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Histoire du mouvement libertaire en Bulgarie - II. – Aperçu historique général

vendredi 24 novembre 2023, par Georges Balkanski (CC by-nc-sa)

Il serait absurde de penser et d’affirmer que les peuples sont historiquement prédestinés à accepter et réaliser certaines idées sociales plutôt que d’autres conceptions. Mais, en étudiant l’histoire des mouvements sociaux et révolutionnaires des divers pays, l’on constate que chaque peuple a ses particularités et obéit à des facteurs de caractère historique, géographique, politique, économique et culturel qui le rendent prédisposé à adhérer à certaines idées sociales, en les transformant ensuite en mouvements. En effet, le peuple bulgare avait une telle prédisposition pour l’anarchisme due :

1) à ses traditions séculaires de communauté, de sociabilité et d’entraide ;
2) à l’influence historique indirecte du Bogomilisme (mouvement social et religieux à caractère nettement libertaire) ;
3) à son propre esprit de négation de tout ce qui vient de l’État, conséquence de la négation qui s’est formée chez lui dans la résistance à la domination étrangère turque, représentant pendant près de cinq siècles l’organisation étatique de la société ;
4) au mouvement révolutionnaire spontané, mouvement des Haïdouks, suscité comme réaction contre cette domination étrangère.

Précédés par d’autres peuplades slaves qui envahirent les Balkans par le Nord, les Bulgares, arrivés là, trouvèrent une organisation sociale de communes paysannes qu’ils acceptèrent rapidement en se fondant dans cette masse slave largement prédominante par son nombre et, peut-être, par sa structure économique supérieure.

Plus tard, par la conversion des Bulgares au Christianisme et avec l’invasion du clergé byzantin, le féodalisme commence à pénétrer et menace la commune paysanne. C’est justement comme réaction contre cette influence extérieure byzantine que prend naissance le bogomilisme en défense de la Commune paysanne et contre le dogmatisme chrétien, au IXe siècle. Le bogomilisme, sous l’aspect d’une hérésie religieuse, n’est en réalité qu’un mouvement social et même révolutionnaire, typique pour l’époque, d’un caractère libertaire accusé. Bien qu’écrasé par le feu et l’épée, comme le Catharisme en France, apparu plus tard, sous l’influence du bogomilisme, ce mouvement, raffermit et enrichit les traditions d’entraide et de vie communautaire. Le mouvement des Haïdouks se manifeste initialement par des actions individuelles de vengeance à la suite d’offenses à l’honneur (viols, injures, etc) ou de dommages aux intérêts personnels et prend de plus en plus la forme de guérillas de groupes organisés pour terminer par un vaste mouvement révolutionnaire de libération nationale. Les méthodes de lutte de ce mouvement exercent une influence directe sur la naissance du mouvement libertaire dans le pays, après la libération nationale. Mais la forme des idées libertaires en tant que conception sociale et révolutionnaire pour la transformation de la société s’effectue sous l’influence de l’étranger, la Russie et l’Occident. Ces idées furent importées par de jeunes étudiants et des émigrés révolutionnaires, principalement en Russie et en Roumanie. Jouissant d’une certaine liberté et de la possibilité de suivre de près le développement des mouvements révolutionnaires, et particulièrement de celui de l’Internationale, ainsi que de maintenir des contacts avec leurs militants, particulièrement de son aile gauche (les amis de Bakounine et Bakounine lui-même) certains adhèrent aux idées libertaires telles qu’elles se présentaient alors, et les introduisirent au sein de la jeunesse bulgare révolutionnaire. Tel est le cas de Christo Botev, mais il n’est pas le seul. Même Luben Karavelov, révolutionnaire nationaliste, qui maintenait une correspondance personnelle avec Bakounine, subissait en partie son influence. (De la correspondance de Bakounine se dégage l’impression qu’il comptait beaucoup sur Karavelov pour ses activités internationales).

Michel Guerdjikov

Après la libération nationale, des immigrés russes, espagnols et polonais, dont certains libertaires bien connus, attirés par une relative liberté en Roumélie orientale, vinrent s’installer à Plovdiv. Ils exercèrent une influence directe pour la diffusion des idées libertaires et la constitution des premiers groupes anarchistes. Ce furent justement le docteur Roussel-Soudzilovski, du groupe bakouninien de Suisse et ami personnel de Botev, et parmi les Espagnols, la famille Aslan (le père et ses deux fils). Michel Guerdjikov et Pierre Mandjoukov ont donné ces renseignements. On en trouve trace dans la presse libertaire occidentale des années 90 du siècle dernier.

L’histoire complète du mouvement libertaire bulgare pourrait être divisée, selon le caractère prédominant de l’activité de ses militants, en sept périodes, à savoir :

1) Précurseurs et éducateurs ;
2) Mouvement révolutionnaire de libération nationale macédonien, formation de la première organisation syndicale ;
3) Début de propagande libertaire organisée ;
4) Antimilitarisme, révoltes, terrorisme ;
5) Mouvement libertaire organisé global ;
6) Tendances et mouvement libertaire organisé à base d’un programme, d’une plate-forme ;
7) Période après l’instauration de la dictature bolchevique jusqu’à nos jours.

Toute classification en périodes distinctes est quelque peu artificielle, mais elle a l’avantage de permettre de dégager et de souligner les divers aspects de l’activité sociale et de caractériser les manifestations concrètes et typiques de cette activité. En réalité, les précurseurs et les éducateurs qui diffusent principalement, par écrit et oralement les idées, peuvent aussi avoir des manifestations révolutionnaires déterminées, et inversement, les terroristes, les révoltés, les antimilitaristes ne sont pas nécessairement étrangers à la propagande et aux activités éducatrices. De même, si les premières périodes précédant la constitution de la Fédération des Anarchistes-Communistes en 1919 se caractérisent par l’absence d’un mouvement organisé structuré à l’échelle nationale, les activités des militants et des groupes isolés n’excluent pas une certaine coordination des activités sociales, ni un certain programme.

Période des précurseurs et des éducateurs

Cette période commence avec Botev et continue jusqu’à la fin du siècle dernier. C’est Botev, sous une influence bakouninienne directe, qui fonde, à Braïla (Roumanie), le premier groupe libertaire (1874-1875).

Christo Botev tombe dans la lutte pour la libération nationale, qui, selon lui et son maitre Bakounine, devrait être aussi le début d’une libération sociale.

Spiro Goulaptchev

La décade après la libération de la Bulgarie se caractérise, comme dans tous les cas semblables, par une ivresse nationaliste qui prédomine dans la vie sociale de la Bulgarie et le courant libertaire ne se manifeste pas assez nettement. Mais, même pendant cette décade, commence une propagande socialiste et libertaire, par des brochures et des livres, principalement des traductions. C’est grâce à l’activité de Goulaptchev et des groupes qu’il a fondés dans les localités où il enseignait et où il était déplacé, justement à cause de ses activités. Pour des raisons techniques, il ne se servait pas du terme « anarchisme » et employait le terme « SIROMAKHOMILSTVO » (pitié, amour pour les pauvres) peut-être par imitation du bogomilisme (aimé de Dieu).

Pour la publication et la diffusion des brochures et des livres, Spiro Goulaptchev fonde la première maison d’édition socialiste bulgare et l’imprimerie coopérative, appelée « SKOROPETCHATNITSA » (Imprimerie Rapide) à Roussé. Parmi les collaborateurs, principalement libertaires, ne manquent pas aussi des socialistes-marxistes. Ces libertaires sont Nicolas Stoïnov, Varban Kilifarski, Paraskev Stoyanov — le futur célèbre médecin, chirurgien et professeur, l’un des fondateurs de la faculté de médecine de Sofia. Cette activité éducative ne se passe pas sans attirer l’attention des autorités qui opèrent des arrestations, congédient des employés, excluent des étudiants et des lycéens et tentent des procès. Des renseignements sur ces procès pénètrent même à l’étranger (probablement l’un des correspondants fut Paraskev Stoyanov, lui-même étudiant à Paris à cette époque).

Mouvement révolutionnaire de libération nationale macédonien et organisation syndicale

Nicolas Stoïnov

Nicolas Stoïnov, instituteur à Divdiadovo, près de Choumen, et ensuite Varna, participa avec Varban Kilifarski à la formation des premières associations professionnelles des paysans qui, fédérées ensuite, constituèrent à la fin du XIX" siècle (1899) l’Union Nationale des Agriculteurs Bulgares. Stoïnov participa aussi avec quelques socialistes à la fondation de l’Union des Instituteurs, première organisation syndicale en Bulgarie (juillet 1895). Varban Kilifarski adhéra le premier, individuellement, au mouvement révolutionnaire macédonien. Ensuite, se forma à Genève (1897-98) le célèbre « Groupe de Genève » par Michel Guerdjikov, Pierre Mandjoukov, Slav Merdjanov et d’autres, qui se rendirent tous en Macédoine.

A partir de ce moment, plusieurs dizaines de libertaires participèrent au mouvement national révolutionnaire macédonien ; plus d’une soixantaine tombèrent dans les luttes. Cette activité, comme manifestation organisée, continua jusqu’aux insurrections d’Ilinden et de Préobrajénié, en 1903. Certains libertaires continuèrent à participer, après les insurrections, mais individuellement.

Les libertaires jouèrent un rôle de premier ordre dans ce mouvement. Dans certains cas, ils occupèrent des postes de responsabilité et exercèrent une grande influence dans l’orientation de sa tactique. L’insurrection de Préobrajénié, où Guerdjikov était le principal dirigeant élu par un congrès clandestin des insurgés, prit le caractère d’un mouvement révolutionnaire de libération sociale avec des aspects nettement libertaires. Victorieuse, elle créa la première « commune de Strandja », première tentative en Bulgarie et même dans le monde, d’édifier une nouvelle société sur les principes du communisme libertaire. Ce régime se maintint pendant un mois en Thrace orientale, restée sous la domination turque (v. G. Balkanski : Libération Nationale et Révolution Sociale  ; Paris, 1969, 200 pages 21 x 29 ; Editions « Notre Route », en bulgare ; versions française et espagnole et italienne à publier prochainement ; version italienne déjà parue).

Lorsque l’auteur demanda un jour à Guerdjikov pourquoi les libertaires s’engagèrent entièrement dans un mouvement national révolutionnaire, au lieu de se consacrer à la propagande et aux activités foncièrement anarchistes parmi les paysans, les ouvriers et les artisans, en constituant le mouvement libertaire organisé, il répondit : il existait à l’époque une liberté relative et il était difficile pour un mouvement libertaire d’intéresser les masses populaires aux problèmes de libération sociale dans le but de les entraîner dans des luttes révolutionnaires...

Début de propagande libertaire organisée

Varban Kilifarski

Après l’écrasement des insurrections en Macédoine et en Thrace, Guerdjikov, se rendant compte de l’intervention insidieuse du roi dans les affaires macédoniennes, estima que la participation ultérieure des libertaires dans ce mouvement représenterait une pure perte de temps ; il décida de se consacrer entièrement à la propagande anarchiste. En compagnie d’un groupe de camarades, parmi lesquels V. Kilifarski, N. Stoïnov et d’autres, Guerdjikov lança, en 1907, le premier journal libertaire bulgare : Société Libre.

Kilifarski et Stoïnov, de leur côté, après la politisation de l’Union Nationale des Paysans Bulgares, transformée en parti politique par Stamboliski en 1908, fondèrent la maison d’éditions « Acracia » et lancèrent un second journal libertaire sous le même nom. Ce journal remplaça Société Libre, après son interdiction par les autorités.

La maison d’édition et le journal « Acracia » (Bezvlastié, en bulgare) réalisèrent la propagande la plus importante du mouvement libertaire bulgare durant toute la période de son existence. C’est surtout cette maison d’édition qui publia tous les ouvrages fondamentaux de l’anarchisme. Grâce à cette œuvre de propagande, les idées libertaires prirent pour la première fois une extension plus large en contribuant à la formation des futurs militants. Ainsi débuta l’essor de l’anarchisme en Bulgarie par la création de nombreux groupes libertaires. En 1910, on parla déjà de la fondation d’une fédération anarchiste coordonnant les activités des groupes.

C’est aussi à la même époque, en 1912, que Michel Guerdjikov entreprit, comme initiative organisatrice, la publication du journal Probouda (Réveil). Deux ans plus tard, en 1914, commença à paraître Rabotnitcheska Missal (Pensée Ouvrière) et la revue Osvobojdénié (Libération) ; en même temps, l’important groupe de Roussé tenta de jeter les bases d’un mouvement anarcho-syndicaliste (avec son programme et ses statuts) et fonda une nouvelle maison d’édition portant le même nom. Mais les guerres balkaniques et la première guerre mondiale freinèrent ces activités et empêchèrent la fondation de la fédération anarchiste.

Antimilitarisme, révoltes, terrorisme

Dans le climat militaire tendu et en partie en réponse au militarisme et à la politique aventuriste guerrière du monarque Ferdinand, les refus du service militaire, commencés déjà auparavant, devinrent plus nombreux. Il y eut des tentatives d’assassinats contre le roi et les réfractaires passèrent à la clandestinité dans le but d’organiser un mouvement de maquisards. Cette époque pourrait être caractérisée comme une période de romantisme révolutionnaire qui continua à entraîner beaucoup de militants, même après la constitution de la Fédération Anarchiste de Bulgarie (F.A.C.B.), en 1919. Les activités des illégaux, surtout vers la fin de la guerre et immédiatement après, prirent de l’ampleur et dérangèrent sérieusement l’État et l’administration militaire qui se virent obligés de monter des procès où des dizaines de personnes furent inculpées et certaines, jugées par contumace. Mais, ce mouvement continua de plus belle. La propagande devint fiévreuse. D’abord le journal Rabornicheska Missal (2e série) reparut en 1919.

Mouvement libertaire global organisé

L’année 1919 marque le début d’un essor rapide transformant le mouvement libertaire en facteur social de grande importance, par la constitution le la F.A.C.B., événement d’importance exceptionnelle, historique, de l’anarchisme en Bulgarie.

Le journal Rabotnitcheska Missal prend l’initiative de convoquer le congrès constitutif de la fédération, à Sofia. Ce congrès dura trois jours, les 15, 16 et 17 juin. Il se tint dans la salle des cantines gratuites de lycéens. Plus de 150 délégués et invités de différentes villes et villages y assistaient. La salle s’avéra trop étroite pour contenir l’énorme assistance de citoyens curieux. La rue devant l’immeuble fut littéralement embouteillée par le public nombreux (cette description est faite selon le témoignage de Georges Getchev).

La première séance s’ouvre à 9 heures le 15 juin. Elle est publique. C’est Michel Guerdjikov, le militant le plus âgé, qui l’ouvre par un discours chaleureux exposant brièvement l’histoire de l’anarchisme en Bulgarie, ses principes et les tâches du mouvement, tout en présentant un compte rendu succinct de la propagande déjà réalisée par les journaux, les livres, les brochures. Ensuite, la parole est donnée à son frère Nicolaï Guerdjikov, acteur bien connu qui donne une conférence sur le parlementarisme, le militarisme et le marxisme. Ainsi, la séance publique est terminée. L’après-midi, à huis-clos, en la seule présence des délégués et des invités anarchistes, le congrès continue ses travaux. Ratcho Karanov, professeur de philosophie au lycée de Kustendil, parle du programme et de la tactique. Il décrit les différences entre les socio-démocrates et les anarchistes et rappelle la séparation intervenue après la scission de la 1er Internationale et le conflit entre Bakounine et Marx. Se référant à la révolution russe en cours, Karanov signale un certain retour des marxistes de l’aile bolchevique à la tactique révolutionnaire des libertaires.

Dans les débats qui suivent, participent N. Borchukov, Spiro Grigorov et Nicolaï Guerdjikov. L’on constate un effort commun pour préciser notre attique et les possibilités d’une lutte en commun avec le nouveau communisme marxiste ; ainsi est adopté le mot d’ordre de « Front Uni ».

Une deuxième conférence sur l’organisation est donnée par Luben Kirov, à la suite de laquelle est déterminée de façon un peu précipitée selon certains, la position du mouvement sur le syndicalisme et les luttes syndicales.

Le deuxième jour, 16 juin, c’est Pierre Kalev qui traite de Tactique, organisation et fédération. Après des discussions prolongées, le congrès décide de la constitution de la Fédération Anarchiste Communiste de Bulgarie (F.A.C.B.) comme membre collectif de l’Internationale Anarchiste et nomme le secrétariat constitué de deux membres, secrétaire et trésorier. Le troisième et dernier jour, 17 juin 1919, le congrès discute de la propagande, de l’agitation et de la création d’un organe de presse hebdomadaire. Il décide la suspension de Rabotnicheska Missal et donne mandat à Michel Guerdjikov de lancer un autre hebdomadaire sous le nom qu’il choisit lui-même. Le journal devrait avoir une « tribune libre » où pourraient prendre place des opinions ne coïncidant pas avec celles de la rédaction. Le directeur devait être rétribué pour son travail. Le congrès décida aussi de laisser la pleine liberté à chaque groupe ou organisation de publier des livres et brochures qu’ils trouvent opportuns, sans charger la fédération de constituer une maison d’édition centrale. Le nouvel hebdomadaire porte le nom de Probouda (Réveil).

Le même jour, dans l’après-midi, avant la clôture, les délégués expriment le désir d’entendre d’autres opinions divergentes et non-anarchistes. Ainsi, la parole est donnée au marxiste Pavel Déliradev dont le discours n’est pas suivi de débat.

Le congrès est clos par un autre discours enthousiaste de Michel Guerdjikov exprimant les vœux de propagande plus fructueuse des idées libertaires. Les militants illégaux n’assistent pas au congrès mais, dès le lendemain, ils se mettent à la disposition de la fédération, déclarant qu’ils sont prêts à coordonner leurs activités avec celles des groupes et des organisations légales.

Avec la constitution de la F.A.C.B., le mouvement prend essor. Sortis de « sous la terre » après la longue période de l’avant-guerre et d’après-guerre, de clandestinité et de semi-clandestinité, un grand nombre de groupes et d’organisations libertaires surgissent et commencent à développer leurs activités dans presque toutes les villes et les plus grands village. Y participent, non seulement les jeunes lycéens, étudiants et ouvriers comme auparavant, mais aussi des instituteurs, des employés et des adultes de diverses professions. En même temps, les activités des groupes et des organisations s’élargissent en se posant des tâches plus variées et plus concrètes dans la propagande des idées. Parallèlement aux réunions de caractère organisationnel, des rencontres et des conférences avec d’autres groupes sont organisées ainsi que des assemblées, manifestations et meetings publics où des orateurs bien préparés prennent la parole. Outre Nicolaï Guerdjikov, considéré comme propagandiste officiel de la Fédération et Michal Guerdjikov, directeur de l’hebdomadaire, Ratcho Karanov, Nicolaï Dragnev, Ivan Nikolov montrent leur talent d’orateurs.

Le premier numéro de l’hebdomadaire Probouda, organe de la fédération, paraît un mois après le congrès, le 18 juillet 1919. Il reflète une vie intense du mouvement. Tous ses numéros abondent de correspondances, d’annonces et de comptes rendus de réunions publiques, de conférences et de rencontres, de polémiques avec les adversaires politiques, etc. Il est évident que la parole de l’anarchiste retentit ouvertement et hautement. Pour la première fois, le mouvement enregistre des activités légales, publiques et des manifestations dans les rues et sur les places. Mais, les activités clandestines ne s’arrêtent pas pour autant. L’enthousiasme révolutionnaire jamais connu qui inspire les masses travailleuses, surtout à la veille de la grande grève des transports (fin 1919, début 1920), témoigne de la possibilité de grands événements révolutionnaires. Les militants illégaux se préoccupent, non seulement de donner plus de consistance idéologique et morale au mouvement, mais aussi de l’armement et de la formation de militants solides et pleins de volonté qui devront prolonger l’œuvre dans toutes les circonstances et conditions.

Georges Cheïtanov

Lors des visites des groupes et des organisations locales, le militant illégal, déjà bien connu, Georges Chéitanov et tous les autres anarchistes clandestins ne manquent pas d’attirer l’attention des camarades sur la nécessité de se préparer à des événements décisifs qui, le lendemain, imposeraient au mouvement tout entier de se lancer dans une lutte illégale et armée afin de conserver les positions acquises et d’en acquérir de nouvelles.

Bien que le mouvement, après la constitution de la F.A.C.B. ait revêtu le caractère de facteur social et révolutionnaire sérieux, des séquelles de la période de romantisme révolutionnaire précédente ne manquent pas. L’une d’entre elles est la prédisposition accentuée à l’illégalité, concrètement à la pratique des soi-disant « expropriations » pour obtenir des moyens financiers, qui s’avère plus nuisible qu’utile pour le mouvement. Une partie de ces moyens est tout de même employée pour la propagande. Mais, sans cela, le mouvement est déjà en état de couvrir ses besoins accrus de propagande, faite au moyen de journaux, revues, livres et brochures. Quelques maisons d’éditions sont fondées et continuent, de façon renforcée, l’œuvre des anciennes : « Acratie », « Libération », etc. Le journal Probouda suspendu, c’est La Révolte éditée clandestinement par Chéitanov et Anarchiste de Kustendil, publié au début légalement, en ensuite, clandestinement (à Sofia) qui le remplacent. Un peu plus tard, commence à paraître la revue Rabotnitcheska Missal, hebdomadaire, et ensuite la revue théorique mensuelle Société Libre. Ces deux dernières éditions ont joué le rôle le plus important dans le mouvement libertaire bulgare.

Manol Vassev

Les trois congrès suivants — 2e, 3e et 4e — se tinrent clandestinement. Seul le cinquième congrès, particulièrement important depuis la fondation de la fédération, eut lieu légalement. Le cinquième congrès de la F.A.C.B. a été convoqué à Yambol au début de 1923 et dura six jours, du 7 au 12 janvier, dans le théâtre « Saglasié » (Concorde). Cent quatre délégués et trois cent cinquante observateurs procédant de quatre-vingt-neuf organisations locales, y assistèrent. Les questions essentielles qui figuraient à l’ordre du jour étaient : compte rendu des activités pour un an et demi après le quatrième congrès qui se tint au Pic Mâl-l’épé en 1921, rapports sur la situation intérieure et internationale de l’anarchisme, organisation, tactique, période transitoire et dictature du prolétariat, syndicalisme, problème agraire, coopérativisme, propagande et agitation. Internationale anarchiste et divers. Une vaste publicité précède, accompagne et suit le congrès. Les délégués arrivent par les trains, drapeaux déployés. La veille, une manifestation nocturne aux torches célèbre l’événement. L’ouverture s’effectue par un meeting sur la place publique où prennent la parole le militant le plus âgé, Nicolas Stoïnov, et le jeune tribun, l’ouvrier syndicaliste Jordan Sotirov, devenu par la suite célèbre sous le nom de Manol Vassev. Chaque point de l’ordre du jour a été discuté dans les organisations locales et présenté au congrès par écrit. Après les débats, le congrès prend des décisions appelées concrétisations (terme employé pour la première fois). Certaines questions ont été traitées en réunions publiques où la population de la ville assistait en masse. Les délégués et les observateurs (libertaires, bien entendu) prennent leurs repas en commun dans un restaurant du centre de la ville au vu de toute la population, démontrant ainsi leur esprit communautaire.

Le compte rendu laisse voir l’accroissement rapide du mouvement par la formation d’un grand nombre de groupes et d’organisations (chacun de quelques dizaines de membres, jeunes principalement). L’hebdomadaire Rabotnitcheska Missal tire à 7 500 exemplaires et il est diffusé dans 140 localités. Le mouvement soutient quatre maisons d’éditions qui ont publié pendant cette période 16 brochures.

Les rapporteurs des points de l’ordre du jour étaient respectivement : Ananas Stoïtchev, organisation ; Boris Gueorguiev, tactique (sur ces deux questions, outre les « concrétisations » déterminées par la majorité, il y avait des opinions de la minorité, publiées aussi) ; Nicolas Stoïnov, syndicalisme et problème agraire ; Efremov, période transitoire et dictature du prolétariat. La situation internationale de l’anarchisme fut traitée à une réunion publique par deux orateurs : Nicolas Popov et Ivan Nikolov. Dans le point « divers » ont été traités et suivis de décisions unanimes : le problème macédonien, langue internationale, délégation au congrès anarchiste international (qui devait avoir lieu à Berlin la même année, en avril), la jeunesse, l’alcoolisme, les instituteurs. Le congrès prend la décision d’envoyer une « lettre ouverte » au Parti Communiste russe et au Comité Central du P.C. bulgare, et de publier un manifeste au peuple bulgare. Il adresse aussi une déclaration de remerciements à l’organisation anarchiste de Yambol pour la bonne organisation du congrès et une autre déclaration à la population de la ville pour son excellent accueil (source de renseignements, le numéro spécial 60 de Rabotnitcheska Nissal, 19 janvier 1923).

Cet imposant et bruyant congrès marque l’apogée de l’anarchisme en Bulgarie et le caractère sérieux de ce mouvement en tant que facteur social. Il attire l’attention de l’opinion publique et des autorités, bien entendu. Ce fait explique en partie les événements sanglants perpétrés le 26 mars 1923 qui ont coûté la vie à une trentaine de militants, et explique aussi les raisons du coup d’État du 9 juin, la même année et les répressions qui se sont abattues sur le peuple pendant les événements insurrectionnels de septembre et le triomphe de la réaction au cours des années 24 et surtout 1925, sujet qui sera traité plus loin dans cet ouvrage.

Après 1926, lorsque la réaction triomphante, le monarque en tête qui voulait instaurer son régime personnel se rendit compte qu’elle devait se plier et s’adapter afin de laisser l’impression d’une « normalisation », substituant le « démocrate » Adreï Liaptchev au sanguinaire professeur Tzankov à la présidence du Conseil des Ministres, le mouvement libertaire publia quelques journaux et revues qui exprimaient de façon non officielle et sous des formes adéquates la pensée libertaire. Pendant cette période, jusqu’en 1930-1931, aucune vie régulière et légale de l’organisation ne fut possible. Seule, une conférence clandestine se tint dans les environs de Kazanlik en août 1927. Elle fut convoquée par les réfugiés en Yougoslavie, en accord avec l’organisation locale de la F.A.C.B. de Sofia. Elle avait pour objet précis le soutien de l’hebdomadaire Svoboden Rabotnik (Ouvrier Libre), organe non déclaré de la fédération, lancé la même année. La conférence avait aussi pour tâche la création d’une organisation d’aide aux prisonniers et aux libertaires persécutés.

Tendances et mouvement libertaire organisé à base d’un programme, d’une plate-forme

C’est justement pendant cette période d’une certaine désorganisation du mouvement, en raison de la réaction régnante et de son illégalité, que se manifestent certaines tendances qui imposent la nécessité de la réorga­nisation de la F.A.C.B. à base d’un programme ou d’une plate-forme.

L’anarchisme bulgare dès son apparition jusqu’à nos jours, a été et est toujours social et révolutionnaire, représenté par la tendance de l’anar­cho-communisme. Il est partisan de l’organisation ses théoriciens sont Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Sébastien Faure, Rudolf Rocker, etc. Cette tendance est différente de l’individualisme et de l’anarcho-syndica­lisme (en tant que syndicalisme pur). La propagande du mouvement par les journaux les revues, les livres et les brochures se réclame de ces théo­ricien et le mouvement maintient des relations avec l’étranger, justement par le militants de la même tendance. Les premier anarchistes s’inspirèrent toujours des idées et des activités de Bakounine, mais ce sont prin­cipalement les ouvrages de Kropotkine qui furent traduit et publiés et c’est son influence qui donna le visage idéologique au mouvement.

L’anarcho-syndicalisme en tant que tendance, n’a jamais eu une influence quelconque parmi les libertaires bulgares le plus actifs. D’autre part le trait caractéristique de l’anarchisme bulgare est le fait que sans accepter l’anarcho-syndicalisme comme tendance, il eut toujours une orientation favo­rable au mouvement syndicaliste c’est-à-dire qu’il se proposait comme tâche immédiate l’organisation des travailleur et la création des syndi­cats (exemple : l’Union des Instituteurs, l’Organisation Professionnelle de Paysans etc). L’organisation anarchiste de Roussé développa déjà, avant la première guerre mondiale, une activité syndicaliste intense. Plus tard, après la constitution de la F.A.C.B., les libertaires organisèrent des syn­dicats dans le villes les plus importantes. Le mouvement de Vlassovden, dont nous nous occuperons en détails plus loin fut l’œuvre de l’organisa­tion anarcho-communiste d’Hascovo.

Pendant la période de la réaction et de la terreur gouvernementale l’anarcho-syndicaliste Pano Vassilev originaire de Lovetch, revint d’Ar­gentine en Bulgarie et entreprit avec d’autres militants partageant ses conceptions la diffusion de l’anarcho-syndicalisme en tant que tendance de l’anarchisme. Bon orateur polémiste et conférencier, Pano Vassilev et quelques-uns de ses amis, dont d’anciens marxistes, firent une propagande énergique, publiant quelques journaux et revue bien faits.

D’autre part, quelques anciens camarade et militants de la F.A.C.B., surtout ceux sortis des prisons influencés par la « plate-forme d’Archinov », récemment traduite et publiée, jettent les bases d’une autre tendance dans l’esprit de cette plate-forme. Ils publient aussi des journaux et des revues bien rédigés. S’estimant continuateurs de l’œuvre de la F.A.C.B. et accep­tés par beaucoup de militants comme tels, ils eurent un certain succès.

La lutte entre ces deux nouvelles tendances en Bulgarie provoqua une scission et des hostilités mutuelles. Les libertaires, dans leur grande majo­rité, demeurèrent favorables à la traditionnelle tendance anarcho-commu­niste dont l’expression organique continua d’être la F.A.C.B. Mais, comme les militants les plus en vue étaient en émigration, ceux du pays ne réus­sissaient pas à surmonter l’influence, néfaste dirions-nous, de ces nouvelles tendances et le climat de désaccord, d’hostilité, de désorientation et de désorganisation qui s’instaurait.

Pendant ce temps, les réfugiés qui étaient en Yougoslavie et vivaient en communauté, travaillant collectivement, décident (en 1927) de réémigrer à l’Ouest, principalement en France. Les militants passent clandestinement par petits groupes en Autriche, où, munis de faux papiers, prennent le train pour Paris où ils rejoignent d’autres réfugiés installés là depuis le coup d’État de 1923. La majeure partie descend vers le Midi et s’installe principalement à Toulouse. Ils y trouvent un groupe important d’étu­diants qu’ils agrandissent par leur adhésion. De ce groupe font partie environ trente-cinq membres parmi lesquels Alexandre Sapoundjiev, Dimitr Balkhov, Christo Manolov, Vlado Vodenitcharov, Vassil Dentchev, Georges Hadjiev et d’autres. Les divers groupes, en particulier ceux de Paris, de Beziers, de Toulouse, constituent un ensemble organisé maintenant entre eux des rapports réguliers et aidant les camarades prisonniers en Bulgarie par un comité d’aide. Le groupe de Toulouse entreprend un travail métho­dique pour préciser les positions idéologiques, tactiques et organisation­nelles du mouvement. Pendant trois ans (1928, 1929, 1930) sont étudiés de façon approfondie plusieurs problèmes dont la concrétisation constitue les fondements d’une plate-forme ou projet de programme de la F.A.C.B.

Les réfugiés rentrés en Bulgarie à la suite d’une amnistie et les étu­diants, ayant terminé leurs études, trouvent l’appui et l’adhésion des camarades du pays et constituent un nouveau groupe à Sofia (d’une ving­taine de membres), qui continue les travaux d’études entrepris en exil. A ce groupe adhèrent aussi quelques camarades appartenant aux tendances déjà citées.

Pendant deux ans, le groupe se réunit une fois par semaine et son travail s’achève par la convocation d’une conférence nationale clandes­tine à Lovetch, en août 1932. L’ordre du jour de cette conférence, préa­lablement discuté dans les groupes et dans les organisations locales du pays tout entier, contient quatre points essentiels :

 Organisation anarchiste idéologique (spécifique) ;
 Syndicalisme ;
 Coopérativisme ;
 Organisations professionnelles des paysans.

Les discussions de chacun de ces points sont précédées par un rapport. Les rapporteurs sont, pour le premier point : Alexandre Sapoundjiev, pour le second : Kosta Daskalov (syndicaliste, membre du groupe), pour le troi­sième : Pierre Dinev, récemment rentré de Paris, mais absent de la confé­rence et remplacé par un autre camarade qui lit son rapport, et pour le qua­trième, Georges Hadjiev [1]. Celui-ci présida aussi la conférence-congrès.

Alexandre Sapoundjiev

Le congrès se tint dans la forêt, dans une boucle de la rivière, près de Lovitch. La protection du congrès était assurée par un groupe à la charge de l’électro-ingénieur Boris Yanev, de Pazardjik, qui, monté sur un grand arbre, était en liaison constante avec les sentinelles disposées autour et plus loin. Les délégués se rendirent à Lovetch comme délégués à un congrès d’abstinents, tenu en même temps et voyagèrent avec réduction de 50 %. Le nombre total des délégués s’élève à 90 personnes envi­ron. Les débats se déroulent sans interruption pendant toute la journée et dans un climat de tolérance mutuelle et de calme. Pour la tendance syndicaliste, presque tous le militants actifs de Sofia assistent aux débats. Pour l’autre tendance, ne participent que des délégués de province et seu­lement un ou deux de Sofia. L’unanimité se réalise et, en signe de concorde, la conférence décide la suspension des journaux des deux tendances et la publication d’un seul journal, l’ancien hebdomadaire de la F.A.C.B. : Rabotnitcheska Missal. La conférence décide aussi la formation à Sofia d’une nouvelle organisation unifiée chargée de nommer la commission de rédaction de l’organe de la F.A.C.B. C’est Alexandre Sapoundjiev qui sera nommé directeur du journal avec une commission de rédaction constituée par les membres du nouveau groupe. Le premier numéro du journal paraît le 6 octobre 1932. Les quatre rapports dûment complétés sont publiés en brochures. Ils constituent la base idéologique, tactique et organisationnelle de la F.A.C.B. réorganisée. La revue théorique mensuelle Société Libre commence à paraître aussi sous la direction de Pierre Lozanov.

La conférence de Lovetch, par sa parfaite préparation, par la discussion préalable de l’ordre du jour particulièrement important et par la large participation des délégués de tout le pays, ainsi que par ses bons résultats, pourrait être considérée comme un congrès de la F.A.C.B. (le sixième depuis sa constitution en 1919).

Mais les principaux militant de la tendance « archinoviste », n’ayant pas participé à la conférence et se sentant évincés, se sont déclarés adversaires et ont attaqué violemment, même personnellement, les initiateurs de la réunification dans l’hebdomadaire Proboujdané, ce qui leur a valu la désapprobation unanime du mouvement la suspension du journal et plus tard la disparition complète de ce groupement révisionniste.

D’autre part, les syndicalistes purs, forcés quelque peu par le fort cou­rant d’unification, ayant accepté à contre-cœur la conception prédominante sur la nécessité absolue de l’organisation spécifique et son rôle social, se sont retirés de la F.A.C.B. au bout de quelques mois.

Dans ces conditions, un autre congrès devint indispensable. Il eut lieu les 7 8 et 9 septembre 1933 dans la montagne, près de Maglitch (dis­trict de Kazanlik). En réalité, ce congrès ne fut qu’une continuation de la conférence de Lovetch ratifiant les positions déterminées à ce grand rassemblement des anarchistes bulgares [2].

Le congrès de Maglitch, afin de « mettre les points sur les i », adopta cette déclaration (traduite de l’espagnol) :

Tenant compte de l’expérience acquise par le mouvement anarchiste international et en relation avec les condition objectives du pays ; convaincu que pour rendre le mouvement anarchiste facteur décisif de la révolution, une préparation spéciale dans les différents domaines d’activité et pour les divers problèmes qui se posent, ainsi qu’une continuité rigoureuse dans les activités sociales, économiques et culturelles sont nécessaires et qu’enfin, prévoyant de nouvelles confusions possibles qui risquent de divi­ser le mouvement, les problèmes ont été attentivement étudiés et des accords concrets ont été pris sur le caractère et les tâches à attribuer aux diffé­rentes organisations et branches du mouvement anarchiste.
Examinant le problème de l’organisation spécifique de l’anarchisme une nécessité irréfutable s’impose d’établir sa stabilité idéologique et orga­nique afin de pouvoir jouer le rôle de facteur d’orientation des masses ouvrières dans leur marche vers la révolution et l’instauration de la société communiste libertaire. Cette stabilité n’est possible que sur la base de l’unité idéologique et tactique du mouvement anarchiste, c’est-à-dire par la réaf­firmation de nos principes anarchiste communistes el par l’élaboration d’un programme d’action dans tous les domaines de la vie sociale, économique et culturelle. Discutée et acceptée, cette base, sans qu’elle soit codifiée ni immuable, servira de guide de travail et de lutte quotidienne pour les organisations locales, les unions régionales et la fédération anarcho-com­muniste dans son ensemble.

Les organisations locales se fédèrent en cinq unions régionales consti­tuant la fédération anarchiste-communiste de Bulgarie (F.A.C.B.) [3].

La tâche principale de l’organisation spécifique précisée dans les accords de la conférence de Lovetch et réaffirmée par le congrès de Maglitch consiste à exposer, à propager et à défendre le programme constructif de l’anarchisme, donnant à chaque problème la solution conforme à notre finalité anarchiste.

De plus, c’est avant tout cette organisation qui maintient la lutte idéo­logique contre les doctrines autoritaires bourgeoises ou marxistes.

Outre la tâche de propagande, l’organisation spécifique développe une activité sociale quotidienne en contact étroit avec le peuple, participant aux événements et les utilisant pour orienter l’opinion du prolétariat sur la voie de l’action directe et de la révolution sociale. Elle complète son œu­vre en contribuant à l’organisation des syndicats ouvriers, des organisations des paysans, des coopératives de production et de consommation, des com­munautés libertaires, des groupements culturels, des écoles rationalistes, des bibliothèques et d’autres réalisations permettant l’éducation des masses tra­vailleuses par la pratique de la solidarité et de l’entente anarchiste. En ce qui concerne le problème syndical, l’idée d’un « syndicalisme » comme but est réfutée en décidant le boycottage de tous les syndicats de ten­dance réformiste ou autoritaire et en s’efforçant de constituer des syn­dicats de tendance libertaire. Si cela n’est pas possible à cause de la répression des groupes syndicaux par entreprises ou par quartiers doivent être constitués et liés entre eux afin de coordonner et d’orienter l’agitation pour les revendications ouvrières. Lorsque les conditions favorables se réalisent, une centrale syndicale de tendance libertaire sera constituée.

Sur le problème des petits exploitants et propriétaires agricoles constituant 65 de la population rurale, sans lesquels il serait impossible de prévoir la réalisation d’aucun mouvement social tendant à la transformation profonde et révolutionnaire, le congrès décida l’application des différentes initiatives par lesquelles la pratique de collaboration et de solidarité sera introduite au sein des paysans, fondant en même temps des organisations professionnelles des agriculteurs de type syndical.

Les accords ratifient aussi la position favorable des anarchistes vis-à-vis du mouvement coopératif. En effet, les accords du congrès de Maglitch ne représentent qu’un rappel résumant les quatre prises de position formulées et adoptées par la conférence de Lovetch et publiées en petites brochures.

Cette période de relative liberté avec quand même des confiscations, des procès et des emprisonnements de rédacteurs du journal n’arrête cependant pas la publication de l’hebdomadaire et de la revue durant deux ans, jusqu’au coup d’État du 19 mai 1934. La presse libertaire est alors interdite, mais la revue mensuelle, quelque peu camouflée par le changement de nom (Monde Nouveau) continue à paraître jusqu’en 1936, sous la même direction. Depuis, toute publication légale est impossible et c’est le journal ronéotypé clandestin Pain et Liberté qui continue à exprimer la pensée libertaire jusqu’à l’arrivée du Parti Communiste au pouvoir (9 septembre 1944).

A partir du coup d’État de 1934, jusqu’à l’instauration du régime de dictature bolchevique, toutes les activités du mouvement demeurent illégales et, bien entendu, réduites. Il est à signaler quand même comme activité du mouvement à partir de 1936, la participation d’une trentaine de camarades à la révolution espagnole où ils se rendirent malgré les contraintes imposées par le Pacte de Non Intervention. Il est à signaler également une certaine participation plus limitée et surtout partielle et individuelle à la résistance contre le nazisme au cours de la deuxième guerre mondiale et une participation plus importante à la résistance passive. Le mouvement a eu ses victimes et aussi plusieurs militants passèrent par les camps de concentration fascistes. L’assassinat de l’agronome Radko Kaïtazov, maquisard de Ladjéné, fut un cas particulier, car ce furent les communistes avec lesquels il combattait qui l’ont tué lâchement. le jour même de la dite « libération de 1944 ».

Sous la dictature bolchévique

L’instauration de la dictature bolchevique en Bulgarie se réalisa par un coup d’État militaire, le 9 septembre 1944, avec l’aide des groupes fascistes « Zveno », lors de l’invasion de l’Armée Rouge. Le gouvernement de coalition sous le nom de « Front de la Patrie » est un camouflage du pouvoir du Parti Communiste agissant comme agent de l’impérialisme de Moscou. Mais, le fait que la vie politique du pays se déroule sous le contrôle d’une commission mixte des Alliés où sont représentés, outre les militaires soviétiques, ceux des autres vainqueurs (Grande-Bretagne et États-Unis), permet l’existence légale pour un certain temps. Ainsi, dès le début d’octobre, les camarades des différents lieux du pays se réunissent à une conférence nationale à Sofia. Elle décide la reconstitution légale de la F.A.C.B. et la reprise de la publication de son hebdomadaire Rabotnitcheska Missal. La commission de rédaction nommée par la conférence réussit à publier seulement quatre numéros du journal jusqu’à sa suspension. Mais les activités des organisations locales, principalement dans les grandes villes, continuent. Le 10 mars 1945, une nouvelle conférence nationale, mieux préparée et bien organisée de la F.A.C.B., est convoquée à Kniajévo, près de Sofia, dans le but de discuter et d’adopter un projet de programme. La préparation et la convocation s’effectuent secrètement, mais l’ouverture de cette conférence est annoncée publiquement. Le communiqué officiel, pour justifier cette initiative devant les autorités, utilise le prétexte d’une détermination de l’attitude de la Fédération envers le « Front de la Patrie » avec l’allusion transparente que cette attitude serait favorable, ou, au moins, neutre. Quatre-vingt-dix délégués participent à la conférence.

La police surgit dès l’ouverture et arrête tous les délégués, conduits ensuite à la « maison des aveugles » à Sofia qui, alors, servait de prison. Les détenus restent là un certain temps et sont envoyés ensuite dans un camp de concentration près de Doupnitza, établi par le régime de « Démocratie Populaire ». Ce fut le premier coup porté au mouvement libertaire, par la dictature bolchevique. Pendant leur détention dans la « maison des aveugles », les délégués réussissent à discuter des problèmes administratifs du mouvement et prennent la décision de charger l’organisation de Sofia de nommer le nouveau secrétariat et la nouvelle commission de rédaction du journal, car les membres de l’un et de l’autre étaient parmi les détenus.

Certaines circonstances de caractère interne et externe du régime favorisent la reprise, la même année, de la publication de Rabotnitcheska Missal et la libération des militants du camp de concentration. C’est alors que sont publiés quatre numéros du journal. Ils marquent un grand et rapide succès. Le tirage monte de 7 000 à 30 000 exemplaires et, si la limitation et le rationnement du papier n’existait pas, ce tirage aurait atteint facilement 60 000 exemplaires. Le succès est dû surtout à la meilleure présentation du mouvement par un programme clair et concret. Mais le numéro 8 est confisqué par ordre de l’Armée Rouge par crainte que le soldat russe qui commence à lire ne soit influencé (la commission de rédaction réussit à « voler » et à diffuser seulement mille exemplaires).

Le mouvement passe à nouveau à l’illégalité mais ne réduit pas ses activités. Des arrestations partielles continuent, des militants actifs sont internés dans les camps de concentration nouvellement créés par le régime instauré en 1944. La Fédération reconstitue son comité d’aide et porte un secours efficace aux internés et aux persécutés. Les timbres d’aide publiés clandestinement pour la somme totale de sept millions de lévas sont diffusés avec succès et les rentrées sont suffisantes pour le fonctionnement du secours régulier aux détenus qui se fait sous la couverture d’une aide de la part des familles des concentrationnaires. Une liaison assez régulière est déjà établie aussi avec l’étranger et une commission d’aide est constituée à la demande de la F.A.C.B., en France, sous le patronage de l’A.I.T., et, avec la participation de militants espagnols, français, russes et bulgares.

Renée Lamberet (1938)

En août 1946 est convoquée une conférence nationale clandestine à Sofia, pour discuter l’ordre du jour du congrès anarchiste international préparé en France. Par sa préparation normale, par la discussion préalable de l’ordre du jour dans les organisations locales et par le succès de sa réalisation, cette conférence pourrait être considérée comme un congrès (le septième) de la F.A.C.B. Cinquante délégués de quarante unions cantonales représentant environ 400 organisations et groupes locaux y participent. La conférence prend des résolutions sur chacun des quatorze points discutés. Elles sont traduites sans retard et envoyées par voie détournée à Paris (elles sont conservées dans les archives du mouvement). Les positions de la F.A.C.B. sont représentées à la conférence tenue à Paris par un délégué réfugié bulgare aidé par la militante française Renée Lamberet. Grâce aux relations avec la France, la F.A.C.B. réussit des passages clandestins en Turquie.

Le journal suspendu de la F.A.C.B. au début de 1946. est remplacé par un bulletin clandestin ronéotypé qui paraît jusqu’au milieu de l’été 1948. Ses derniers numéros étaient présentés comme lettres personnelles fournissant des informations principalement sur les événements à l’étranger. Le même bulletin publie une déclaration importante de la conférence clandestine de 1946. La dictature bolchevique porte le deuxième coup dur contre le mouvement en décembre 1948. Deux jours avant l’ouverture du cinquième congrès du Parti Communiste, la police opère des arrestations massives de militants libertaires. Plus de 600 personnes sont détenues et internées dans les camps de concentration de « Béléné », sur le Danube. Ces détentions avaient un double but : étouffer le mouvement libertaire et faire peur aux délégués du congrès communiste parmi lesquels auraient pu se produire des « manifestations anarchistes ».

L’émigration des militants menacés et persécutés commence déjà en 1946 et continue intensivement jusqu’en 1950-1951. Après, il n’y eut que des cas isolés. Le nombre de réfugiée est très limité., en général à cause des difficultés de passage des frontières et de la réémigration en Occident et en Outre-mer. Les militants réfugiés en Turquie et en Grèce, et, plus tard, en Yougoslavie, réémigrèrent tous dans d’autres pays d’Europe et d’Outre-mer. Ils ne tardent pas à constituer des groupes fédérés en Union Anarchiste Bulgare en exil et dans la Confédération Nationale du Travail à l’étranger. Ils participent activement aux organisations internationales correspondantes : l’A.I.T. (Association Internationale des Travailleurs) et l’Internationale des Fédérations Anarchistes (I.F.A.).

L’émigration libertaire maintient des rapports secrets avec l’Intérieur et porte secours par la Commission d’Aide aux antifascistes de Bulgarie aux camarades réprimés dans le pays. Elle maintient des rapports fraternels avec les camarades des autres pays et aide moralement et matériellement le mouvement en Espagne, Italie, Portugal, Grèce. etc. A partir de 1952, elle publie la revue mensuelle Notre Route tout en faisant paraître environ trente brochures et livres, principalement en bulgare, mais aussi en d’autres langues, français, espagnol, anglais, suédois et esperanto. Ce travail se poursuit d’ailleurs encore aujourd’hui. A l’intérieur, les libertaires, sans pouvoir mener une vie d’organisation régulière, maintiennent des rapports entre eux et ne baissent pas la tête devant la réaction bolchevique dominante, dépassant l’Inquisition. Pour le reste, c’est le futur historien qui en parlera.


[1Balkanski.

[2Dans la version bulgare de cet ouvrage, le congrès de Maglitch n’est pas signalé, principalement pour cette raison et aussi par manque des documents nécessaires. Après la publication, nous avons retrouvé l’article de P. Svobodin (pseudonyme de Pierre Dinev) : « El movimiento anarquista en Bulgaria » revue Timon novembre 1 938. pages 148 à 161, d’où nous emprunterons les rensei­gnements qui suivent et complètent notre récit.

[3Dans les années 1923-25, les réfugiés à l’étranger avaient constitué une union (6e) en exil, reconstituée lors de la seconde vague d’émigration après l’ins­tauration de la dictature bolchevique. Elle continue toujours ses activités.