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Élisée Reclus - Du protestantisme à l’anarchisme

samedi 11 octobre 2025, par Hélène Sarrazin (CC by-nc-sa)

Et si le protestantisme de la famille expliquait l’anarchisme d’Élie et d’Élisée... Insurgés face à un père fanatique, ils l’admirent pour avoir vécu sa foi pleinement. D’une mère tolérante et instruite, ils recueillent la soif de connaître, tandis que la fréquentation des frères moraves cultive leur esprit cosmopolite et leur don des langues.

Élisée Reclus (1830-1905) est né dans une famille protestante. Pas n’importe quelle famille, pas n’importe quels protestants. Des protestants de la vallée de la Dordogne, la Vallée, tôt convertis au calvinisme. Lors de sa chevauchée de 1622, Louis XIII reconquit une à une leurs petites places fortes : de Lamothe-Landerron, il ne resta ni une maison debout ni un habitant en vie, les survivants s’étant donné la mort plutôt que de se rendre. A Bergerac, le roi plaça une garnison : les hérétiques à la discrétion des troupes. Effrayée par l’exemple, Sainte-Foy-la-Grande se soumit : on n’y trouva que cinq catholiques, l’église démolie, réduite à un mètre de maçonnerie au-dessus du sol. Partout, dans chaque village, des temples florissants.

La persécution larvée, puis la révocation de l’édit de Nantes en 1685 ôtèrent aux protestants jusqu’à leur existence légale, non leur existence réelle. Ils continuèrent à se marier entre eux, à lire la Bible, à rejoindre dès qu’ils le pouvaient les prédicateurs ambulants dans les assemblées au « Désert ». Il y en eut une de fameuse près de Sainte-Foy en 1735.

C’est au cours d’assemblées de ce genre que les pasteurs bénissaient les unions. Ainsi en fut-il de celle de Jacques Reclus et d’Élisabeth Jarry prétendus mariés pour avoir reçu la prétendue bénédiction du prétendu ministre Pélissier (...) prétendu mariage déclaré concubinage par arrêt du Parlement de Bordeaux du 21 mai 1749. [1] Jacques Reclus, tonnelier au Fleix, est l’arrière-grand-père d’Élisée Reclus. Grande leçon. Faute d’un état civil protestant, les enfants sont déclarés au curé de la paroisse. Le prêtre, pour ces enfants nés hors mariage,
pouvait utiliser les formules fils (fille) naturelle) et illégitime, fils (fille) illégitime et bâtard(e). Le curé du Fleix, humanisé par le nombre important de parpaillots dans sa paroisse, se contente de la mention fils ou fille sans adjectif.

Une tradition de résistance familiale

Ces événements lointains qui témoignent d’un attachement farouche à la liberté de conscience, comment ne pas les rapprocher du deuxième « mariage » d’Elisée avec Fanny Lherminez en 1869 puis, après la mort de Fanny, avec Ermance Gonini en 1875 ? Ces unions furent célébrées devant les amis et parents, sans qu’aucun représentant de la loi ou du culte ne soit admis. Comment ne pas les relier encore au mariage des deux filles d’Élisée, Jeannie et Magali, que leur père déclara unies à leurs époux par simple consentement mutuel ? Là, encore, la présence d’une centaine d’amis et de connaissances dans le salon de l’hôtel des Ambassadeurs atteste l’existence réelle de l’engagement. Ces mariages hors norme, célébrés en 1882, déclenchèrent un petit scandale. Élisée Reclus fut réputé père indigne ayant poussé ses enfants à la débauche. Certaines personnes élevées dans des milieux conservateurs le jugeaient ainsi encore un siècle plus tard ! Certes, la démarche d’Élisée est celle d’un libre-penseur et d’un anarchiste mais elle s’appuie consciemment ou non sur l’attitude de l’irréductible ancêtre. Pour l’état civil, Élisée s’appelait Jacques comme lui. Le refus de l’obéissance aux lois comme tradition familiale...

Passons une génération. Un autre Jacques Reclus apparaît. Né en 1796, il aura toute latitude pour pratiquer la religion de ses pères. La famille s’est un peu enrichie : les fils, Jacques et Jean, feront des études, suivront les cours de théologie à la Faculté protestante de Montauban. Jean sera enseignant, Jacques pasteur. Au sortir de ses études, il entre comme bibliothécaire chez le duc Decazes (famille libournaise, nous restons dans la Vallée), puis il est attaché à la paroisse de Montcaret dont il présidera sous peu le consistoire. Il réside à La Roche-Chalais où il se marie, s’alliant ainsi à une famille plus prestigieuse mais tout aussi fidèle à la religion que la sienne : les Trigant. Les Trigant sont nombreux, influents, plus ou moins apparentés à la noblesse, subdivisés en un grand nombre de familles : Trigant-Beaumont, Trigant-Geneste, etc. Socialement, c’est un beau saut pour le fils d’un aubergiste, le petit-fils d’un tonnelier.

Le voilà ensuite professeur au collège protestant de Sainte-Foy-la-Grande, ville où son beau-frère Chaucherie est notaire. Puis se présente le tournant... A Sainte-Foy, Reclus rencontre le pasteur prédicant Henriquet qui est suisse, qui apporte à cette église française, méritante mais un peu endormie, le souffle d’une Réforme toujours renouvelée.

Aux dires d’Élisée lui-même, voici que le pasteur ne supporte plus son état de notable. Lui qui, dans sa foi exaltée, se veut le porteur de l’enseignement du Christ qui n’avait pas même une pierre où reposer sa tête vivrait dans le confort d’une petite vie médiocre ? Impossible quand on a derrière soi l’exemple des martyrs de Lamothe-Landerron, des pasteurs immolés sur le bûcher, des fidèles envoyés aux galères. Si nous suivons le récit qu’a fait son fils de ces événements, après bien des débats intérieurs et au scandale de son entourage, il décide de répondre à l’appel d’une communauté libre de Castétarbe, près d’Orthez.

Au scandale de son entourage car il avait déjà trois enfants, sa femme en attendait un quatrième et il allait vers la précarité : la libre autonomie des églises formées par le groupe des convertis, en dehors de l’État et des consistoires (les termes sont d’Élisée) le plaçait hors des limites du concordat, lui faisait perdre le traitement de ministre du culte qui lui revenait.

Ainsi il perdait la sécurité matérielle mais il gagnait, dans un futur qu’il ne soupçonnait pas, l’admiration du plus rebelle de ses fils qui écrit en 1904 : On le vit, grave, étouffant ses larmes, congédier ses fidèles, ses amis, monter à cheval avec son fils Élie campé devant lui et partir dans la direction du Midi, en compagnie d’un beau paysan de six pieds, le superbe Bessouat, venu pour lui apporter l’invitation des chrétiens d’Orthez et de Castétarbe.

Ce départ, cette rupture dramatique, ce voyage de cinquante lieues vers l’inconnu, on sent qu’ils font partie de la mythologie fondatrice des Reclus, que tous, tous les onze Reclus, s’en sont nourris ; Élisée peut-être plus que les autres. Néanmoins pour l’accepter, il lui aura fallu toute une vie. Le texte où il magnifie le geste du pasteur, Élisée l’écrit en 1904, entre la mort d’Élie et la sienne. Le père a disparu depuis longtemps, le fils peut disposer de sa mémoire, l’intégrer à ses propres valeurs. Il n’est pas possible de démêler ce qu’Élisée doit à son père, ce que le portrait du père doit au regard du fils, à la vision libertaire du fils qui transfigure le passé.

Dans le quotidien de la vie, Élisée s’est toujours posé en insurgé face à son père. Ils se sont peu vus : au moment du grand départ, fin 1831, Élisée n’a pas 2 ans. Il est confié à ses grands-parents maternels à La Roche-Chalais et y restera jusqu’à la maladie, puis la mort du grand-père en 1838. Des quelques années passées sous le toit paternel, il retiendra le souvenir des sermons hallucinants du dimanche, des réprimandes outrées pour la moindre peccadille, l’effroi non nommé mais réel devant le fanatisme du pasteur : cet homme craignait de tomber dans le péché, voyait s’allumer les feux de l’enfer, ne cessait de se mortifier et de mortifier les siens pour préserver la vie éternelle. La famille s’accroissait tous les dix-huit mois d’une unité où le pasteur voyait une âme à sauver et la mère, apparemment, une bouche de plus à nourrir.

Est-ce parce que ces enfants trop nombreux constituaient une masse difficile à réduire, est-ce pour des raisons pratiques ? On ne cessait de les ventiler entre les grands-parents, la sœur de Sainte-Foy, plus tard les aînés recevant les plus jeunes.

A l’école des frères moraves

Rentré à la maison en 1838, Élisée en repart en 1842. Succédant à son frère Élie, il va passer deux ans au collège des frères moraves à Neuwied, près de Cologne, puis il prépare le baccalauréat à Sainte-Foy, suit les cours de la Faculté de théologie de Montauban, retourne chez les frères moraves comme répétiteur, les quitte, s’inscrit à l’université de Berlin. Exilé après le coup d’État de 1851, il vit en Angleterre, puis en Amérique.

Si l’on regarde l’Élisée Reclus de cette époque, on peut penser qu’il était un jeune homme difficile à vivre. Passons sur le garnement qu’il avait été, tyrannisant ses frères et sœurs qui, par ailleurs, l’adoraient. Mais, au cours de ses vagabondages, il se lasse vite des gens qu’il fréquente ; les mesquins le dégoûtent, les cœurs purs l’ennuient parce que leur horizon est étroit. Il a dit lui-même que dans sa jeunesse il était facilement porté au mépris : les valeurs de son père qu’il avait intériorisées, le mépris de l’argent, des honneurs, de l’opinion commune, l’écartaient des uns ; la revendication vitale de sa personnalité encore en devenir le poussait à fuir tout ce qui pouvait ressembler à un piège : la camaraderie facile, l’intimité avec les êtres. Dans sa correspondance, il ne parle jamais des femmes. On peut supposer qu’il était sur ses gardes : la crainte du péché pesait encore sur lui.

C’est en Amérique qu’il s’en est débarrassé : la nature généreuse, exubérante, prodigue de beautés l’exalte. Il ne peut y avoir rien de mal à s’abandonner à la vie végétative. On cesse de vivre par la pensée, écrit-il, et ne sent plus que la volupté de voir.

Auparavant il avait déclaré à son frère, dans un grand mouvement d’éloquence : Depuis que j’ai vu les vagues dorées des tropiques, depuis que j’ai vu les oiseaux-mouches voler au milieu des lataniers, j’ai fait un paquet des hardes du vieil homme et je les ai jetées dans le Mississippi.

La rupture totale d’avec l’enfance se fera un peu plus tard, en Colombie. Le pasteur lui a écrit pour lui reprocher de ne jamais s’adresser à lui dans sa correspondance. Si je garde le silence, si je préfère l’exil au conflit, c’est que je ne pourrai jamais te dire les seuls mots que tu attends de moi ; je ne pourrai jamais te dire que je sens, que je pense, que je prie avec toi. Tel est le sens très clair de sa lettre, il refuse la religion du père, il s’abstrait de sa présence, il sera lui-même et seul.

De toutes les pérégrinations d’Élisée, celle qui le conduit à Neuwied mérite le plus d’éclaircissements. Le collège de Neuwied, près de Cologne, est tenu par les frères moraves. Le pasteur Reclus appartenait à l’église méthodiste, laquelle avait des liens avec les frères. Qui étaient-ils ? En partie les héritiers de Jean Hus, l’hérétique tchèque brûlé à Constance en 1415. N’acceptant d’autre autorité que l’écriture sainte, ils formaient des communautés d’hommes et de femmes vouées les unes à l’enseignement, les autres à l’évangélisation. Le quiétisme [2] imprégnait leur pensée.

Le pasteur, qui ne connaissait aucun obstacle quand la foi était en jeu, voulut que ses enfants fussent formés à la pure doctrine. Il conduisit donc les deux aînés, Suzanne et Élie, à Neuwied. Suzanne reviendra assez vite. Élie y restera deux ans. Élisée lui succédera. Étrange décision qui plonge les enfants dans un milieu inconnu, à mille deux cents kilomètres de chez eux, alors qu’on est encore au temps des diligences. A Neuwied, l’enseignement était donné en allemand à des élèves qui appartenaient à de pieuses familles allemandes, anglaises, parfois hollandaises. Rude école pour les enfants Reclus qui ne parlaient que le français ! Il y gagnèrent une bonne connaissance des langues, l’aptitude à en apprendre de nouvelles et y lièrent des amitiés durables, surtout Élie. Enfin, ils acquirent un sens aigu du cosmopolitisme : partout chez eux, toujours curieux du dehors, prêts à fraterniser avec quiconque partageait leurs idées, sans souci de nationalité.

Revenons sur les frères moraves, leur idéal de sainteté, leur séparation du monde, leur vie communautaire et encore leurs établissements dispersés par toute la terre. Reportons-nous au projet développé par Élisée Reclus au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, tenu à Berne en septembre 1868. Congrès marqué par la puissante présence de Bakounine. On y discute du fédéralisme, en proposant les modèles de la Suisse et des États-Unis. Pourquoi, dit Elisée, nous limiter aux États-Unis d’Europe ? Ce qu’il nous faut, c’est la république fédérale de la terre entière. Et il développe le projet de fonder la société nouvelle sur l’association : des associations qui se formeront et se déformeront par une conséquence voulue de la volonté des associés, se déplaçant avec le travail, tantôt pour édifier un faubourg de ville, tantôt pour construire une ligne de chemin de fer, même pour émigrer comme le font certaines associations de Russie.

On retrouve dans cette proposition qui recueillit 37 voix pour, 77 contre, l’horreur d’Élisée Reclus pour les frontières, son amour de l’indépendance, même au sein de l’union communautaire. Est-ce trop se risquer que d’y voir une réminiscence inconsciente du mode d’action des premiers frères moraves, mobiles, unis dans leur passion pour la foi, divers dans leurs activités ?

Certes il les a plus tard rejetés, condamnant leur bigoterie, leurs niaises préoccupations des petites choses. Mais leur exemple l’avait frappé puisqu’il est revenu chez eux aux alentours de sa vingtième année et que n’en a-t-il dit de beau dans son juvénile enthousiasme ! Il avait trouvé un modèle de vie, un cadre... pour un temps très court, trois mois seulement. Les frères eux-mêmes l’ont encouragé à reprendre ses études. On pourrait croire que tous cherchent à se débarrasser de cet encombrant jeune homme : il avait été renvoyé en 1849 de la Faculté de théologie de Montauban ; son séjour chez son oncle Chaucherie à Sainte-Foy semble avoir été orageux ; quant à la famille, on a vu que la dispersion était la règle.

Le voilà donc à Berlin, suivant les cours du fameux géographe Ritter. Notons que la science géographique émerge à peine et qu’elle est encore balbutiante en France. Il a enfin trouvé sa voie ! Il est en train de réaliser ce qu’il avait en tête, son réel projet d’avenir. Pour preuve, la lettre qu’il écrit à sa mère pour relater son voyage de Cologne à Berlin : c’est une superbe leçon de géographie, description du terrain, du relief, des cours d’eau, de la végétation... Pas un mot de piété.

Comment ses parents ont-ils pu s’imaginer qu’à Berlin il s’inscrirait en théologie ? Comment croire qu’on le coulerait un jour dans le moule méthodiste ? Il est très physique : quoique petit, il a des performances d’athlète. Il est impulsif : ému par la découverte de la mer qu’il n’a jamais vue, il se jette dans les bras de son frère et le mord à l’épaule. Quant à l’humilité, il n’en a pas trace : personne ne discute avec lui, on le laisse à ses raisons.

Toujours est-il que la mère, toute fleurie de bonnes intentions, lui écrit pour le féliciter du choix glorieux qu’il a fait. Point du tout, répond-il, je ne veux, ni ne peux ni ne dois être pasteur. Dans un texte superbement éloquent (il n’a prêché qu’une fois à Montauban mais il en fut enivré), il développe sa pensée : il se refuse à intervenir dans les cœurs. Son père poussait au mysticisme des jeunes filles à la tête faible ; il n’en a rien dit mais on sait que ces manipulations lui répugnaient. Chacun, dit-il, doit être son propre roi et son propre pasteur. Il se réfère aux Saintes Écritures : doivent être abaissés tous ceux qui s’érigent au-dessus des autres, en maîtres et en prophètes. Le père n’a rien à répondre : son propre enseignement se retrouve en son fils. Il est pris au piège de sa grande âme.

Il ne s’agit pas de suggérer que le protestantisme mène à l’anarchisme. Weber a bien montré que pour un bon protestant la fortune est perçue comme une récompense divine allant au juste et au vertueux. Mais la lecture serrée des prophètes, de l’Évangile, la tradition du libre examen préparent le terrain dans une âme entière qui va au bout de ses choix.

L’apprentissage de la tolérance

On ne peut passer sous silence la relation d’Élisée Reclus avec sa mère : il l’aimait, la respectait, la plaignait. Le pasteur, confiant en la Providence, avait la témérité des élus. Non content de l’arracher à son milieu, à sa vie confortable, il ne craignit pas de rendre sa femme dix-sept fois mère : trois fausses couches, un bébé mort au bout de quelques jours, deux filles disparues, l’une à 20, l’autre à 8 ans. Restent six filles et cinq garçons.

La mère était croyante mais plus du côté de Marthe que de celui de Marie, plus active que contemplative. Pour nourrir la nichée, elle ouvrit une école à Castétarbe, plus tard à Orthez, un pensionnat où la bourgeoisie protestante plaçait ses filles afin qu’elles devinssent des épouses et des mères accomplies.

La lutte quotidienne de la mère, Élisée n’a fait que l’entrevoir. Ce qui n’a pu lui échapper, c’est la diplomatie maternelle pour éviter les affrontements, dévier les heurts. Elle a réellement converti son mari à la tolérance, si l’on pense que les cinq fils sont tous devenus libres-penseurs, que parmi les filles un certain nombre a suivi et que cependant la famille est restée unie. Unie même après la Commune, après l’exil des deux aînés.

Ce vaillant exemple maternel de fidélité dans la conciliation, on en perçoit un écho dans Élisée disant à sa sœur : Ces missionnaires, ces pasteurs méthodistes qui enseignent la justification par la foi et d’autres sottises, nous devons les aimer et les respecter ; nous le retrouvons dans la correspondance suivie qu’il entretient avec Richard Heath, chrétien envers et contre tous, auquel il finit par écrire : Le socialisme n’est pas, comme vous le dites, issu de l’Évangile : l’un et l’autre sont issus de la philosophie occidentale. Quand il en est à affirmer cela, Reclus est un homme âgé qui a pris de la hauteur par rapport au débat. Pour en arriver à ce point, il lui faudra courir le monde, rencontrer force individus, se colleter avec maintes difficultés.

Reprenons-le en pleine jeunesse, à 25 ans. Il est en Colombie, alors appelée Nouvelle-Grenade [3]. Après un séjour (enchanteur) à Sainte-Marthe, il s’est établi à Riohacha, un territoire misérable, oublié de tous, où se développe une minuscule société. Reclus approuve et admire la façon dont ces isolés s’organisent, hors des lois, hors de la religion établie. Ils trouvent en eux-mêmes les véritables règles de la vie en commun : l’entraide, la tolérance mutuelle. Les couples ne se soucient ni de bénédiction ni d’engagement légal. Chacun paraît suivre sa fantaisie et cependant la collectivité fonctionne. C’est une leçon d’anarchisme sur le terrain.

Il est rentré pauvre et malade de Colombie mais riche d’expérience. Engagé par Hachette, il voyagera pour rédiger des guides (les fameux Guides bleus) et des articles. Il continuera à regarder, à réfléchir. Il sera mûr en 1865, à Florence, pour rencontrer Bakounine...

Hélène Sarrazin [*]

Les frères Reclus et Bakounine  



[1Cf. les travaux de Jean Valette sur les registres paroissiaux de la Vallée (Arch. dép. de la Gironde).

[2Doctrine mystique qui faisait consister la perfection chrétienne dans un état continuel de quiétude et d’union avec Dieu, où l’âme devient indifférente aux œuvres et même à son propre salut (NdR).

[3Cf. Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe, Élisée Reclus, éd. Zulma.

[*Hélène Sarrazin est l’auteur d’Élisée Reclus ou La Passion du monde, éd. La Découverte, Paris, 1985 (NdR).