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II. – La Mutualité - Caractère de la mutualité

jeudi 30 novembre 2023, par André Devriendt (CC by-nc-sa)

La mutualité, au cours de son histoire tantôt combattue tantôt adulée, parfois en même temps et quelle que soit la forme du pouvoir en place, représente de nos jours une importante partie du secteur de l’économie dite sociale qui englobe outre la mutualité : le crédit mutuel, les coopératives, les associations à buts non lucratifs (loi de 1901, comités d’entreprise, syndicats, etc.), la mutualité agricole, les assurances à carac­tère mutualiste... Les principes communs à toutes les composantes de l’économie sociale, ce sont, tels qu’ils sont définis par Thierry Jeantet et Roger Verdier dans leur livre l’Économie sociale :

  La volonté de s’associer spontanément.
  Le partage démocratique du pouvoir (un homme égale une voix) quel que soit l’apport de chacun en idées, en force de travail, en moyens matériels ou financiers.
  Les buts non lucratifs et le non-cumul de profits individuels.
  La volonté d’épanouissement moral et intellectuel à l’intérieur du groupe, mais aussi vis-à-vis de l’extérieur (formation des salariés, des usagers, des administrateurs).

Que ces principes soient appliqués à la lettre, c’est une autre question  ! Mais nous avons cependant là une forme d’économie intéressante face à la seule alternative que nous ayons actuellement dans ce domaine et dont les deux composantes sont chacune aliénante : l’économie libé­rale et l’économie étatisée. L’économie sociale n’est pas une construction théorique à expérimenter dans le futur, elle existe et est fondée sur des principes auxquels des libertaires ne devraient pas, a priori, être hostiles. Non seulement l’économie sociale existe, mais elle « pèse lourd », car elle représente :

 6 % de l’économie nationale.
 5 % de l’emploi (1 070 000 salariés, 154 000 entreprises).
 100 milliards de francs lourds de transactions.
 250 milliards de dépôts.
 30 % du marché de l’agro-alimentaire.
 35 % du marché de l’assurance automobile.
 50 % du marché de la pêche artisanale.

Si Proudhon revivait, il constaterait sans doute avec plaisir que l’économie mutualiste (ou mutuelliste) pour laquelle il avait tant combattu s’est considérablement développée à notre époque. Sa puissante voix s’élèverait alors sûrement pour fustiger les déviations et montrer, avec clarté et lucidité, le chemin sûr dans lequel s’engager pour fonder une société libre, sans classes et sans privilèges.

Voici la définition de la mutualité qu’il a donnée dans son livre De la capacité politique des classes ouvrières :

Le mot français mutuel, mutualité, mutation, qui a pour synonyme réciproque, réciprocité, vient du latin mutuum, qui signifie prêt (de consommation) et, dans un sens plus large, échange. On sait que dans le prêt de consommation, l’objet prêté est consommé par l’emprunteur, qui n’en rend alors que l’équivalent, soit en même nature, soit sous toute autre forme. [...] De là toutes les institutions du mutuellisme : assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuels  ; enseignement mutuel  ; garanties réciproques de débouché, d’échange, de travail, de bonne qualité et de plus juste prix des marchandises, etc. Voilà ce dont le mutuellisme prétend faire, à l’aide de certaines institutions, un principe d’État, une loi d’État, j’irai jusqu’à dire une sorte de religion d’État, d’une pratique aussi facile aux citoyens qu’elle leur est avantageuse ; qui n’exige ni police, ni répression, ni compression, et ne peut en aucun cas, pour personne, devenir une cause de déception et de ruine. [...] L’égalité se réalisera par le mutuellisme, la liberté par le fédéralisme.

La mutualité dont nous parlons ici concerne les « secours mutuels » ; c’est un des aspects du vaste système mutuelliste tel que l’envisageait Proudhon pour remplacer le système capitaliste libéral.

Il convient de faire remarquer, avant tout autre développement, le caractère spécifique de la mutualité ; ce caractère, c’est la solidarité. La mutualité n’a rien à voir avec la charité, même si certaines sociétés de secours mutuels ont pu accoler parfois, dans le passé, les mots de bien­faisance ou de charité dans la dénomination de leur organisation.

En effet, la charité, comme chacun sait, consiste à recevoir quelque chose de quelqu’un (des secours) sans rien donner en échange. Elle a un caractère humiliant pour celui qui reçoit. Dans la mutualité, au contraire, il y a réciprocité. En échange d’un apport — d’une cotisation dirions-nous aujourd’hui — versé à un groupe auquel on s’associe, on a le droit de percevoir une aide, des secours (des indemnités ou prestations), lorsque le sort nous est défavorable. Il y a égalité dans les rapports entre les individus et non plus soumission.

Dans un mémoire intitulé : Plan d’une maison d’association dans laquelle au moyen d’une somme très modique chaque associé s’assurera dans l’état de maladie toutes les sortes de secours qu’on peut désirer, paru en 1754, un mutualiste, Piarron de Chamousset, projetant de créer une « clinique mutualiste » définit très bien le caractère de réciprocité qui règnera dans l’association qu’il compte fonder pour gérer son hôpital :

L’établissement n’ayant d’autres fonds que le contingent des asso­ciés, il ne sera point honteux de recevoir des secours qu’on aura payés d’avance. On ne devra rien à la commisération des autres, car chacun n’aura en vue que son propre intérêt. Tous concourent en commun à établir des fonds, parce que aucun ne peut être assuré d’une santé constante  ; et si ceux qui sont assez heureux pour n’être pas dans le cas d’y avoir recours fournissent plus qu’elle ne leur rend, ils jouissent de l’avantage d’envisager un asile qui peut un jour devenir nécessaire ; et par là, ils sont exempts de bien des inquiétudes. Si, quand je me porte bien, je paie par le prix modique de mon association pour celui qui souffre, il en fait autant pour moi dans le même cas. C’est la loi générale de l’humanité mise en exécution d’une manière prudente et déterminée ; c’est le bien de la société civile étendu à une circonstance encore plus nécessaire que toutes celles auxquelles elle a pourvu jusqu’ici.
En un mot, cette association comme toutes celles dans lesquelles on se fait l’honneur d’entrer est une communauté de fonds établie pour les besoins de tous les membres. Peut-il donc y avoir une condition pour laquelle il ne soit pas honnête de jouir des avantages qu’elle se procure elle-même  ?

Nous avons là le principe mutualiste fondamental : réciprocité, égalité, solidarité. Principe qui est rappelé dans le Code de la mutualité :

Les sociétés mutualistes sont des groupements qui, au moyen des cotisations de leurs membres, se proposent de mener, dans l’intérêt de ceux-ci ou de leur famille, une action de prévoyance, de solidarité, d’entraide, visant notamment la prévention des risques sociaux et leurs conséquences  ; l’encouragement de la maternité et la protection de l’en­fance et de la famille ; le développement moral, intellectuel et physique de leurs membres.

Les sociétés mutualistes ne peuvent instituer des avantages parti­culiers en faveur de certains membres participants et au détriment des autres s’ils ne sont pas justifiés, notamment par les risques apportés, les cotisations fournies ou la situation de famille des intéressés.

La mutualité, au fond, est une des formes de protection sociale (comme le système social obligatoire, le syndicalisme, etc.) que les hommes ont créées pour perpétuer l’entraide, la solidarité qu’ils ont pratiquées depuis toujours, du moins entre les membres d’un même clan, comme l’a si bien démontré Kropotkine, entraide qu’ils ont adaptée suivant l’évolution des sociétés dans lesquelles ils ont vécu et qui, d’ailleurs, serait antérieure à l’homme lui-même puisque, toujours selon Kropotkine : Telle est la tendance de la nature, non pas toujours plei­nement réalisée, mais toujours présente. C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, l’océan. Unissez-vous  ! Pratiquez l’entraide  ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral. Voilà ce que la nature nous enseigne  ; et c’est ce qu’ont fait des animaux qui ont atteint la plus haute position dans leurs classes respectives. C’est aussi ce que l’homme — l’homme le plus primitif — a fait  ; et c’est pourquoi l’homme a pu atteindre la position qu’il occupe maintenant...