En cette dernière année du dix-neuvième siècle, les temps sont durs aux pauvres : on se lève chaque matin sans savoir si on mangera le soir. Lorsque toutes les ressources sont épuisées, on s’en va mettre « au clou » la bague de mariage ou les derniers meubles.
Entrée en scène
Un fiacre s’arrête devant le mont-de-piété de Marseille et un commissaire de police en descend, ceint dune écharpe tricolore et flanque de deux agents. Les trois hommes pénètrent dans l’établissement, et l’officier brandit un mandat de perquisition sous le nez du directeur affolé :
Vous avez ici une montre volée lors d’un cambriolage au cours duquel quatre personnes ont été assassinées. Vous êtes accusé de complicité.
Les trois policiers se font remettre tous les bijoux, lingots et objets d’art, dont ils dressent méticuleusement l’inventaire et qu’ils enferment dans des boites soigneusement scellées. L’opération dure plusieurs heures. Le directeur et son adjoint sont ensuite menottés.
Vous allez être présentés au procureur de la République.
A cette heure tardive, le Palais de Justice est ferme depuis longtemps au public. Les policiers doivent agiter vigoureusement la sonnette pour que le concierge finisse par ouvrir.
Monsieur le procureur nous attend
, annonce le commissaire en pénétrant sous la voute, suivi de son escorte.
La petite troupe grimpe le grand escalier et arrive devant le bureau du procureur. Au passage, le commissaire hèle deux gardiens de la paix :
Restez ici, vous autres, et gardez-moi ces lascars ! Nous revenons dans cinq minutes.
Deux heures plus tard, ne voyant pas revenir le commissaire, ni sortir le procureur, le concierge se décide a pénétrer dans le bureau, à la porte duquel se morfondent toujours gardiens et prisonniers. Il n’y a personne. Le procureur étant injoignable, le concierge appelle un juge d’instruction, qui fait aussitôt délivrer un mandat d’arrêt pour que les deux prévenus soient conduits au dépôt.
Le pot-aux-roses n’est découvert que le lendemain : le trésor du mont-de-piété, d’une valeur de cinq cent mille francs de l’époque, a été dévalisé à l’issue d’une incroyable mystification.
La date du vol n’a pas été choisie par hasard : le 1er avril 1899. L’exploit fait rire la France entière.
Mais qui est ce voleur intrépide ? Arsène Lupin ?
Non : Arsène Lupin est un personnage de fiction. Le voleur, bien reel, s’appelle Alexandre Marius Jacob : c’est un anarchiste de vingt ans. A la tête de sa bande, les « Travailleurs de la nuit », il vole aux riches pour redistribuer aux pauvres. L’affaire du mont-de-piété de Marseille signe son entrée dans l’Histoire.
Prologue
Alexandre Marius Jacob est né à Marseille, d’une famille de prolétaires, le 29 septembre 1879.
Pour échapper à la misère, il s’embarque sur un navire marchand, à douze ans. A bord, il découvre l’enfer qu’est la vie d’un mousse : maltraité, humilié, il est battu parce qu’il ne veut pas céder aux avances des vieux marins.
A Sydney, il fausse compagnie à l’équipage et s’embauche sur une baleinière, qui est en réalité un bateau négrier. II s’enfuit à la première occasion et reprend du service sur des bâtiments moins nauséabonds.
Pendant que les marins s’enivrent, une fois leur quart terminé, il étudie inlassablement des livres de navigation et d’hydrographie. Marius Jacob a seize ans quand il retrouve Marseille. On le débarque sur une civière, paralysé par les fièvres.
Une fois retapé, il quitte le foyer maternel et cherche a gagner sa vie. Il va de place en place. Engagé comme apprenti dans une imprimerie, il découvre le mouvement libertaire, alors très enraciné chez les typographes.
Nous sommes en 1895. La bourgeoise n’en finit pas de prendre sa revanche depuis la terreur que lui a inspirée la Commune. Le mouvement ouvrier a été saigné à blanc par la répression, et il ne redresse la tête que depuis quelques années. Deux tendances s’affrontent. D’un cote, les socialistes légalistes qui veulent conquérir l’État par les élections. De l’autre, les anarchistes, inspirés par Proudhon et Bakounine, galvanisés par Sébastien Faure et par Louise Michel qui vient de rentrer d’exil. Ceux-là disent que la justice sociale ne se discute pas : elle se prend, et tout de suite. De 1890 a 1895, c’est à coup de bombes que les anarchistes ont tenté de renverser l’ordre établi a travers toute l’Europe : magistrats, policiers, politiciens et rois tombent sous leurs coups. La répression est terrible : des dizaines de militants sont guillotinés, pendus, garrottés, en fonction des coutumes locales. En France, les libertaires sont traqués, passés à tabac, emprisonnés, souvent sans procès... Les têtes de Ravachol, de Vaillant, de Henry, de Caserio roulent dans la sciure.
Entre la voie légaliste et l’action directe, Marius Jacob l’insoumis n’hésite pas. II se lance à corps perdu dans la cause anarchiste. Sillonnant infatigablement la France et l’Espagne, va d’un cercle libertaire a l’autre, prêchant la « propagande par le fait ».
La police le suit à la trace. Un agent provocateur lui procure des explosifs, puis le dénonce. Il est condamné à six mois de prison. A sa sortie il cherche du travail. Lorsqu’il trouve une place, son employeur est prévenu de ses antécédents, et il perd son travail. Il a dix-sept ans. Dans les reunions, ses appels sont de plus en plus violents : Puisque les bombes font peur au peuple, volons les bourgeois, et redistribuons l’argent aux pauvres !
II devient vite connu. Son enthousiasme et sa violence électrisent les auditoires. Lorsque les policiers font irruption pour disperser l’assistance, des bagarres sanglantes éclatent.
Acte I : les Travailleurs de la nuit
Marius Jacob n’est pas homme à se contenter de discours. Au cours de l’année 1899 — il a 20 ans —, il recrute « les Travailleurs de la nuit ». Le territoire français est découpe en zones, et la bande est organisée en « brigades » qui opèrent les cambriolages, appelés « reprises individuelles » ou « récupérations ». Celles-ci sont minutieusement préparées par tout un réseau d’« éclaireurs » et de « prospecteurs ». Les techniques utilisées par Jacob feront ensuite le bonheur des romanciers : il change d’apparence, parfois plusieurs fois par jour, tantôt déguisé en femme, tantôt en mendiant ou en militaire. Un jour que les policiers arrivent en courant sur les lieux d’un cambriolage, ils croisent un marin qui porte un grand sac et leur lance un vigoureux salut !
... Ils reconnaitront Jacob plus tard à son procès. Pour pénétrer dans les maisons les mieux gardées, il fait appel à des acrobates de cirque, experts pour escalader les facades et descendre par les conduits de cheminées. Il innove aussi dans la technique du guet : plutôt que de poster un homme devant le lieu du cambriolage, au risque de le faire repérer, il introduit un crapaud dans la conduite d’évacuation qui donne sur le caniveau. Le crapaud se met a chanter. S’il s’arrête, c’est que quelqu’un approche, et les « Travailleurs de la nuit » interrompent aussitôt leur travail. Provocateur, il laisse souvent un billet a ses victimes : je ne prends pas ces bijoux : ils sont faux
ou encore : je reviendrai lorsque vos meubles seront authentiques
.
Pris une première fois, il simule la folie. Interné à l’asile d’aliénés de Mont-Perrin, il s’en évade avec un infirmier qui rejoint les « Travailleurs de la nuit ».
Les « couvertures » de Jacob sont bien dans le style du personnage : il tient une quincaillerie, qui lui permet de se faire livrer tous les modelés de coffres-forts, dont il devient un spécialiste hors pair. Il se paye également le luxe d’être rémunéré par la célèbre compagnie d’assurances Lloyds, comme expert en matière de vols. On retrouvera plus tard cette appréciation flatteuse et involontairement comique dans son dossier à Londres : c’est un homme habile, compétent et nourri par l’expérience...
.
Mais ce qui fait de Marius Jacob un voleur à nul autre pareil, c’est l’instauration de « la part du pauvre » : dix pour cent des larcins sont reversés aux caisses de solidarité des anarchistes pour la propagande et pour soutenir les families des militants emprisonnes. J’allais voter le cœur paisible et la conscience aussi à l’aise que si j’allais accomplir une œuvre charitable
, dira-t-il plus tard a son procès.
Quatre ans durant, les insaisissables « Travailleurs de la nuit » vont tenir la France en haleine au rythme d’un cambriolage par semaine (on en attribuera 106 directement à Jacob). La police est sur les dents. Les montants des « récupérations » atteignent des sommes faramineuses : un million et demi de francs or rue Quincampoix, le 5 octobre 1901 : c’est le plus gros fric-frac jamais réalise. Un an plus tard, 600 000 francs rue Jasmin, chez un banquier. Jacob et ses hommes réservent d’ailleurs leurs visites aux « parasites sociaux » : prêtres, militaires, banquiers, juges, et ne s’attaquent jamais a ceux dont ils jugent la profession utile : médecins, architectes, écrivains, etc. Les vols se succèdent, toujours plus audacieux, toujours sans violence, et sans que la police ne parvienne jamais à arrêter coupable ni complice. Marius Jacob échappe parfois de peu aux policiers, au prix de courses-poursuites vertigineuses et grâce à un sang-froid à toute épreuve.
Malgré ses succès et les sommes considérables tirées de ses butins — on estime a 5 millions le total des « récupérations » —, Marius Jacob n’a pas changé le moins du monde sa façon de vivre. II est avant tout un militant libertaire : on ne boit pas en sa présence, on ne fume pas. Il vit chichement avec sa compagne et sa vieille mère, dans un petit logement près de la place de la Contrescarpe.
Mais tous les « Travailleurs de la nuit » n’ont pas gardé intact leur idéal. Certains rechignent désormais à laisser « la part du pauvre », d’autres voleraient bien de leurs propres ailes. Dans le même temps, la police, ridiculisée, exaspérée, fait de l’arrestation des anarchistes-cambrioleurs sa priorité.
C’est à Abbeville, le 21 avril 1903, que l’aventure se termine, après un coup manqué. Marius Jacob et une partie de la bande passent en procès deux ans plus tard, à Amiens. L’instruction n’a pas été facile, car le principal inculpé prend tout sur lui et refuse de dire le moindre mot sur ses complices. En prison, il entreprend de convaincre les gardiens que « la propriété, c’est le vol ». Juges et policiers ont bien l’intention de faire le procès d’un bandit, et surtout pas d’un militant. C’est compter sans le principal intéresse, bien décidé à se servir du tribunal comme d’une tribune politique. Le ton est donné dès l’interrogatoire :
Alexandre. Marius Jacob, levez-vous !
– Non, vous êtes bien assis, vous !
– Vous êtes ici pour être jugé. Vous devez vous conformer aux usages, tempête le juge.
– Votre justice est une mascarade. J’aurai des égards envers vous quand vous en aurez pour les travailleurs.
Toute la presse est dans le prétoire. Parmi les journalistes, un certain Maurice Leblanc, qui va quelques mois plus tard, le personnage d’Arsène Lupin. Dehors, les militants anarchistes acclament Jacob à chacune de ses apparitions et chantent L’Internationale.
Dès la troisième audience, Jacob lit devant le tribunal éberlué une declaration en forme de profession de foi :
Je suis un anarchiste non-violent, dit-il, un révolté vivant de ses cambriolages. Ne reconnaissant a personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon, ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais et que je méprise [...] Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. Le vol, c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que de mendier ce à quoi j’ai droit, je préfère faire la guerre aux riches en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez jugé meilleur que je me soumette à vos lois. Alors vous ne m’appelleriez pas bandit cynique, mais honnête ouvrier. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes. Vous êtes moins abstraits, vous leur accordez la médaille du travail. Je me livre au vol sans aucun scrupule. Je n’accepte pas votre prétendue morale qui prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu’il n’y a pas de pires voleurs que les propriétaires. Estimez-vous heureux que ce préjugé ait pris racine dans le peuple. Mais prenez-y garde, tout n’a qu’un temps. Certes moi aussi je réprouve le fait par lequel un homme s’empare violemment et avec ruse du fruit du labeur d’autrui. Mais c’est précisément pour cela que j’ai fait la guerre aux riches, voleurs du bien des pauvres...
. Il termine ainsi : anarchiste révolutionnaire, j’ai fait ma révolution. Vienne l’anarchie !
Un tel aplomb venant d’un homme que l’on avait cru brise par deux années de claustration sidère les magistrats et enthousiasme les militants du drapeau noir qui font de Jacob leur héros et dont ils distribuent la proclamation à travers toute la France.
Marius sait aussi mettre les rieurs de son côté. A un rentier qui se lamente sur ses titres, il lance : ils ne valaient rien. Vos voleurs ne sont pas comme moi, eux sont toujours en liberté. Sans doute portent-ils la Légion d’Honneur !
et à un autre qui pleure son argenterie : si vos couverts avaient été en fer-blanc, vous les auriez toujours ! Le procès devient impossible à maitriser : galvanisés par l’exemple de Jacob, les autres inculpés se lèvent à tout propos, injurient les magistrats, entonnent La Carmagnole et L’Internationale. Même la presse bourgeoise est ébranlée :
Ce n’est pas la société, représentée par les magistrats et les jurés, qui juge Jacob, chef des voleurs, constate le rédacteur de L’Aurore, c’est le chef des voleurs, Jacob, qui fait le procès de la société. En vérité, il conduit l’affaire, il est tout le temps en scène, il préside, il juge !
L’opinion publique commence à regarder les « Travailleurs de la nuit » d’un autre œil : le président du tribunal reçoit alors du ministère l’instruction formelle d’abréger les débats. Après l’expulsion définitive des inculpés, le procès est expédié en quelques jours, et la sentence tombe le 22 mars 1905 : Marius Jacob, qui n’a jamais tué, ni même blessé personne, est condamné aux travaux forces à perpétuité. Quatre autres des « Travailleurs de la nuit » sont également condamnés au bagne, avec des peines suffisamment longues pour entraîner l’obligation de résider en Guyane jusqu’à leur mort.
Acte II : le voyage au bout de la nuit
On sait, depuis les articles d’Albert Londres, ce qu’etaient les bagnes de Guyane : des camps d’extermination, ou la durée de vie moyenne avoisinait les cinq ans. Depouillés de tout, livrés sans aucun recours possible au sadisme des gardiens, soumis aux pires tortures pour la moindre velléite de résistance, cernés par la jungle et par la mer infestée de requins, en proie aux fièvres et aux parasites, les bagnards abandonnaient vite tout espoir de retrouver un jour l’humanité et se laissaient submerger par le vice, la folie et la mort.
Marius Jacob va rester 23 ans en enfer : jamais il ne renoncera, ni à l’espoir, ni à ses convictions.
Lorsqu’il arrive à Cayenne, Jacob est précédé de sa réputation : un anarchiste de la pire espèce
, dit le dossier. Il est immédiatement versé dans la troisième catégorie de forcats, les plus durement traités. Sur ordre, les surveillants s’emploient à le provoquer, à le pousser a l’irréparable, ce qui permettrait de le tuer, en toute légalite : on crache dans sa soupe, on l’humilie, on le maltraite. Rien n’y fait.
Vis-a-vis des autres bagnards, Marius Jacob impose immédiatement sa force morale, et jamais il ne déviera d’un pouce de sa ligne de conduite : il se tient à l’écart des « mariages », du jeu, des trafics en tout genre. Des que l’occasion lui en est donnée, il prend contact avec les autres libertaires, nombreux au bagne. Ensemble, ils organisent la propagande, et s’opposent — y compris par le meurtre — à la loi du plus fort qui règne entre forçats, protégeant les faibles, châtiant les brutes et les indicateurs. Ce sont les anarchistes qui tiennent ici le haut du pavé
observe, amer, le commandant de la colonie.
Lire le recit des vingt-trois années de bagne de Marius Jacob, c’est mesurer l’incroyable capacité de résistance, morale et physique, dont peut faire preuve un être humain.
Dix-huit fois, Jacob tentera de s’évader, en vain. Chaque evasion manquée est suivie de châtiments : privations, bastonnade et « encellulement ». L’encellulement, c’est l’enfermement, les fers aux pieds, dans un puits de six mètres carrés, dont on ne sort qu’une heure par jour, pour la « promenade ». La nourriture est infecte, les journées torrides, les nuits glaciales dans les trous puants, et les bagnards punis n’ont droit à aucun soin. Quelques mois de ce régime, et c’est la mort, ou la folie. Des sa première condamnation pour évasion, en 1907, Marius Jacob écope de trois ans d’encellulement, sur l’Ile Saint-Joseph. Il en sortira vivant.
En 1911, pour une autre tentative, il est condamné à deux nouvelles années de cachot, dont il sort moribond. Sur 23 années de bagne, il en passera 12 en cellule, dont 9 les fers aux pieds.
Vingt-trois ans vont s’écouler ainsi, d’évasions en représailles impitoyables, sans que jamais Marius ne renonce, ni à sa dignite, ni à la liberté.
Pendant que sa vieille mère épargne sou à sou pour lui envoyer des livres et bombarde les ministères de demandes de grace, Jacob devient, petit à petit, un personnage connu de toute la Guyane pénitentiaire. A force de tenacité, il est parvenu à se constituer une véritable bibliothèque de droit, et il entreprend de combattre l’administration pénitentiaire, « la Tentiaire », sur le terrain judiciaire : soutenu par ses compagnons anarchistes, il rédige réclamation sur réclamation (mais sans jamais user des formules de soumission et de flatterie en usage dans la prose judiciaire), pour les bagnards lépreux, contre les brimades et les mauvais traitements, pour dénoncer la corruption organisée par les surveillants, etc. En 1920, après une nouvelle « belle » manquée et un enième séjour au cachot, dont il a cru ne jamais sortir vivant, il cède enfin aux suppliques de sa mère et accepte d’envoyer pour lui-même une demande de grâce... qui est rejetée.
Entre 1921 et 1923, il tente encore six fois la belle.
En 1922, avec les autres anarchistes, il prépare un soulèvement général des bagnards, qui doivent prendre d’assaut deux bateaux, et mettre ensuite le cap sur le Brésil. Le plan est éventé et les libertaires dispersés aux quatre coins de la colonie.
Enfin, à partir de 1923, l’opinion publique, alertée par les articles d’Albert Londres, commence à réaliser la vraie nature du bagne. Les journalistes se succèdent en Guyane. On exhume les dénonciations de l’enfer pénitentiaire que quelques médecins et prêtres courageux avaient adressées aux autorités de la métropole, lors de leur passage dans la colonie.
On se souvient également de Marius Jacob. Devenu une sorte de médiateur entre les forçats et la « Tentiaire », l’intraitable prisonnier obtient, peu à peu, la diminution des iniquités les plus criantes : des surveillants sont blâmés, certains sanctionnés... Mais l’embellie n’a qu’un temps : l’administration exige qu’il renie ses camarades et son idéal. Comme il refuse, on lui retire toutes ses prérogatives et il retourne à l’anonymat du bagne.
Cependant, en métropole, des voix de plus en plus nombreuses demandent son élargissement. Sa peine est ramenée à 5 ans, puis à 2 ans, mais la liberté conditionnelle lui est déniée parce qu’il refuse d’être un mouchard de l’administration pénitentiaire. Il purgera donc sa peine en prison jusqu’au dernier jour, le 30 décembre 1928.
Acte III : l’increvable anarchiste
Alors, Jacob : maté ? fini ?
Dès les premiers jours de janvier 1929, un homme au visage buriné se présente à May Picqueray, dans les locaux du journal Le Libertaire : Jacob retrouve sa famille, qui aussitôt l’accueille et l’entoure. Louis Lecoin, directeur du Libertaire, devient son mentor. Lecoin est un homme de la trempe de Jacob : condamné à 5 ans en 1913 pour avoir appelé à tuer les officiers dès la déclaration de guerre, il est à nouveau incarcéré à chaque sortie de prison car, sitôt dehors, son premier geste est de déchirer son ordre de mobilisation. Lorsque Jacob rejoint l’équipe du Libertaire, deux combats mobilisent le journal : la défense des objecteurs de conscience et la réhabilitation de Sacco et Vanzetti. La cause des deux anarchistes exécutés en 1927 aux États-Unis est très populaire et rassemble bien au-delà du mouvement libertaire : Jacob prend la parole dans les meetings devant des milliers de personnes qui se lèvent à son arrivée et entonnent L’Internationale.
Dans les années trente, à plusieurs reprises, l’équipe du Libertaire et Jacob mobilisent l’opinion pour empêcher l’extradition vers l’Espagne de Durruti et de ses compagnons anarchistes, promis au garrot.
Et Jacob retrouve bientôt l’Espagne sur sa route : dès l’été 36, il est à Barcelone, où flottent partout les drapeaux noir et rouge de la CNT, le grand syndicat dominé par les anarchistes, qui compte un million et demi d’adhérents quand les communistes staliniens sont à peine 60 000 : pour une fois, l’anarchie a une chance de vaincre. Conscient qu’il sera plus utile en France qu’en Espagne, Marius rentre très vite à Paris et fonde avec Lecoin le SIA (Secours international anarchiste), qui est alors le rassemblement d’aide aux républicains le plus actif. Revenu à Madrid à l’automne, il accompagne Durruti sur le front d’Aragon, où il peut constater le dénuement et le manque d’armes des colonnes libertaires. Jacob retourne donc à nouveau en France et se démène pour trouver des armes à envoyer aux combattants de la CNT. Lorsqu’il parvient à ses fins, il est trop tard : en Espagne, le vent a tourné. Durruti est mort sur le front de Madrid, les « conseillers » soviétiques contrôlent tous les approvisionnements en armes — dont ils excluent les libertaires —, et les staliniens s’apprêtent à démanteler les collectivités paysannes, à reprendre en main les usines autogérées et à dissoudre les milices populaires. Jacob retourne alors à l’action humanitaire.
La défaite de l’Espagne républicaine laisse Jacob désemparé, comme l’ensemble du mouvement libertaire.
Il accomplit avec Lecoin son dernier acte militant en 1939, en diffusant et affichant sur les murs de Paris le tract « Paix immédiate », au lendemain de la déclaration de guerre. Puis il part avec sa vieille mère s’installer dans l’Indre, comme marchand ambulant en bonneterie.
En 1948, il rencontre Jean Maitron, l’auteur du fameux Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, et tire pour lui les leçons de son expérience : Je ne crois pas que l’illégalisme puisse affranchir l’individu dans la société présente [...] Au fond, l’illégalisme considéré comme un acte de révolte est plutôt affaire de tempérament que de doctrine. C’est pourquoi il ne peut être d’aucun effet éducatif sur l’ensemble des masses laborieuses. J’entends d’un bon effet éducatif...
. La même année, il écrit ses Souvenirs d’un demi-siècle.
Épilogue
Le corps brisé par les séquelles du bagne, Marius Jacob ne veut pas connaître la déchéance finale : il se suicide en 1954 après avoir euthanasié son chien aveugle, Negro, pour lui éviter l’abandon. Quelques amis suivent le cercueil, couvert d’un drapeau noir et rouge, comme le souhaitait Jacob. Dans la presse, seul un entrefilet du Canard Enchaîné témoigne que l’homme qui vient de mourir fut une figure singulière du mouvement social.
Morale
L’histoire officielle a fait de Ravachol et de Bonnot les symboles-repoussoirs de l’anarchie. Elle s’est bien gardée de laisser une place à Marius Jacob, absent des livres scolaires, bien sûr, mais également de la plupart des dictionnaires, tandis que sa contre-façon littéraire, Arsène Lupin, bénéficie d’une renommée internationale.
Bandit anti-social pour les uns, héros de la classe ouvrière pour les autres, cet homme est décidément irrécupérable, aussi bien mort que vif.