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Coopératives - Pour faire bouillir la Marmite

samedi 27 mai 2023, par André Devriendt (CC by-nc-sa)

Les voies de l’émancipation ouvrière sont multiples et les coopératives, tout en améliorant les conditions de vie immédiates, permettent d’apprendre à gérer collectivement un bien commun. En 1867, Varlin lance une coopérative de consommation, la Ménagère, puis en 1868 un restaurant coopératif, la Marmite.

On les persécute, on les tue,
Quitte, après un lent examen,
A leur dresser une statue,
Pour la gloire du genre humain. [1]

Un homme, une voix, c’est le principe fondamental des organismes de l’économie sociale : coopératives, mu­tuelles, associations à buts non lucra­tifs régies par la loi de 1901, quel que soit l’apport de chacun et quelle que soit la fonction exercée. Ce principe ne pouvait que convenir à Varlin, mais ce n’est pas cela seulement qui l’a conduit à créer des coopératives. Dès le début du XIXe siècle, des tra­vailleurs ont cherché à se dégager de l’exploitation sans merci dont ils étaient victimes. On travaillait douze heures par jour pour des salaires de misère ; les enfants, dès l’âge de huit ans, devaient eux aussi travailler dans les manufactures, même parfois de nuit dans les plus mauvais cas.

Pas étonnant, donc, que les plus entreprenants de ces travailleurs aient adopté une forme d’organisa­tion du travail, de la production et de la distribution des produits qui visait à éliminer le patron, à donner à l’ou­vrier l’intégralité du produit de son travail (coopérative de production) ou qui supprimait le marchand, les inter­médiaires, le commerce (coopérative de consommation). Bien qu’on eût dit que le système coopératif n’est pas sorti du cerveau d’un savant ou d’un réformateur, mais des entrailles du peuple [2], les écrits de théoriciens tels que Fourier, Proudhon, Saint­-Simon, De L’Ange, Auguste Comte, Louis Blanc, Robert Owen... ont contribué puissamment au dévelop­pement du système coopératif.

L’économie sociale repose sur trois principes de base : l’adhésion volon­taire, l’égalité des droits, la non-rému­nération d’un capital ; les bénéfices étant distribués sous forme de pres­tations. La coopération, puisque c’est d’elle plus particulièrement qu’il s’agit ici, ce sont des producteurs ou des consommateurs qui s’associent libre­ment et administrent leurs affaires en dehors de toute tutelle étatique ou capitaliste. En eux-mêmes, le coopé­ratisme, le mutualisme ne sont pas révolutionnaires. Ils peuvent cepen­dant être un levier puissant pour un changement de société tel que nous le voulons. C’est aussi un lieu d’expé­riences, d’apprentissage de la gestion économique de la société.

En France, les premières associa­tions coopératives furent créées à Pa­ris en 1831 : Association des menui­siers, Association des typographes, Association des bijoutiers en doré (1843). A Lyon, ce fut, en 1835, le Commerce véritable et social. En Angleterre, vingt-huit tisserands fon­dèrent en 1844 la fameuse coopéra­tive les Equitables Pionniers de Roch­dale, qui donna l’essor à tout le mouvement coopératif dans le pays. En Allemagne, c’est d’abord sous la forme du crédit coopératif (mutuel) qu’apparut la coopération en 1845-1846 sous les efforts de Guillaume Raiffeisen puis de Schulze-Delitzsch.

L’idée faisait donc son chemin, mais c’est la révolution de 1848 qui fit « exploser » le mouvement coopéra­tif. Des centaines de coopératives furent créées. Cependant, l’élan fut rapidement brisé lorsque le Second Empire, en 1852, prit la décision de dissoudre toutes les coopératives. Un nouveau départ eut lieu à partir de 1864, notamment des coopératives de consommation, lorsque l’Empire devint « libéral », car il avait besoin de l’appui de la classe ouvrière.

Evidemment, un mouvement de cette importance, et vu son ambition, ne pouvait que susciter des contro­verses au sein de la classe ouvrière organisée et de la société en général. Les économistes, d’abord méfiants, finirent par conclure que, somme toute, la coopération pourrait être un barrage à la révolution, par une réforme sociale pacifique du problème des rapports du capital et du travail.

Londres septembre 1865 (Source le blog de Michèle Audin)

En ce qui concerne les socialistes, l’accueil fut variable. Jusqu’à la Commune, les socialistes français furent favorables. Les thèses marxis­tes, opposés, ne furent vraiment connues en France qu’à partir de 1872. La théorie de Lassalle sur la loi d’airain fut alors répandue. On la connaît : quoi qu’on fasse sous le régime capitaliste, le salaire de l’ouvrier se règle toujours sur ses dépenses pour son entretien. Il ne peut être supérieur. Donc, affirmaient les marxistes, les coopératives de consommation font jouer un rôle de dupe au travailleur, car plus on dimi­nuera le coût de la vie —ce qui était un des principaux buts des coopéra­tives— plus on fera diminuer son salaire. Dans ce sens, le coopératisme ne sert à rien. De plus, ils le considé­raient comme un moyen insuffisant et chimérique d’émancipation du sala­riat ; il retardait même la révolution nécessaire. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à penser ainsi, mais reve­nons au temps de Varlin.

Le coopératisme, ou la coopération, fit l’objet du point 5 de l’ordre du jour du congrès de Genève de l’Internatio­nale, qui se tint du 3 au 8 septembre 1866. Varlin y participait.

Ce point 5 de l’ordre du jour, inti­tulé « Travail coopératif », fit l’objet d’une résolution dans laquelle le congrès précisait qu’il ne devait pas procla­mer un système spécial de coopéra­tion, mais se limiter à l’énoncé de quelques principes généraux. L’Association internationale des tra­vailleurs reconnaissait le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société pré­sente, basée sur l’antagonisme des classes. [Son] grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de pro­ducteurs libres et égaux.

Toutefois, le mouvement coopéra­tif était considéré par le congrès comme impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour cela, des changements généraux sont indispensables. Le congrès recom­mandait aux ouvriers d’encourager la coopération de production plutôt que la coopération de consommation. Enfin, les sociétés coopératives devaient consacrer une partie de leurs fonds à la propagande de leurs prin­cipes et, surtout, pour les empêcher de dégénérer, elles devaient accorder le même salaire à tout ouvrier ou employé, associé ou non.

Varlin et le coopératisme

Eugène Varlin. Portrait par Félix Vallotton paru dans La Revue blanche en 1897.

Varlin dut suivre attentivement le congrès de Genève et particulièrement la discussion du point 5 de l’ordre du jour. En effet, il était déjà convaincu de la nécessité de constituer des grou­pements corporatifs, des coopératives, dans lesquels les travailleurs auraient un peu plus de sécurité et de bien-­être et acquerraient l’habitude de la solidarité et la conscience de leurs intérêts collectifs.

Dans un article de la Marseillaise, il écrivait : Les sociétés ouvrières, sous quelque forme qu’elles existent actuel­lement, ont déjà cet immense avan­tage d’habituer les hommes à la vie de société et de les préparer ainsi pour une organisation sociale plus étendue. Elles les habituent non seulement à s’accorder et à s’entendre, mais encore à s’occuper de leurs affaires, à s’orga­niser, à discuter, à raisonner de leurs intérêts matériels et moraux, et tou­jours au point de vue collectif, puisque leur intérêt personnel individuel, direct, disparaît dès qu’ils font partie d’une collectivité.

La position du congrès ne pouvait donc que le renforcer dans son opi­nion. Dès le 1er mai 1866, il avait créé la Société civile d’épargne et de cré­dit mutuel des ouvriers relieurs. C’est lui qui en rédigea les statuts, dans lesquels, il faut le souligner car ce n’était pas courant à l’époque, l’égalité des droits des relieurs et des relieuses était affirmée.

Revenu de Genève, il entreprit de constituer une coopérative de consom­mation. Ce fut fait en 1867 : la Ména­gère, coopérative de consommation, fonctionne. Puis, le 19 janvier 1868, Varlin fonde un restaurant coopéra­tif : la Marmite, qui eut un tel succès que trois succursales durent être rapi­dement ouvertes. Au conseil d’admi­nistration, autour du président Eugène Varlin, on trouve Nathalie Lemel, Alphonse Delacour, Antoine Bourdon, Louis Varlin. Ces coopéra­tives fonctionnèrent parfaitement jusqu’à la fin de la Commune. La Marmite comptait 8 000 adhérents.

Charles Keller, membre de l’Inter­nationale, communard, composa des poèmes dont l’un, mis en musique par James Guillaume, a connu un grand succès sous le nom de la Jurassienne :

Ouvrier, prends la machine,
Prends la terre, paysan !
Carte consommation de La Marmite. Source : commune1871.org

Keller, donc, fréquenta assidûment la Marmite, et il décrit ainsi l’atmo­sphère chaleureuse qui y régnait : On y prenait des repas modestes, mais bien accommodés, et la gaieté régnait autour des tables. Les convives étaient nombreux. Chacun allait chercher lui­-même ses plats à la cuisine, et en ins­crivait le prix sur la feuille de contrôle qu’il remettait avec son argent au camarade chargé de le recevoir.
Généralement, on ne s’attardait pas et, pour laisser la place à d’autres, on s’en allait après avoir satisfait son appétit.
Parfois, cependant, quelques camarades plus intimes prolongeaient la séance, et l’on causait. On chantait aussi. Le beau baryton Alphonse Delacour nous disait du Pierre Dupont, le Chant des ouvriers, la Locomotive, etc. La citoyenne Nathalie Lemel ne chantait pas ; elle philoso­phait et résolvait les grands problèmes avec une simplicité et une facilité extraordinaires.

Varlin montre encore dans son acti­vité de coopérateur qu’il ne se conten­tait pas de propager des théories ni d’attendre le Grand Soir pour entre­prendre la transformation de la société. Il était bien conscient que la création de coopératives, de sociétés de crédit mutuel ne serait pas suffi­sante pour amener une ère nouvelle. Mais il comprit qu’à de nouvelles conditions économiques et sociales devaient correspondre de nouvelles méthodes de formation, d’organisa­tion et de combat. Il ne pratiquait pas la politique du pire pour faire éclater plus vite la révolution. La souffrance des travailleurs, il la vivait quoti­diennement. Et si l’émancipation de ces travailleurs, l’abolition du sala­riat étaient bien son but, il fallait vivre en attendant, ne pas s’en remettre à la charité, aider les ouvriers à améliorer leur sort immé­diat en les aidant à créer des associa­tions qu’ils géreraient eux-mêmes et dans lesquelles ils feraient l’appren­tissage de la gestion, de l’administra­tion du pays.

Un siècle plus tard, après l’écrou­lement du communisme marxiste, nous sommes devant les mêmes pro­blèmes, plus graves encore. Jamais, peut-être, l’urgence de la transfor­mation de la société n’a été aussi grande. Les organismes de l’économie sociale existent toujours, quoique bien menacés et dans leur existence et dans leur « éthique ». Les libertaires devraient sans doute en faire une des pierres de la fondation de l’édifice social de demain.

 

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[1Chanson de Béranger : les Fous.

[2Charles Gide, les Sociétés coopératives de -consommation.