La IIIe République, lors de son avènement, rend aux mutualistes la liberté de désigner eux-mêmes leurs présidents. Il fallut cependant attendre dix-sept ans pour qu’une loi, qui sera la charte du mouvement mutualiste pendant un demi-siècle, soit promulguée.
A dater de ce moment, les sociétés de secours mutuels n’ont plus besoin d’autorisation préalable pour se créer. Leurs fondateurs n’ont d’autre obligaition que de communiquer les statuts à l’Administration, qui vérifie seulement s’ils sont conformes aux lois en vigueur. Dorénavant aussi, l’obligation — comme sous le Second Empire — de créer exclusivement des sociétés communales est supprimée. Les sociétés peuvent être départementales, professionnelles, nationales. Elles ont le droit de constituer entre elles des unions et des fédérations. Dès lors, la mutualité se développe rapidement.
Les premiers gouvernemenrts de la République entendarient bien, naturellement, bénéficier des mesures qu’ils prenaient en faveur de la mutualité. Dire le bien qu’on a fait et qu’on continuera de faire pour les sociétés de secours mutuels, c’est dire en réalité que le gouvernement de la République est resté fidèle à ses traditions et à ses promesses, et c’est en réalité dire du bien du gouvernement de la Répubique
, décliarait un ministre de l’époque : Louis Barthou.
Effectivement, les gouvernements vont agir pour se ménager le soutien du mouvement mutualiste, qui aura alternativemenrt comme ministère de tutelle soit le ministère du Travail, soit celui des Affaires sociales. Les préfets représentent les ministres.
A cette époque, c’est-à-dire à la fin du siècle dernier, la séparation entre la mutualité et le syndicalisme est consommée. Le mouvement ouvrier s’organise ; La Confédération générale du travail (C.G.T.) est créée en 1895. De plus en plus, les sociétés de secours mutueils vont se confiner dans leur rôle social. Le fossé va s’élargir, les préoccupations n’étant plus les mêmes. Par exemple, le syndicalisme conteste violemment le régime de retraites instauré en 1910 tandis que la mutuailité en revendique la gestion.
Au début de notre siècle, les ouvriers ne représentaient que 13 % des effectifs des mutualistes. La grande majorité des adhérents était composée de petits commerçants, d’artisans, de petits cultivateurs, etc. Elle était petite-bourgeoise dans son ensemble, et c’est ce qui explique la solliciude dont firent preuve à son égard les gouvernements de l’époque. Les présidents de la République déclarent être les premiers mutuailistes de France. Ainsi, Félix Faure est président d’honneur de plusieurs sociétés de secours mutuels. Les ministres participent souvent aux assemblées et aux banquets qui les terminent. Un autre président de la République, Emile Loubet, d’autre part président de la Société de secours mutuels de Montélimar, devient président d’honneur de l’Union nationale des présidents de sociétés de secours mutuels. Armand Fallières, Raymond Poincaré, Paul Deschanel, Alexandre Millerand, Gaston Doumergue garderont des liens très étroits avec la mutualité.
Puis la période faste prend fin, la mutualité n’est plus seule, les Assurances sociales naissent en 1930...
Pour donner une idée de l’intérêt manifesté par les pouvoirs publics à la mutualité, signalons deux fêtes grandioses qui se sont déroûlées à Paris en 1904 et en 1905.
Le 30 octobre 1904, la Fédération nationale de la mutualité, créée en 1902, organise une énorme assemblée suivie d’un non moins énorme banquet puisque 30 000 personnes y participent sous la présidence du président de la République Emile Loubet.
L’année suivante, ce sont 50 000 personnes qui se groupent au Champ-de-Mars, défilent et banquettent, toujours sous la présidence d’Emile Loubet.
Ensuite, on cessa ce genre de festivités gigantesques pour en revenir à des manifestatiions de plus modeste envergure.
L’essor. - Quelques chiffres
En 1850, environ 3 000 sociétés de secours mutuels fonctionnaient, regroupant quelque 800 000 membres.
En 1890, les sociétés de secours mutuels comptaient 1 400 000 adhérents.
En 1898 : 1 900 000.
En 1905 : 3 750 000.
En 1914 : 5 300 000.
En 1930 : 8 200 000.
En 1938 : 9 800 000 inscrits dans plus de 30 000 sociétés.
De nos jours, enrviron 23 millions de personnes bénéficient de la mutualité ; elles sont réparties dans 8 000 sociétés mutualistes.
L’evolution. - Les mutuelles d’entreprise
Nous avons vu que les premières sociétés qui s’assignèrent pour but d’apporter une aide matérielle à leurs membres en cas de ma1adie, d’accident, ou lorsque l’âge ne leur permettait plus de travailler, étaient des sociétés professionnelles issues des corporations qui créèrent les confréries réunissant maîtres et ouvriers ; plus tard, ce sont les sociétés compagnonniques, composées uniquement d’ouvriers salariés, qui fondèrent leurs propres sociétés de secours. Ensuite on vit apparaître des sociétés « territoriales » qui ne recrutaienrt plus, ou pas seulement, leurs membres dans une profession, mais parmi les habitants de la commune. Sous le Second Empire, d’ailleurs, seules celles-ci furent autorisées. Les autres continuèrent à fonctionner de façon clandestine ou semi-clandestine. Puis, à l’avènement. de la IIIe République, les entraves levées, les sociétés de secours mutuels connurent un développement considérable, aussi bien les mutuelles territoriales, familiales, que professionnelles.
Une autre catégorie de mutuelles, pratiquement inexistantes autrefois, a connu un grand essor : ce sont les muruelles d’entreprise.
La taille des entreprises, sous l’Ancien Régime, ne permettait guère de créer une société de secours. Il suffit de se souvenir que la moyenne des ouvriers employés par entreprise ne dépassait pas 16. Quelques grandes manufactures existaient bien, les mines employaient aussi beaucoup de monde (4 000 ouvriers aux mines d’Anzin), mais c’étaient encore des exceptions.
Les premières associations que l’on pourrait assimiler à des sociétés de secours mutuels d’entreprise, c’est dans les imprimeries qu’on les trouve. Dans les imprimeries, les ouvriers créaient une « chapelle », petite association réservée au personnel. En 1653, il existait une chapelle dans la célèbre imprimeirie Plantin. La caisse était alimentée par les travailleurs. Cette pratique s’est prolongée jusqu’à nos jours, particulièrement dans les entreprises de presse. Ainsi, à Paris, chaque atelier avait sa caisse, appelée « tontine », dont les secours distribués aux malades s’ajoutaient aux prestations versées par la Sécurité sociale, la mutuelle, éventuellement le comité d’entreprise. De cette façon, les travaiileurs palliaient les insuffisances du système social obligatoire. Les typographes, les correcteurs, les rotativistes, les photograveurs, les clicheurs avaient chacun leur caisse ; quelquefois, certains s’unissaient. Aujourd’hui, cette pratique disparaît, remplacée par des organismes paritaires professionnels et l’adhésion à un système de prévoyance mutualiste national.
La mutualité d’entreprise s’est développée lentement après la Révolution. En 1902, sur 15 000 sociétés recensées, on ne comptait encore que 500 mutuehles d’entreprise.
1945 est une date importante dans l’histoire de la mutualité. C’est l’année où les ordonnances créent la Sécurité sociale, les comités d’entreprise, et établissent un nouveau statut pour la mutualité. Les
sociétés de secours mutuels se nomment maintenant « sociétés mutualistes ». Ce sont les vraies mutuelles ; elles sont à but non lucratif, soumises au Code de la mutualité qui définit leurs obligations tant en ce qui concerne la gestion de leurs fonds, que leurs statuts, leur fonctionnement, afin de garantir les adhérents. Dans les entreprises, c’est la société mutualiste qui devra gérer les œuvres sociales ; le comité d’entreprise donne son avis pour la création de la mutuelle et il est représenté de droit au conseil d’adminstiration.
A partir de ce moment, les sociétés mutualistes vont se développer comme jamais jusqu’alors. La mutuatlité voyait ses traditions respectées, ses libertés élargies, son implantation dans les entreprises assurée. Son nouveau statut garantissait un fonctionnement démocratique des sociétés et permettait aux adhérents de prendre en main leurs propres affaires. Si l’on veut, la voie était ouverte à ce que l’on pourrait appeier « l’autogestion mutualiste », ce que les libertaires appelaient « la gestion directe ». Le journal le Monde écrivait en juin 1980 : Avec ce principe d’autogestion, on faisait coïncider une tradition mutuailiste ,très vivante dans un pays où la mutualité a longtemps servi de substitut à un syndicalisme hors-la-loi, et une immense aspiration à des formes de démocratie plus concrètes.
On ne peut pas dire que les notables de la mutuailité traditionnelle, issue du Second Empire, aient accueilli avec une joie délirante l’intrusion des soqiétés mutualistes d’entreprise, liées davantage au mouvement syndical.
Dans l’entreprise, la société mutualliste permet aux salariés syndiqués (à quelque confédération syndicale que ce soit) ou non syndiqués de se retrouver pour gérer leur mutuelle. Cependant, la mutualité n’échappe pas toujours aux divisions syndicales, et il arrive que dans certaines entreprises importantes (Renault, par exemple) deux ou trois sociétés mutualistes rivales se disputent le personnel !
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale les sociétés mutuailistes d’entreprise se sont multipliées, mais il fallut attendre le congrès de Bordeaux, en 1964, de la Fédération nationale de la mutualité française, pour qu’apparaisse enfin une prise de conscience par l’ensemble du mouvement mutualliste du rôle de la mutualité dans l’entreprise. Depuis, des comités départementaux, un comité national de la mutualité dans l’entreprise ont été créés au sein de la Fédération nationale de la mutualité française ; cependant, c’est le seul organisme qui n’élit pas son président, ce qui est une preuve que les mutuelles d’entreprise n’ont pas encore acquis la place qui devraient être la leur au sein du grand mouvement mutualiste français. Ce sont ces réticenœs, œtte hostilité, qui s’estompent heureusement, qui amenèrent des sociétés mutualistes d’entreprise à créer la Fédération nationale des mutuelles de travailleurs, en 1960, après que plusieurs de ces sociétés eurent été « mises à l’écart » de la Fédération nationalle de la mutuailité française parce qu’elles s’opposaient vigoureusement aux atteintes portées à la Sécurité sociale.
Rapports avec les syndicats
Dès la fin du siècle dernier, les rapports entre le mouvement mutualiste et le mouvement syndical commencèrent à se détériorer. Le syndicalisme, dans son ensemble, se méfiait d’un mouvement protégé par les plus hauts dignitaires de. l’État et qui s’intégrait si parfaitement à la politique officielle. Ainsi, un délégué du comité fédéral de la Fédération de la métallurgie déclarait, au congrès de Paris en 1903, concernant la mutua !lité :
Nous faillirions à notre devoir si d’ores et déjà nous ne mettions en garde nos camarades contre cette forme d’association, laquelle, nul ne l’ignore, sourit beaucoup aux économistes bourgeois. La mutuafüé transforme l’action syndicale en quelque chose d’innommable, à la solde d’un maître, gouvernement ou patron.
La critiqué est sévère ! Pas sans fondement, cependant, car pendant que les ouvriers et la C.G.T. mènent des luttes très dures, les dirigeants mutualistes reçoivent trop souvent, pour les récompenser de leur zèle bienpensant, des distinctions honorifiques : Légion d’honneur, palmes académiques, ordre du Mérite...
Malgré tout, certains syndicats, soucieux de la protection sociale des travailleurs, créent entre les deux guerres des sociétés mutualistes dans les entreprises, particulièrement pendant la période du Front populaire.
Les rapports arvec les millieux d’avant-garde n’étaient évidemment pas meilleurs ; la mutualité n’avait pas la faveur des milieux libertaires, entre autres. On peut lire dans l’Encyclopédie anarchiste :
Ce n’est pas que le principe en soit condamnable, tout au contraire, elle représente la plus belle et la plus libre forme d’organisation de la solidarité humaine. Elle est bien préférable à toutes les charités ou philanthropies officielles ou privées, puisque c’est sur leur effort seul, leur soutien mutuel et réciproque que les membres comptent pour pallier dans une certaine mesure les vicissitudes de la vie. Ce qui lui a le plus aliéné la sympathie des esprits d’avant-garde, c’est que le mouvement mutualiste actuel [1930] est animé d’un esprit mesquin, étroit et conservateur. [...] Dans son principe et dans son essence, la mutualité aurait pu être la forme la plus humaine, la plus pratique et la plus libertaire de la solidarité. Elle est le correctif indispensable à l’individualisme. [...] Ce n’est pas le principe qui est mauvais, c’est l’usage qu’on en a fait.
Notons encore que la mutualité traditionnelle s’est opposée à l’instauration des Assurances sociales, ces dernières représentant, croyait-elle, un grand danger pour elle. En effet, ce système de prévoyance obligatoire aurait pu détourner les mutualistes de leurs sociétés. En fait, la mutualité s’est fort bien adaptée, en devenant complémentaire des Assurances sociales, en obtenant souvent la gestion de leurs caisses. Le même état d’esprit a régné chez les dirigeants de la Mutualité française après la Seconde Guerre mondiale. Pendant une vingtaine d’années, ils furent des opposants à la Sécurité sociale, à la construction de laquelle ils ne furent d’ailleurs pas invités en raison, certainement, de leur attitude passée envers les Assurances sociales. Là encore, le mouvement syndical a regardé longtemps avec méfiance cette mutualité dont les représentants au sein des conseils d’administration des caisses de la Sécurité sociale votaient souvent avec les représentants patronaux. Ces dirigeants mutualistes freinaient le développement de la Sécurité sociale qui devait, comme l’avait prévu le législateur en 1945, prendre totalement en charge les frais médicaux et pharmaceutiques. C’est pour cette raison et sous prétexte de neutralité que la mutualité ne réagissait pas aux coups portés à la Sécurité sociale par le patronat et les pouvoirs publics pour réduire considérablement son rôle dans la protection sociale des salariés.
Finalement, devant la réalité des faits et les agissements du patronat qui voulait non seulement réduire le rôle de la Sécurité sociale mais aussi celui de la mutualité pour donner la place aux compagnies d’assurance, poussée par les mutuelles de fonctionnaires, les mutuelles de travailleurs, la mutualité reprit peu à peu sa place dans le combat général pour une protection sociale au plus haut niveau aux côtés des autres organisations de salariés, principalement des organisations syndicales.