Accueil > Editions & Publications > Itinéraire - Une vie, une pensée > Itinéraire - Une vie, une pensée n°14/15 : « Elisée Reclus » > Les frères Reclus et Bakounine
Les frères Reclus et Bakounine
Les frères Reclus, par Nadar, 1889, original. De gauche à droite, Paul Reclus (1847-1914), Élisée Reclus (1830-1905), Élie Reclus (1827-1904), Onésime Reclus (1837-1916), Armand Reclus (1843-1927).
jeudi 11 septembre 2025, par (CC by-nc-sa)
C’est en novembre 1864 que Bakounine, rentrant de Suède et rejoignant Florence, séjourne à Londres, puis passe quelques jours à Paris. Il a commencé à fonder une société secrète, dont le nom variera mais qui est essentiellement connue en tant que Fraternité internationale. Le but de cette organisation était de rallier les éléments révolutionnaires de tous les pays pour former une alliance vraiment sainte de la Liberté contre la Sainte-Alliance de toutes les tyrannies en Europe : religieuse, politique, bureaucratique et financière...
[1] Pendant ses voyages, Bakounine essaye de recruter des membres pour cette Fraternité. C’est ainsi qu’il contacte d’abord Élie Reclus [2], muni d’une lettre d’introduction de Herzen, et qu’il est présenté à Élisée, à quelques amis polonais et à d’autres connaissances des deux frères, et qu’il les fait membres de la Fraternité [3].
Élisée Reclus revoit Bakounine à Florence au printemps 1865, lors de son voyage en Sicile pour observer l’éruption de l’Etna. C’est à cette occasion qu’il rencontre des « frères » italiens et en apprend plus sur le fonctionnement et les activités (ou le manque d’activité !) de la Fraternité [4]. Par ailleurs, les frères Reclus sont parmi les premiers adhérents de la Ligue de la paix et de la liberté, ainsi que Bakounine qui est présent au congrès de fondation à Genève en septembre 1867. C’est lui qui propose Élie Reclus comme rédacteur des États-Unis d’Europe, le projet de journal de la Ligue. Élisée participe, avec Bakounine, au deuxième congrès, tenu à Berne en septembre 1868, et il en rend compte à Élie dans une longue lettre [5]. Élisée y propose, dans un discours remarquable, quelque chose qui fit rire bon nombre de délégués : La suppression de toutes les frontières, l’abolition de tous les États, la liberté de tous les peuples et, après la destruction du vieil édifice, l’organisation des États-Unis d’Europe sous le principe de la libre association.
Il sera, avec entre autres Aristide Rey et Albert Richard, parmi les dix-huit délégués qui signeront la Protestation collective des membres dissidents du congrès, écrite par Bakounine, et qui marque la fondation de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste [6]. La Fraternité devient alors une sorte de société secrète qui a pour but de « superviser », de « guider » l’Alliance publique et ses membres.
A l’automne 1868, Élie Reclus se rend en Espagne et y reste pendant quelques mois, en compagnie d’Aristide Rey et de Fanelli. Ce dernier, chargé par Bakounine d’établir les premières sections de l’Internationale à Madrid et à Barcelone, influence profondément ce milieu qui devint le noyau du mouvement anarchiste espagnol. Élie Reclus considéra la façon de procéder de Bakounine et de Fanelli comme une trahison, non seulement envers lui mais aussi par rapport à tous ses contacts et amis républicains espagnols que Fanelli exploita aussi rigoureusement que secrètement pour atteindre ses buts révolutionnaires. De plus, il n’était pas d’accord avec les procédés qui remettaient en question et tentaient de discréditer tous les politiciens, y compris donc ses amis fédéralistes. En conséquence, il rompt d’avec Bakounine et quitte (ainsi qu’Élisée, semble-t-il par solidarité) la Fraternité. Bakounine démissionnera également, après un congrès de l’organisation à Genève, le 26 janvier 1869, en disant qu’il a décidé de sortir du directoire centrale de la Fraternité internationale aussi bien que du bureau central et de toutes les affaires publiques de l’Alliance, et de ne prendre aucune part, ni directe ni indirecte, dans les affaires de ces sociétés jusqu’au prochain congrès
. Peu de temps après, la Fraternité internationale est déclarée dissoute dans une circulaire non datée, qui indique comme motifs les incidents survenus pendant le voyage effectué en Espagne par Fanelli, Élie Reclus et Aristide Rey [7].
Élie ne put jamais pardonner à Bakounine ce comportement, une attitude que Nettlau analysa plus tard en disant que l’Italien ne comprenait pas (cette loyauté absolue), qui faisait rire le Russe, mais que le Français envisage d’une façon différente — c’était du moins le point de vue d’Élie Reclus. Mais étant devenu membre du groupe révolutionnaire de Bakounine en 1864, il avait d’abord des obligation envers celui-ci et il aurait pu quitter le groupe — c’était l’avis de Bakounine. Élisée pensait comme son frère. Pour lui, c’était dans son caractère, il ne pouvait pas (faire) autrement, cela ne se discutait pas. Mais, avec Élie, on aurait pu et dû discuter cela [8]. Peu après, Bakounine attaque sévèrement, dans l’Égalité de Genève, Mme André Léo, amie proche des Reclus et par conséquent soutenue par eux, qui croit encore à la réconciliation de la bourgeoisie avec le prolétariat
.
Bakounine commenta plus tard cet épisode et en profita pour décrire les frères Reclus : On voit que Mme André Léo n’est point une féroce révolutionnaire. Elle est sincèrement, elle est religieusement démocrate, et comme telle elle rêve des conversions, et des unions impossibles. Elle croit encore à la réconciliation de la bourgeoisie avec le prolétariat. (...) Je la connais (...) ensuite et surtout comme amie (...) des deux frères Reclus, deux savants et en même temps les hommes les plus modestes, les plus nobles, les plus désintéressés, les plus purs, les plus religieusement dévoués à leurs principes que j’aie rencontrés dans ma vie. Si Mazzini les avait connus comme moi, il se serait convaincu peut-être qu’on peut être profondément religieux, tout en professant l’athéisme. Ce sont par excellence des hommes de devoir, et ils ont rempli leur devoir jusqu’au bout. Ils ont servi tous les deux la Commune. J’ignore ce qu’il est advenu de l’aîné, mais je sais que le second se trouve dans les pontons de Brest, avec des milliers de gardes nationaux prisonniers comme lui, et qu’il soutient par son intelligence toujours sereine, par son amour sans bornes et par sa force morale admirable. Unis dans les principes, nous nous sommes séparés très souvent, presque toujours, sur la question de la réalisation des principes. Eux aussi, comme leur amie, croyaient, il y a deux (ans) au moins, à la possibilité de concilier les intérêts de la bourgeoisie avec les légitimes revendications du prolétariat. Eux aussi croyaient, comme Mazzini, que le prolétariat devait donner la main à la bourgeoisie radicale pour une révolution exclusivement politique d’abord, pour arriver ensuite avec l’aide de cette même bourgeoisie à des réformes économiques et sociales.
[9]
Élisée Reclus et sa femme arrivent à Lugano en avril 1872 et s’installèrent en mai de cette année dans la région, à Pazzallo. Il rencontre Bakounine à Locarno le 11 avril ; le 13, celui-ci lui envoie une lettre et, le 18, lui rend visite accompagné par Giuseppe Fanelli. Élisée décrit ainsi l’entrevue à son frère, dans une lettre datée du 29 avril 1872 : Tu me demandes des détails sur la visite de Michel et de Beppo. Ils sont restés tout un jour et, par conséquent, il me serait impossible de résumer tout ce que nous avons dit. Ils ont été fort raisonnables. Michel avait pour moi des câlineries d’ami bienveillant.
[10]
Bien que Bakounine lui fit des visites amicales à Zurich, le 27 juillet 1872 – c’est à cette occasion que Paul Reclus le rencontre – et en octobre, Élie demeurera sévère et presque hostile envers celui dont il disait pis que pendre à James Guillaume car on ne traite pas les hommes comme des marionnettes
[11]. Élisée voit de nouveau Bakounine les 17 et 18 décembre et ce dernier en rend compte ainsi à Pindy, le 11 janvier 1873 : (...) Élisée Reclus qui est venu me voir, il y a trois ou quatre semaines, et avec lequel nous nous entendons de mieux en mieux. C’est un homme modèle celui-ci, si pur, si noble, si simple et modeste, si oublieux de soi-même. Il n’a peut-être pas tout le diable au corps désirable, mais c’est une affaire de tempérament et la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a.
[12]
Ils restèrent en contact épistolaires jusqu’à la mort de Bakounine le 1er juillet 1876 et c’est Élisée qui trouva dans la masse des brouillons et fragments inédits celui sur La Commune de Paris et l’idée de l’État (1878) et cet autre auquel il donna le titre de Dieu et l’État, qui fut — dans la version de Reclus — le texte le plus traduit et le plus répandu de Bakounine (1882). C’est encore Élisée qui, à partir de 1891, aide Nettlau à rassembler les matériaux pour sa biographie fondamentale de Bakounine et qui lui confie les documents qui serviront à la publication de ses Œuvres (et Œuvres complètes).
Elisée Reclus - Géographe ou écologue ? Anarchiste ou écologiste ? |
[1] Lettre-programme envoyé à Per Auguste Sohlman (1824-1874) et publié par Michel Mervaud, in Bakounine. Combats et débats, Paris, Institut d’études slaves, 1979, pp. 185-226 [185].
[2] Pratiquement tout ce que l’on sait des relations entre les frères Reclus et Bakounine nous est parvenu grâce à Max Nettlau ; il a aussi publié ou au moins utilisé tous les documents qu’on connaît à ce sujet, d’abord dans sa grande biographie de Bakounine (1896-1900), puis dans les suppléments manuscrits à cette biographie (qui furent utilisés et en partie reproduits par James Guillaume dans ses Souvenirs), mais aussi dans des notes écrites pour Louise Dumesnil, en partie reproduites dans la Correspondance (t. ll, Paris, Librairie Schleicher Frères, 1911, pp. 164-171) et, plus tard, dans un article publié par lshill, dans Elisée and Elie Reclus in memoriam (1927), et dans deux articles publiés en 1929-1930 dans Revista Blanca de Barcelone.
[3] Bakounine arrive à Paris le 6 novembre et y reste jusqu’au 10. Mais peut-être avait-il déjà fait la connaissance des Reclus ou au moins d’Élie en 1862, comme Nettlau le remarque des années plus tard en relisant les notes de la conversation qu’il avait eue avec Élie Reclus le 18 janvier 1895.
[4] Sur son voyage, il a publié des articles dans la Revue des Deux Mondes, t. 58 (1er juillet 1865), pp. 110-138, « Le mont Etna et l’éruption de 1865 », et dans le Tour du monde, t. VIII (1865), pp. 353-416.
[5] Correspondance, t. I (1911), pp. 279-288.
[6] Cf. par exemple, pour le Programme, James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1905 (réimpr. Paris, éditions Gérard Lebovici/éditions Ivrea, 1985), pp. 132-133.
[7] Cf. Max Nettlau, Michael Bakunin (1896-1900), pp. 277-279.
[8] Max Nettlau, Lebenschronik (manuscrit inédit, IIHS, Amsterdam), vol. V, p. 157.
[9] Archives Bakounine, vol. 1, t. 1, p. 245. Fragment de la deuxième partie de « La Théologie politique de Mazzini ».
[10] Correspondance, t. ll, pp. 101-103 [102]. Beppo est Giuseppe Fanal.
[11] D’après une communication verbale à Nettlau. Dans L’Internationale, vol. 2 (1902), pp. 278-279, Guillaume en dit sèchement : Nous conversâmes tout de suite comme de vieux amis ; les petites divergences de tactique qui avaient existé en 1869, lors du conflit avec Mme André Léo, (...) étaient bien oubliées : la guerre et la Commune avaient passé par là-dessus.
[12] Max Nettlau, Michael Bakunin (1896-1900), note 1429.