. 241.
[*] Pierre Kropotkine, La conquête du pain, p 208