Les premiers résultats sont somme toute modestes. Mais bientôt l’action est prise en main par le secrétaire de la Fédération des Bourses, Georges Yvetot, qui devient, après l’unité syndicale, le n°2 de la CGT. L’auteur du Nouveau Manuel du soldat —qui paraît en 1902 et évoque, bien sûr, le « Sou » dans sa conclusion— va dès lors consacrer des efforts incessants à donner vie et réalité à l’institution.
Sans attendre, il adresse à chacune des Bourses 500 lettres à faire parvenir aux soldats stationnés dans leur ville. Les appelés sont invités à fréquenter les « maisons » syndicales : Au milieu de nous ils seront chez eux (...). Il sera mis à leur disposition papier à lettre et timbres-postes ; ils auront libre accès à nos cours professionnels, réunions récréatives ou corporatives, conférences littéraires, artistiques, scientifiques ou sociales, ainsi qu’à nos bibliothèques, etc.
Alerté, le ministre de la Guerre ne tarde pas à faire interdire aux militaires l’accès aux Bourses. Il s’inquiète même que les soldats puissent entendre un autre langage que celui des officiers : Il importe d’ailleurs que cette propagande soit soigneusement exclue de la caserne et que des mesures soient prises pour en interdire l’accès à tout écrit ou imprimé analogue qui, sous une forme quelconque, prétendrait exercer sur le soldat une action indépendante de l’autorité militaire ou non contrôlée par elle.
(Général André, lettre confidentielle au gouverneur militaire de Paris, avril 1902)
Débuts difficiles, très surveillés, entravés même par les autorités. La question du « Sou du soldat » n’en revient pas moins à l’ordre du jour de tous les congrès syndicaux, notamment confédéraux (Bourges en 1904, Amiens en 1906, Marseille en 1908), avant que d’être largement relancée au début de la décennie suivante. Ce sont désormais des dizaines de Bourses, de très nombreux syndicats qui adressent, plus ou moins régulièrement il est vrai, semblable envoi aux soldats. Une circulaire accompagne souvent les mandats, à l’occasion du jour de l’an ou du 1er mai. Les secrétaires des Bourses, signataires de ces lettres, exercent un mandat syndical. Faut-il dès lors s’étonner que le contenu de ces courriers reflète leurs préoccupations de syndicalistes ?
Un moyen d’action antimilitariste
Tous les leaders de la jeune CGT et, a fortiori, tous les adhérents de la centrale syndicale ne sont pas, à proprement parler, des militants antimilitaristes. Tous ne sont pas, comme Émile Pouget ou Paul Delessale, venus de l’anarchisme. Ni, comme Georges Yvetot, membres très actifs d’un groupement spécifique tel que l’Association Internationale Antimilitariste (AIA), créée en 1904 à Amsterdam. Force est pourtant de constater qu’à l’aube du XXe siècle les animateurs du mouvement ouvrier sont des syndicalistes révolutionnaires qui ont pour souci de dénoncer et combattre le militarisme, d’en faire une critique radicale pour aboutir non à la « démocratisation » de l’armée (comme les radicaux) ou à sa réforme (comme les socialistes, partisans de milices inspirées de la Suisse), mais à sa suppression totale.
Dès sa création, la CGT se place, en effet, dans une perspective révolutionnaire. Entendant regrouper, en dehors des écoles politiques, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat
(Congrès de Montpellier, 1902), le syndicat, organe de lutte dans le domaine économique, analyse en termes de lutte de classes les rôles et fonctions de l’appareil militaire.
A plusieurs reprises, les syndicalistes révolutionnaires ont alors le sentiment de vivre une veillée d’armes avant l’assaut contre la société bourgeoise et il est aisé de percevoir la nécessité qui est la leur de neutraliser, à tout le moins, la troupe. Pacifistes, internationalistes et bientôt de plus en plus clairement antipatriotes, ils ont également pour souci d’éviter la guerre entre nations. Pour tenter de s’opposer à la terrible boucherie qui menace d’éclater —plusieurs fois, l’on craint le pire, du « Coup » de Tanger à l’affaire d’Agadir— ils proclament haut et fort, au fil des congrès, qu’à toute déclaration de guerre, ils veulent répondre par la grève générale insurrectionnelle
(Congrès de Marseille, 1908, notamment).
Au-delà de ces moments de crise, c’est dans la lutte quotidienne que l’armée joue un rôle de « fusilleuse », de « briseuse de grève ». A Longwy en septembre 1905, nous rappelle Madeleine Reberioux, à Raon-l’Etape en juillet 1907, ce sont les forces de l’ordre qui tuent ; dans le bassin de Lens, après la catastrophe de Courrières, le sang ne coule qu’après l’entrée en scène de la cavalerie.
[1] Les forces de police supplémentaires sont manifestement insuffisantes à contenir la montée des grèves et les soldats sont constamment utilisés dans le maintien de l’« ordre ». Chaque fois que des travailleurs tentent d’obtenir, par la grève, quelques maigres avantages, une petite amélioration de leur sort, c’est à la troupe qu’ils ont affaire. A chaque pas, le gréviste se heurte au soldat
, note amèrement Yvetot dans le Nouveau Manuel du soldat.
Appel à la désobéissance
Les jours de grève ou de manifestations syndicales, les pelotons de cavalerie patrouillent, en effet, dans les rues des faubourgs ouvriers. Devant l’usine aux portes closes, devant les demeures bourgeoises du patron et de l’ingénieur s’alignent les rangs des fantassins. Parfois, comme à Saint-Étienne, Châlons-sur-Marne, Draveil, Villeneuve-Saint-Georges ou Limoges, la cavalerie charge dans la foule, les soldats font feu. Et tuent. La liste est longue des victimes du fusil « Lebel » : 9 morts et 167 blessés pour la seule année 1907, 10 morts et 600 blessés l’année suivante.
D’autres fois, des milliers de militaires occupent le carreau des mines, les gares et les voies ferrées ; des soldats sont employés à faire les « jaunes » en remplaçant les travailleurs. Et l’on voit même des grévistes contraints de reprendre leur travail (les cheminots) sous peine d’être poursuivis comme insoumis : ils étaient convoqués à une période militaire de réserve sur leur lieu de travail !
L’antimilitarisme du mouvement ouvrier est, certes, avant tout, l’une des formes de la lutte des classes. Mais les théoriciens et orateurs du syndicalisme révolutionnaire n’ont aucune difficulté à montrer dans l’armée le suprême rempart d’un ordre social qu’il s’agit de renverser. L’antimilitarisme qu’ils s’efforcent de développer trouve son aliment le plus sûr dans le déroulement hélas fréquent des conflits sociaux.
Dans ces conditions, l’on conviendra qu’il serait inconséquent pour eux de ne pas utiliser le « Sou du soldat » comme instrument privilégié de propagande et d’agitation. Nombre de syndicats ne s’en privent pas, ce dont témoignent les archives de la police.
Depuis la création du « Sou », les policiers surveillent son développement. Ils enquêtent, interceptent les lettres adressées à des soldats, les archivent et les comparent. La note de synthèse que consacrera la Sûreté générale au « Sou », à la date du 1er décembre 1912, est un document remarquable, précieux pour qui veut faire œuvre d’historien [2]. Ce rapport de 43 pages cite nombre de circulaires qui, jointes aux mandats, sont de véritables appels à l’indiscipline : Si le malheur voulait que tu sois appelé sur un champ de grève (...) pour rien au monde tu ne deviendras l’assassin de tes frères de labeur.
(lettre adressée aux soldats par la Bourse du travail de Bourges). D’incitation à la désobéissance, à lever « crosse en l’air » : La Chambre syndicale, confiante en vous, estime, quoique soldat (...) qu’en aucune circonstance vous ne deviendrez les défenseurs de ceux qui nous oppressent, (...) que jamais vous ne deviendrez les assassins de vos frères de misère.
(Chambre syndicale de la Maçonnerie de Paris, 29 décembre 1908). D’appels à lever « crosse en l’air » et, même, parfois, à utiliser son fusil à des fins plus légitimes : Nous sommes convaincus que le cas échéant tu saurais te servir de ton arme pour défendre les intérêts d’exploité et non pour défendre ceux de nos exploiteurs.
(Terrassiers de la Seine, septembre 1911).
Les dangers de guerre se faisant menaçants, l’antipatriotisme est clairement réaffirmé, parfois, comme dans ce courrier envoyé aux appelés à l’occasion du 1er mai :
Camarades,
Le premier mai 1909, la Chambre syndicale, en cellule consciente du prolétariat, s’apprête à manifester à la face du monde patronal, bourgeois et capitaliste, les sentiments revendicatifs qui animent ses membres.
A cette occasion, elle pense aux camarades, revêtus contre leur gré de la livrée militaire, et leur rappelle que l’uniforme dont ils sont affublés porte le stigmate de l’assassinat d’ouvriers coupables d’avoir voulu une atténuation à l’exploitation de l’homme par l’homme.
Camarade, la Chambre syndicale vous sait, malgré les leçons journalières des Valets Galonnés du Capital, incapable de tirer sur vos frères de misère, de toutes contrées, de toutes frontières. (...)
(Chambre syndicale de la Maçonnerie et de la Pierre, 1er mai 1909)
Poursuite contre les maçons
L’autorité militaire cherche à entraver le développement du « Sou », elle en appelle à la répression. Dans un premier temps, les Parquets ne poursuivent pas, faute de provocation directe à la désobéissance. L’une des lois scélérates de 1894, votée à la suite de la vague d’attentats anarchistes, va cependant être utilisée : perquisitions, arrestations. Le cycle répressif est alors bien connu des militants. Plus qu’à l’ordinaire peut-être, les pouvoirs publics cherchent à faire un exemple : c’est la Chambre syndicale de la Maçonnerie et de la Pierre qui est visée, trois de ses dirigeants qui sont incarcérés. Un exemple car ce syndicat témoigne fréquemment de sa combativité ouvrière et organise de nombreux mouvements revendicatifs (journée de 8 heures, suppression des tâcherons, augmentation des salaires, grèves importantes dont une de... 42 jours en 1906...) ; un exemple également parce que peu de syndicats se montrent autant scrupuleux à appliquer les consignes de la CGT au sujet du « Sou ». Les perquisitions révèlent que les soldats bénéficiaires du « Sou » sont plus de 500 pour ce seul syndicat, alors que les lettres jointes aux mandats sont, on l’a vu, d’une virulence certaine.
Aux poursuites succèdent bientôt les protestations, énergiques et nombreuses : dans la seule région parisienne, 41 syndicats font savoir qu’ils ont une caisse du « Sou du soldat » et demandent à être poursuivis, 13 à Bordeaux, et bien d’autres aussi à Saint-Étienne, Lyon... Ce sont 12 000 manifestants qui se pressent aux abords du Palais de justice où les trois leaders, Viau, Baritaud et Dumont sont finalement condamnés à 6 mois de prison, le 19 janvier 1912.
Tu sais ce que doit te dicter ta conscience En janvier 1911, la Bourse du travail de Bourges envoie un mandat de 5 francs à ses adhérents sous les drapeaux. La lettre suivante est épinglée au mandat : Cher camarade, |