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Nicolas Stoïnov (1862-1963)

samedi 16 décembre 2023, par Georges Balkanski (CC by-nc-sa)

Libertaire-éducateur. Né le 19 décembre 1862 à Choumen de famille citadine d’origine paysanne qui continuait toujours de travailler la terre et de s’occuper, en même temps, principalement l’hiver, d’artisanat (tailleurs) à domicile. Maitre d’école, vrai éducateur du peuple, le pacifiste intransigeant, l’homme le plus fidèle à ses conceptions libertaires et révolutionnaires, Nicolas Stoïnov célébra modestement son centenaire en 1962 et combattit jusqu’au dernier souffle par la plume et la parole la tyrannie bolchevique.

Pour nous qui l’avons connu personnellement depuis 1923, le « grand-père », comme tout le monde l’appelait avec une certaine vénération, était « l’histoire vivante ». Il avait déjà 15 ans lorsque la libération nationale intervint et il se rappelait bien l’époque héroïque de Botev.

Terminant la « IVe classe » de l’école de ce temps-là, il suivit des cours de pédagogie et se prépara à la carrière noble et bien aimée d’éducateur populaire dans le sens le plus large du terme. Malgré les possibilités d’occuper des postes plus avantageux qui se présentaient pour l’intelligentzia en Bulgarie, récemment libérée, il se sentait prédestiné à se donner entièrement à l’œuvre de l’éducateur du peuple. Plusieurs fois déplacé et congédié, il ne quitta jamais la région relativement limitée de ses activités, les districts de Choumen, Varna, Dobritch, Silistra.

En tant qu’antimilitariste et pacifiste profondément convaincu et dévoué, il fut emprisonné à Roussé pour refus de service militaire.

Contemporain des massacres paysans à Douran-Koulak pour leur refus de payer la dime, Stoïnov leva énergiquement sa voix de protestation et participa activement à la formation des associations agricoles professionnelles (genre de syndicats des petits cultivateurs), surgies spontanément de la propre initiative des paysans.

Fondateur des premiers syndicats d’instituteurs et de leurs unions départementales d’abord et de leur fédération nationale ensuite (1895) : promoteur en collaboration de Spiro Goulaptchev des premières écoles du soir pour l’alphabétisation des adultes dans le pays, des cénacles d’éducation et militant actif des maisons de culture (Tchitalichta), Nicolas Stoïnov fut l’un des édificateurs de la culture populaire à l’époque qui suivit la libération nationale. Dans le mouvement libertaire, il a été le militant infatigable dont la présence n’a jamais manqué. Sa participation au Ve congrès de la F.A.C.B. à Yambol, en 1923, Demeurera inoubliable.

A la retraite, notre « grand-père » travaille à sa vigne, près de Choumen, que lui-même planta dans un sol caillouteux dont la préparation avait demandé beaucoup d’efforts. C’est là que ses amis paysans allaient le voir et écouter ses conseils. Mais il ne menait pas une vie isolée, ne perdait pas contact avec le peuple et suivait de près les événements.

Les traits les plus distinctifs de son caractère furent la sensibilité, la tolérance, la bonté qui se reflétaient dans ses yeux et sa voix douce et, surtout, la modestie. Et justement, puisqu’il était ainsi, il devint libertaire. Aimant profondément les hommes, il était incapable de commander. Il se serait laissé tromper et abuser plutôt que de tromper et d’imposer sa volonté aux autres. Un « chrétien de la première époque du christianisme » ! Incapable de commettre aucun acte de violence, il demeura cependant toujours ferme et intransigeant dans sa position révolutionnaire, dans ses conceptions selon lesquelles le monde capitaliste et autoritaire contemporain ne saurait être reconstruit sans une révolution sociale radicale.

Lorsque le régime personnel du roi Boris III s’instaura et que la Bulgarie s’engagea dans la voie du fascisme, avec les arbitraires policiers et les « disparitions sans traces », le « grand-père », l’ancien et le proche ami de l’écrivain Anton Strachimirov, leva, comme lui, sa « haute voix »... Des militaires avaient enlevé à Chumen des étudiantes, les avaient violées et assassinées. Nicolas Stoïnov, publiant dans la presse une « lettre ouverte », dénonça le scandale et provoqua ainsi une enquête pour découvrir et punir les criminels.

Éditeur de divers journaux et collaborateur de plusieurs autres publications, auteur de livres et de brochures [1], Stoïnov fut l’un des rares libertaires bulgares qui ont publié des œuvres originales. Avec des centaines de conférences et de causeries, parallèlement à l’enseignement à l’école, il exerça une énorme influence directe sur des dizaines de milliers de personnes par ses idées nouvelles et humanitaires. Ses élèves et admirateurs furent innombrables, ainsi que ses amis dans tous les milieux sociaux. L’on pourrait dire de lui, ce qui est rare à dire, et plus encore d’un révolutionnaire, que c’était un homme qui n’avait pas d’ennemis.

Le changement du régime politique le 9 septembre 1944, avec l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, ne pouvait pas le tromper. Le vieux libertaire savait parfaitement que tout pouvoir est source de tyrannie, de violence, d’injustice et de privilèges, même lorsque ce pouvoir s’instaure au nom de grandes idées socialistes. C’est pour cette raison qu’il resta à l’écart. C’est pour cette raison aussi que personne en « haut lieu » ne parlait de lui. Il n’y avait pas pour lui de médailles, si bon marché pour les autres. Même sa mort ne fut pas annoncée dans la presse officielle.

Cependant, lorsque la grande vague de répression déferla avec le Ve congrès du P.C.B., en décembre 1948, il n’a pas été oublié. Convoqué au commissariat de police, Stoïnov fut menacé d’internement dans un camp de concentration.

Vers 1955, ayant ressenti le besoin d’exprimer publiquement son opinion sur les événements intérieurs et extérieurs, ne trouvant nulle part une tribune libre, il commence à publier un bulletin personnel et manuscrit qu’il colla sur les murs et diffusa dans les cafés lui-même. Et, toujours sans bruit, sans tapage inutile, sans réclame, « paisiblement », pacifiquement.

Ce sage centenaire incarnait la résistance pacifique mais ferme au régime antihumain qui l’avait mis dans un isolement complet, comme dans une prison, censurant sa correspondance et empêchant toute visite d’amis. Et il s’éteint aussi doucement et pacifiquement qu’il avait vécu, en 1963, a l’âge de 101 ans.

Voir en ligne : N. Stoïnov, Un centenaire bulgare parle


[1Les vaines promesses d’en haut et la réalité en bas, La situation du paysan et la nécessité de son instruction, La dégénérescence du socialisme, de la social-démocratie, etc., etc. Son dernier livre publié à l’étranger fut Un centenaire bulgare parle. Paris. 1968. Éditions « Notre route ». 186 pages.