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Antimilitarisme et syndicalisme : « Le Sou du soldat » (1900-1914) [1]

dimanche 23 janvier 2022, par Michel Auvray (CC by-nc-sa)

Petite somme d’argent envoyée, plusieurs fois l’an, aux syndiqués encasernés, le « Sou du soldat » témoigna, au début du siècle, d’une volonté ouvrière de maintenir le contact avec les travailleurs sous l’uniforme. Simple pratique d’une élémentaire solidarité ? Moyen de propagande antimilitariste ? Et, en ce cas, de quelle efficacité ?
L’institution est originale et méconnue. Les mandats étaient souvent accompagnés de lettres virulentes et les gouvernants y virent l’occasion de faire condamner une vingtaine de dirigeants de la CGT, de faire même dissoudre des syndicats d’instituteurs. Né d’une analyse lucide des fonctions de l’armée, le « Sou du soldat » marqua, en quelque sorte, l’apogée du syndicalisme révolutionnaire, avant que l’Union sacrée ne vienne militariser les corps et les esprits.

Septembre 1900. L’espace d’un été, Paris se veut reine du monde. L’Exposition universelle continue à attirer de très nombreux visiteurs. Il en restera un moyen de transport : la première ligne de métro a été, pour l’occasion, inaugurée.

A l’aube d’un siècle nouveau, les passions déchaînées par l’affaire Dreyfus sont loin d’être éteintes. Le capitaine juif injustement condamné vient à peine d’être gracié et l’armée apparaît bien comme l’« Arche sainte » des couches conservatrices. Le service militaire, généralisé par les lois de 1872 et 1889, lui fournit désormais en grand nombre, et pour trois ans, des conscrits qu’elle s’efforce de soumettre à l’obéissance aveugle.

Sous la prétendue douceur de vivre de la « Belle Époque », les grèves ouvrières se font plus dures, plus longues, de plus en plus nombreuses. Organisés en syndicats et Bourses du travail, les militants du mouvement ouvrier sont d’autant moins enclins à oublier le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891, que la troupe est fréquemment appelée à réprimer dans le sang grèves et manifestations de rue. C’était encore le cas, juste avant l’été, à Chalon-sur-Saône. Rien de surprenant donc à ce que le 8e congrès de la Fédération des Bourses du travail, réuni à Paris du 5 au 8 septembre 1900, examine les moyens à mettre en œuvre pour maintenir le contact avec les jeunes syndiqués encasernés : le « Sou du soldat » est né.

A l’exemple de l’Église

La majorité des jeunes conscrits étant, depuis les récentes réformes militaires, appelés à la caserne, la hiérarchie catholique en était venue à qualifier la conscription d’impie dans son principe et de destructrice de la liberté de conscience. De fait, l’Église n’appréciait guère la remise en cause de ses privilèges, les atteintes portées à son influence. Et le clergé catholique avait eu, le premier, l’idée de rester en relation avec les hommes appelés au service militaire. Les prêtres qui échappaient encore à l’obligation prétendue commune n’en étaient pas moins convaincus que leurs jeunes fidèles étaient, au régiment, placés dans une atmosphère pernicieuse pour leur développement moral. Ils les invitaient donc à passer leurs moments de détente dans des « cercles catholiques » où ils pouvaient trouver réconfort spirituel et quelques menus avantages concrets : papier, timbres et même de petites sommes d’argent. Les fonds nécessaires étaient recueillis dans une sorte de caisse dénommée, déjà, le « Sou du soldat ».

Les syndicalistes connaissent ce précédent et vont s’employer à l’imiter. En 1897, lors du congrès de la Confédération générale du travail (CGT) tenu à Toulouse, la Commission de la grève générale avait proposé que, pour maintenir en rapports fréquents les syndicats avec leurs adhérents subissant la loi militaire, les syndicats s’imposent une cotisation supplémentaire dont le produit [soit] réparti entre les camarades devenus soldats.

La proposition n’avait pas été retenue par le congrès mais plusieurs syndicats avaient pris l’initiative de prélever de légères cotisations pour envoyer de menus secours à leurs adhérents au régiment. Il paraissait, à vrai dire, très difficile d’assurer cette liaison, les syndicats étant organisés en corps de métiers spécifiques, et leurs adhérents dispersés dans de nombreuses villes de garnison. Le rapprochement, puis la fusion (qui interviendra en 1902) entre la CGT et la Fédération des Bourses du travail facilitait grandement la tâche : ce qu’un syndicat de province ne pouvait entreprendre pour des soldats ayant appartenu à d’autres corporations était désormais possible pour une Bourse du travail rassemblant des syndicats très divers, au niveau de la ville.

C’est donc au congrès de la Fédération des Bourses qu’en septembre 1900 est adopté, à l’unanimité, l’ordre du jour suivant :

Pour affirmer les sentiments de solidarité ouvrière, pour éviter aux jeunes soldats la souffrance de l’isolement et l’influence démoralisante du régiment, le Congrès décide : Les jeunes travailleurs qui ont à subir l’encasernement devront être mis en relation avec les secrétaires des Bourses du travail de la ville où ils seront en garnison.

Plusieurs moyens concrets sont définis : cours professionnels du soir ; mise à leur disposition de salles de lecture, bibliothèques et objets nécessaires à la correspondance ; enfin, création d’une caisse de secours spéciale pour leur venir en aide, par le versement d’une cotisation mensuelle d’un sou par syndiqué.

Une œuvre de solidarité

Œuvre de solidarité mise en place afin que les soldats ne restent plus dans leur néfaste isolement, le « Sou du soldat » a, dès le début, pour but de créer une « famille de solidarité » aux conscrits dans les villes de garnison où ils sont affectés.

L’appel que le Comité confédéral de la CGT adresse immédiatement aux organisations est à cet égard explicite : Nous savons tous que, dès que l’un des nôtres devient soldat, il rompt tous liens avec ses camarades de la veille et, absorbé par les inutiles autant qu’absurdes exercices militaires, il désapprend son métier, perd le goût du travail (...). Il est indispensable que, dans la ville où il est appelé à être en garnison, le soldat ne se trouve pas isolé. (...) Il est facile d’assurer un pied-à-terre aux camarades devenus soldats, de leur rendre la vie militaire moins pesante, moins douloureuse, et aussi d’organiser des fêtes familiales où ces isolés de la famille puiseront les forces morales et les sentiments d’union qui doivent toujours régner entre les enfants du peuple.

Si la solidarité et les relations fraternelles mises en œuvre par les syndicalistes sont, en quelque sorte, le pendant de la charité et du soutien spirituel distillés par les congrégations religieuses, il s’agit aussi, bien sûr, pour la CGT, de renforcer la syndicalisation : Il va sans dire que cette œuvre amicale ne doit pas se limiter aux seuls syndiqués, elle doit s’étendre aux déshérités des principes syndicaux qui, avant d’être appelés à la caserne, sont, par ignorance, restés à l’écart du mouvement corporatif (...). Grâce à cette pratique constante de la solidarité, les travailleurs gagneront en conscience et seront mieux préparés à la lutte pour leur émancipation intégrale.

Témoignage de solidarité, pratique éducative, moyen d’une prise de conscience, soit. Instrument d’agitation ? De propagande antimilitariste au sein des casernes ? Répondre par l’affirmative paraît prématuré même s’il est vrai que le même appel de la Confédération évoque au passage une raison bien précise de briser l’isolement : (...) Il faut que [le soldat] se trouve entouré d’amis qui lui rappellent que, soldat par la loi, il ne doit jamais commettre le crime de lever contre ses frères de travail l’arme que lui ont confiée ses ennemis de classe. Souci légitime. Et propos au demeurant fort mesurés.

Dès 1901, plusieurs organisations syndicales, telle la Chambre syndicale des ouvriers en instruments de précision, font connaître qu’elles ont institué une caisse du « Sou du soldat » : elles envoient, plus ou moins régulièrement, une petite somme d’argent, par mandat. Une lettre signée du secrétaire de la Bourse accompagne souvent les 5 ou 10 F attribués par soldat. Seuls les appelés au service militaire bénéficient du « Sou », les volontaires, engagés sous contrat, en étant exclus.

« Aux camarades de la caserne »
Au moment où la plupart d’entre vous, en se retrempant dans l’affection de ceux qui leur sont chers viennent d’y puiser courage et consolation pour achever leur temps de service militaire, nous nous faisons un devoir de leur rappeler qu’ils peuvent se trouver en famille dans leur ville de garnison.
Qu’ils viennent aussi souvent que possible dans nos organisations ouvrières, ils y trouveront l’affection vraiment sincère et fraternelle, en même temps que la plus franche cordialité, le plus intéressé dévouement, la plus pure solidarité.
Il sera mis à leur disposition : papier à lettre et timbres-poste ; ils auront libre accès à nos cours professionnels, réunions récréatives ou corporatives, conférences littéraires, artistiques, scientifiques ou sociales, ainsi qu’à nos bibliothèques, etc.
Au milieu de chez nous, ils seront chez eux.
Nous nous ingénierons à leur procurer plaisirs et distractions en organisant, exprès pour eux, des matinées artistiques dont les programmes auront l’attrait que peuvent avoir pour les hommes intelligents les concerts ou beuglants ordinaires.
En un mot, nous souvenant du temps où, comme vous, nous subissions la vie triste et déprimante du soldat, nous voulons faire pour vous ce qu’on ne fit pas pour nous.
Nous voulons vous arracher pendant quelques moments —autant que vous le voudrez— aux amères songeries, autrement que par les libations abrutissantes et les fréquentations qui avilissent.
Par les distractions saines et fortes que vous trouverez parmi nous, vous ne pourrez oublier qu’avant tout, vous êtes des hommes !
Par le chaud et réconfortant accueil que nous vous ferons, vous ne pourrez oublier qu’avant tout, vous êtes nos frères !
Camarades,
Souvenez-vous de ce que vous étiez avant d’être au régiment.
Songez à ce que vous serez lorsque vous le quitterez.
Syndiqués ou non, amenez-nous de vos camarades de la caserne. Ils seront bien reçus et voudront revenir.
Les camarades soldats qui craignent, en venant à nous, d’être signalés ou remarqués par leurs chefs, sont peu confiants en nous et en eux.
Qu’ils sachent qu’il ne leur sera rien fait s’ils n’ont pas peur, et que nous saurons créer l’agitation nécessaire si l’on interdisait aux soldats l’entrée de nos Bourses du travail, syndicats et réunions amicales, alors qu’on encourage l’accès des églises, presbytères et offices religieux.
Vous êtes invités à venir à l’adresse ci-des-sous !
(suit le tampon de la Bourse de la ville)
(Cette circulaire de la Fédération des Bourses du travail fut adressée, en 1902, à chacune de ses affiliées, par colis de 500 à distribuer aux soldats de la localité).

Voir en ligne : Cet article de Michel Auvray est extrait du Gavroche N°38 - Mars-Avril 1988. Tous les numéros de cette revue (1981-2011) sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.