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Les « Industrial Workers of the World » face au mythe américain

mardi 22 mars 2022, par Thierry Porré (CC by-nc-sa)

« Dieu n’a pas pendant un millénaire préparé les peuples teutoniques et de langue anglaise pour rien d’autre qu’une vaine et paresseuse admiration d’eux-mêmes. Il a fait de nous les maîtres organisateurs du monde pour que nous établissions l’ordre où régnait le chaos. Il nous a rendus aptes à gouverner pour que nous puissions administrer les peuples barbares et séniles. Sans une telle force, ce monde retomberait dans la barbarie et la nuit. Entre toutes les races, il a désigné le peuple américain comme la nation de son choix pour finalement conduire la première génération du monde ». Ainsi parlait l’étonnant sénateur Beveridge au début du siècle au sujet de l’Amérique centrale, les mêmes propos pouvaient s’adapter au mouvement ouvrier américain qui à cette époque était majoritairement constitué d’immigrés de fraîche date ne parlant que peu ou mal l’anglais. Les Américains dits de souche ne les considéraient pas beaucoup mieux que du bétail humain et craignaient les élans de révolte, voire révolutionnaires de ces prolétaires venus du vieux monde avec le mirage de l’Amérique prolifique plein la tête.

La théorie du self made man, le déracinement, tout cela aurait pu contribuer à ce que Slaves, Russes, Juifs allemands et polonais, Italiens, Grecs, Scandinaves et autres ne pensent qu’à leur ascension sociale. En effet en compétition sur le marché du travail, ils subissaient le contre-coup des « privilèges et priorités » des émigrations précédentes : Irlandais, Allemands, Anglais.

Comme le souligne Larry Portis dans son excellent ouvrage sur les Industrial Workers of the World : non familiers de la langue anglaise et des coutumes du Nouveau monde, les travailleurs immigrés dépendaient de leurs éventuels employeurs et de l’État. Prolétariat docile, encore sous le choc de la scission d’avec leurs sociétés et cultures traditionnelles, cette masse de travailleurs était sans défense face à l’émergence sauvage de la production industrielle américaine d’alors. Considérée comme une menace pour le trade-unionisme américain cette nouvelle et croissante masse d’ouvriers sera d’ailleurs souvent employée par les capitalistes en tant que moyen formidable de briser les grèves [1].

Une classe ouvrière empêtrée dans le corporatisme hérité du trade unionisme britannique, une masse d’immigrés sous-payés et corvéable à merci, l’affaire se présentait bien pour le capitalisme américain. Pourtant tout n’était pas éteint des révoltes des précédentes émigrations quant à Chicago les anarchistes pour la plupart d’origine allemande payèrent de leur vie les premiers pas pour les 8 heures [2]. C’était en 1885 qu’on pouvait lire dans le New York Tribunes : Les brutes [les grévistes] ne comprennent d’autre raisonnement que la force, une force dont ils puissent se souvenir pendant des générations... Ce à quoi répondait le Chicago Times : On devrait lancer des grenades sur ces syndicats. Cela leur donnerait une bonne leçon et ferait réfléchir les autres au destin qui les attend. [3].

La toute jeune et encore combative, AFL, dans une résolution datant de 1884, soutenait la lutte pour les 8 heures... Mais au début de ce siècle l’arrivée de nouvelles couches d’émigrants, le repli des ouvriers qualifiés vers des positions corporatistes, amenèrent plusieurs centaines d’ouvriers à se réunir le 27 juin 1905 à Chicago pour fonder les Industrial Workers of the World.

Prônant l’action directe, repoussant le parlementarisme, il a été dit que les IWW étaient à la frontière du marxisme et de l’anarchisme. Le fait que les théoriciens de l’ultra-gauche (Korsch, Mattick, Pannekoeck) aient glorifié l’action du seul mouvement révolutionnaire qui ait existé aux USA dans le même temps où ils critiquaient la CNT en Espagne [4] pourrait nous induire en erreur. En fait les IWW étaient plus qu’hostiles aux querelles internes sur des questions de théorie, ce qui les intéressait c’était organiser les travailleurs là où ils étaient exploités dans leur entreprise. Comme le disait leur préambule : La mission historique de la classe ouvrière est de supprimer le capitalisme. L’armée des producteurs doit être organisée non seulement pour la lutte quotidienne contre les capitalistes, mais aussi pour prendre en mains la production quand le capitalisme aura été renversé. En nous organisant par les industries, nous formons la structure de la nouvelle société à l’intérieur même de l’ancienne. Rejetant le parlementarisme et, les partis politiques, les IWW rejoignaient en fait la CGT du début du siècle [5] avec le particularisme américain de s’adresser à une multitude de races et cela au-delà des syndicats de métiers traditionnels.

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Les émigrés italiens eurent un rôle important dans les premières années des IWW. Ainsi Arturo Giovannitti, Carlo Tresca étaient les animateurs infatigables de grèves. Et cela au même titre que Adolph Lessing ou Big Bill Haywood.

Il ne peut y avoir donc d’un côté une organisation syndicale entraînant avec elle les immigrés anglo-saxons et de l’autre côté un milieu anarchiste italien vivant en vase clos.

Sacco et Vanzetti étaient-ils en marge de ce mouvement ouvrier qui pourtant exprimait lui aussi leur idéal libertaire ?

Si on lit Sacco son opinion sur le syndicalisme en lui-même (fut-il anarcho-syndicaliste) est assez nuancé : Qu’est-ce qui autorise donc Baldazzi [6] à faire une description aussi offensante des travailleurs, lui qui n’est pas resté une demi-journée parmi nous ? Leur refus d’adhérer à l’IWW ? Car elle est si profonde et vaste la doctrine de ces condottieri que la conscience, la bonté, l’éducation du prolétariat dépendent à tout le moins de son adhésion plus ou moins hypothétique au syndicat [7].

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Sacco et Vanzetti vivaient dans un milieu bien déterminé, celui des Italiens arrivés après les grandes migrations du début du siècle. Ce qui explique peut-être qu’ils n’aient pas été emportés par le mouvement des IWW.

Quand nos deux compagnons furent inculpés la même répression s’abattait sur l’organisation syndicale et les milieux émigrés. Quand le 5 mai 1920, Sacco et Vanzetti sont arrêtés, les IWW sont durement frappés par la répression. En effet si dès la fin du siècle dernier patronat et États américains conjuguent leurs efforts pour criminaliser toute action syndicale qui entrave leur profit, la Première Guerre mondiale va leur donner l’occasion d’en finir avec les IWW. [8]

Avant l’entrée en guerre des États-Unis les IWW menaient de front avec les luttes salariales et le combat contre l’accusation de terrorisme, une campagne antimilitariste, ainsi leur Xe congrès en 1916 proclamait : Nous condamnons toutes les guerres, et pour les prévenir, nous préconisons la propagande antimilitariste en temps de paix, pour promouvoir la solidarité de classe entre les travailleurs du monde entier et en temps de guerre la grève générale de toutes les industries.

Pour les militants des IWW ce n’étaient pas de simples résolutions de congrès [9], ils appliquèrent ce qu’ils avaient décidé, le payant de leur vie.

C’est en combattant les « profiteurs de guerre » (War profiteers) que les IWW atteignirent le maximum de leurs possibilités (40 000 adhérents en 1923). En première ligne étaient bien sûr les propriétaires des mines de cuivre et les scieries [10]. Si jusqu’alors la loi considérait les agissements des syndicalistes après un jugement, à partir de mars 1917 il en fut autrement. Les lois du « syndicalisme criminel » furent promulguées tout d’abord dans les États de l’Idaho et du Minesota. En outre capables de troubler l’ordre public, les IWW étaient accusés d’être payés par le Kaiser ! Anti-américains, soutenus par la jeune révolution russe, agents de l’impérialisme allemand, tout était fait pour que l’opinion publique américaine renie ces « fils indignes » et approuvent les mesures prises contre eux.

Syndicalistes chargés dans des wagons à bestiaux lors de la déportation de Bisbee en 1917.

Non content d’employer les méthodes « traditionnelles » (provocations policières, meurtres, saccages des locaux, interdictions des journaux, arrestation des militants, etc.) le patronat américain innova encore. Ainsi le 12 juillet 1917 les mineurs IWW de Bisbee (Arizona) et leurs sympathisants (1 167 personnes) furent déportés et internés dans le désert du Nouveau Mexique sous la surveillance de l’armée.

Dans la suite des lois contre le « syndicalisme criminel » l’ensemble du mouvement des IWW fut paralysé jusqu’à la fin de la guerre et ce n’est qu’en 1919 qu’un congrès aura lieu. Il n’est pas dans notre but d’écrire ici l’histoire des IWW, mais de montrer que des martyrs de Chicago à la répression contre les syndicalistes, à l’assassinat de Sacco et Vanzetti, il y a un fil directeur, une Amérique contre l’autre.

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Ce n’est pas un hasard si l’avocat Fred H. Moore deviendra fin 1920 le défenseur de Sacco et Vanzetti. Ayant renoncé à sa carrière pour être au service des IWW, il avait été sollicité par Carlo Tresca et Elisabeth Gurley Flynn [11]. Point de jonction entre deux mondes dans le Nouveau monde. Celui des travailleurs industriels et celui des immigrés anarchistes italiens. Le patronat américain les traitait de manière identique même s’ils ne combattaient pas sur le même terrain.

Dans le traitement des sauvages par une nation civilisée, la question de dignité nationale ne se pose pas : avec eux on agit comme si c’était des bêtes sauvages ; le choix entre le combat, la persuasion et le recul ne dépend que de ce qui apparaît le plus facile et le plus sûr. Cette déclaration du général F. Waler « célèbre » dans la décimation des indiens Apaches, pouvait être reprise par le capitalisme américain pour tous ceux qui gênent son profit, qu’ils s’appellent Sacco, Vanzetti, IWW ou autre.


[1IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis. Larry Portis (Editions Spartacus 70F. En vente à Publico).

[2Il s’agit bien des martyrs de Chicago, August Spies. Albert Parsons, Adolphe Fischer, Laris, Lingg, Oscar Neebe, Michael Schwab, Georges Engel, Frielden.

[3Cité dans le livre de Bernard Thomas, Les provocations policières, paru en 1972 chez Fayard (Grands problèmes contemporains).

[4Korsch, Mattick, Pannekoek, Ruhle, Wagner, La contre révolution bureaucratique, collection 10/18.

[5Dans une lettre à Trautman le 29 mai 1905, Emile Pouget, secrétaire adjoint de la CGT, assura au nom de la confédération, la jeune organisation ouvrière américaine de leur soutien et de leur sympathie.

[6Baldazzi : Redacteur du Proletario.

[7Sacco et Vanzetti par Ronald Creagh (Actes et mémoires du peuple. La découverte) page 50.

[8Quand Larry Portis dans son livre IWW el syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (Spartacus) appelle la période de 1917 à 1919 La grande répression et celle de 1919 à 1924 L’éclipse des IWW il ne fait que constater l’état des faits.

[9Songeons un instant à l’attitude des directions syndicales en Europe à la même époque. L’union sacrée et le revirement des principes n’étaient pas inscrits dans les statuts des IWW.

[10Par exemple le prix du bois de charpente était monté de 16 à 116 dollars les mille pieds, Larry Partis cite même le cas où le gouvernement paya jusqu’à 1 200 dollars le mille de sapins.

[11Elisabeth (la « Jeanne d’Arc » des IWW) était la secrétaire de la Worker’s Defense Union.