PARTAGE NOIR
Les années passent dans des ténèbres impénétrables qui pèsent sur le pays. Notre mouvement est étouffé. La diffusion des idées libertaires est rendue impossible. Depuis près de quarante ans, rien n’est publié, aucun livre, aucune brochure, pas un seul journal, ni même un petit tract. Pire encore, les éditions d’il y a plus d’un demi-siècle sont confisquées, cachées ou détruites, et celles qui sont conservées dans les bibliothèques, enfermées « à neuf clefs », demeurent inaccessibles à ceux qui s’y intéressent.
Les vieux militants « qui s’en souviennent », traits d’union entre le passé, le présent et le futur, à l’intérieur et à l’étranger, « s’en vont » l’un après l’autre, condamnés à l’inactivité et au silence. Les jeunes à qui revient la continuité sont privés de documents et de témoignages directs. A grand-peine, ils devront déchirer le brouillard qui recouvre le passé et s’étend sur le présent, afin de tracer le chemin vers l’avenir, car l’histoire, avec les enseignements que l’on peut en tirer, est un maitre irremplaçable.
Mais, écrire l’histoire à l’étranger, surtout l’histoire d’un mouvement révolutionnaire qui a vécu davantage en clandestinité qu’en manifestations sociales publiques, n’est pas tâche facile, d’autant plus qu’une impossibilité de rapports directs avec l’intérieur nous est imposée. Dans ces conditions, le seul moyen possible reste de poser des jalons qui tracent le chemin de l’anarchisme bulgare sous forme d’esquisses plus ou moins complètes selon les renseignements disponibles.
Pour la réalisation de cette tâche assez limitée, quelques circonstances favorables se présentent. Premièrement, nous disposons des données biographiques d’un grand nombre de militants et de la majeure partie des revues et des journaux publiés par les libertaires pendant près d’un siècle. Deuxièmement, il existe à l’étranger quelques anciens militants témoins et acteurs de plusieurs événements, parmi lesquels l’auteur, ayant adhéré aux idées libertaires vers 1920-1921 et qui a connu presque tous les militants les plus en vue. Il a eu l’occasion de s’entretenir avec eux et se souvient bien de leurs conseils, leurs jugements sur les hommes et les événements, ainsi que des enseignements de leur propre expérience.
La conviction que l’histoire d’un mouvement révolutionnaire est constituée essentiellement par la vie, les luttes, les souffrances et les sacrifices de ses militants, par ses publications — journaux, revues, livres, brochures — et par sa participation à la vie sociale du pays, détermine la méthode de présentation du développement historique de l’anarchisme en Bulgarie. Ainsi, après un aperçu général, nous livrons successivement les esquisses biographiques, la liste des publications, accompagnée de brèves analyses des plus importantes, nous décrivons la participation du mouvement en tant qu’entité à la vie sociale du peuple et aux événements les plus marquants, pour terminer, en conclusion, par quelques enseignements essentiels. Utilisant la collaboration collective et anonyme, par nécessité, de plusieurs amis à l’étranger et à l’intérieur, nous ne prétendons pas à la qualité exclusive d’auteur et, si nous mettons notre signature, c’est pour assumer la responsabilité de l’exactitude des faits exposés et des pensées exprimées dans ce modeste ouvrage.