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Du « Libertaire » au « Monde Libertaire » après la Seconde Guerre mondiale

mardi 27 février 2024, par Maurice Joyeux (CC by-nc-sa)

Libertaires nous fûmes, libertaires nous demeurons, libertaires nous entendons demeurer, quoi qu’il advienne. Les ennemis de la liberté, les oppresseurs du peuple se succèdent, notre position doctrinale, elle, demeure inchangeable. Notre activité peut varier dans ses formes, nos principes fondamentaux n’en déplaise à certains doctrinaires trop pressés – sont immuables et ne sont pas à réviser !

Le Libertaire n° 1, décembre 1944, éditorial.

Le jeudi 21 décembre 1944, Le Libertaire reparaît : quatre pages sous un format réduit, avec ce sous-titre : « Sébastien Faure et Louise Michel : fondateurs ». Il est bi-mensuel et va le rester pendant plus d’une année. Son format est réduit à l’image de la presse de ces temps difficiles. Cependant, même si les caractères du titre sont restés les mêmes, sa présentation est bien différente. Les articles sont courts, le contenu englobe toute l’activité politique, sociale, culturelle de l’époque. C’est, compte-tenu des circonstances, un bon journal. Les hommes et les femmes qui vont l’animer sont mes contemporains. Citons Henri Bouyé, Vincey, Durand, Suzy Chevet, auxquels, sortant de Montluc, je vais bientôt me joindre. Si l’on voulait qualifier ce premier numéro et ceux qui vont suivre, on pourrait dire qu’il s’en dégage un air de puritanisme que l’absence de signatures conforte. Dans ce premier numéro, un éditorial définit bien le projet anarchiste au lendemain de l’Occupation, alors que la guerre n’est pas terminée. On y trouve aussi un article de caractère syndical, un autre sur l’Espagne, un autre encore sur la guerre, et de multiples échos. Sous son vernis moderne, Le Libertaire est reparti d’un bon pied. Il va atteindre rapidement le millier d’abonnés. Il sera tiré à 10 000 exemplaires, dont 5 ou 6 000 vont être vendus (ce qui est sa vitesse de croisière) avant de faire beaucoup mieux par la suite.

Le Libertaire n° 1
du 21 décembre 1944

Peu à peu, le journal renoue avec son passé, et à l’occasion des élections, dans son numéro d’avril 1945, il titre sur toute la largeur de la page : « La liberté n’est pas dans les urnes ». Enfin, une note annonce que le journal est dans ses meubles au 145, quai Valmy. Il y restera dix ans. On m’excusera de citer le numéro 4, celui de mai 1945, dans lequel, sortant de prison, paraît mon premier article sous ce titre : « Vive le Premier Mai de lutte de classes » et dans lequel, avec un peu de naïveté, j’écris : En cette fin de guerre qui ne lui fait pas oublier que le brigandage officiel représenté par le capitalisme et par l’État continue, le mouvement anarchiste tient à souligner la signification historique et révolutionnaire du Premier Mai (...). Pour la destruction du capitalisme ! Pour la disparition de l’État, diviseur du Peuple ! A bas toutes les dictatures ! Pour la révolution sociale !. Les mauvaises langues trouveront peut-être que mon style n’a pas beaucoup varié !

Le 1er Mai 1945, avec Suzy Chevet, nous allons vendre ce journal à la criée dans le vieux faubourg Saint-Martin, et nous serons étonnés de la sympathie que nous témoignera cette population qui vient d’être libérée. Parmi les Parisiens qui nous entourent, une figure populaire du Libertaire de l’entre-deux-guerres, Louis Loréal – qui pendant l’Occupation prit le mauvais chemin, et il ne sera pas le seul –, aigri, nous expose les raisons de son attitude ! Que dire ?

Naturellement, lorsque la presse est reparue, nous avons eu quelques difficultés à obtenir les bons donnant droit au papier nécessaire au tirage qui était sérieusement contingenté. Il faudra qu’à la tribune du Parlement, Edouard Herriot auquel nous nous sommes adressés – proclame que dans ce pays, la parution du Libertaire est la marque infaillible que la démocratie est rétablie pour que les tracasseries administratives cessent.

Mais il faudra attendre la reconstitution de l’organisation, la Fédération anarchiste en l’occurrence, pour qu’en avril 46 le journal redevienne hebdomadaire. Un titre au vitriol salue l’événement : « Quel que soit le moment de scrutin, les élections ne changent rien ». Ce qui s’avéra parfaitement exact ! A la fin avril, Le Libertaire paraît dans un format normal pour l’époque, et un congrès décide que les articles seront de nouveau signés par leurs auteurs. J’écris dans l’éditorial de notre journal enfin « normalisé » : C’est l’action directe révolutionnaire, la grève générale expropriatrice, qui permettra aux travailleurs en révolte de se débarrasser du fardeau d’un régime qui les écrase.

Henri Bouyé

Après une année d’efforts, et en dehors de ceux dont l’attitude, pendant l’Occupation, avait paru discutable, les diverses tendances de l’anarchie se sont regroupées au sein de la Fédération anarchiste, et ce sont les noms de ceux qui sont absents dans les colonnes du journal qui, une fois de plus, dessinent le vrai visage de l’organisation. Parmi les militants qui écrivent, on relève André Prudhommeaux, Marcel Lepoil, Parsol (qui est le pseudonyme de Ridel, alias Mercier, un ancien du Libertaire d’entre les deux guerres), Marcel Planche, Bouyé, Lefranc (qui est le pseudonyme de Leval), Armand Robin. A vrai dire, ces signatures n’éclairent pas beaucoup les chercheurs qui veulent reconstituer l’histoire de notre mouvement. Ce sont des pseudonymes pour la plupart. Pour ma part, et dès cette époque, j’ai toujours condamné cette pratique qu’on veut parfois justifier par la crainte de la police ou du patron. Si j’ai quelquefois signé Montluc ou Vancia certains de mes articles, c’est pour ne pas faire de « doublons » dans les colonnes d’un journal, où, pendant de nombreuses années, j’ai pratiquement écrit tous les éditoriaux. C’est pour ce Libertaire de 1956 que Georges Brassens travaillera comme grouillot, auprès de Lepoil puis de Prudhommeaux qui assureront successivement la mise en page. Je crois, sans en être vraiment sûr, que les bouts d’articles humoristiques signés Charles Brens sont de lui. C’est dans le numéro d’octobre 1946 que j’ai retrouvé ce merveilleux article d’Armand Robin : « L’assassinat des poètes ».

Georges Vincey

Au lendemain de la guerre, nous bénéficions, comme les autres organisations qui se réclament sous une forme ou sous une autre du mouvement révolutionnaire, d’un afflux d’adhérents dont tous ne seront pas de la meilleure cuvée. Notre journal se porte bien, avec, naturellement, des hauts et des bas qui se discernent au nombre de pages de l’hebdomadaire. Nous vendrons 15 000 à 20 000 exemplaires pour un tirage de 30 000. Certains de nos numéros spéciaux, comme celui sur l’Espagne, atteindront 50 000 exemplaires. Mais le record sera pulvérisé par le numéro spécial sur la grève Renault de 1947. Nous en tireront 100 000 exemplaires et nous les vendrons ! Pendant cette période, nous frôlerons les 2 000 abonnés, le rêve jamais atteint de Georges Vincey, l’administrateur de nos publications. Le Libertaire, qui l’eût cru, est devenu un journal agréable à regarder. Il est agrémenté de photos, de dessins humoristiques, de nombreux « cabochons » pour séparer les articles. Sa page artistique est bien fournie, sa page syndicale est lue dans le monde ouvrier. Nous sommes en période d’euphorie. Cela ne durera pas !

On peut étaler sur cinq ans la marche ascendante de notre journal, ce qui donne la température de la Fédération anarchiste ; cinq années où Le Libertaire sera présent dans tous les événements qui bousculèrent la vie politique et sociale du pays. L’année 1947 est marquée par la grande grève des cheminots et par la grève sauvage chez Renault. Dans le numéro du 8 mai 1947, l’éditorial proclame : Les métallos de la régie Renault sont en grève contre les directions syndicales traîtres. Le comité de grève, organisme sorti spontanément de la lutte, ne doit pas craindre de s’affirmer face aux autorités, sinon les négociations se feront sans tenir compte de son point de vue. Et dans le journal du 15 mai, qui est un magnifique numéro sur la Commune, je conclus à propos de la grève Renault : Après quinze jours de lutte non seulement contre l’État, leur patron, mais aussi contre la cinquième colonne cégétiste, alliée de celui-ci, les ouvriers de chez Renault ont repris le travail lundi à l’exception des vaillants des ateliers 6 et 8, cramponnés à la grève dont ils furent les initiateurs... D’ailleurs rien n’est fini. C’est la même année que paraîtra, à travers toute la première page, le mot d’ordre souvent repris par la suite : « Assez de grèves Molotov ! Vive la grève gestionnaire ».

André Prudhommeaux

Cette année, la troisième page littéraire et artistique que dirige avec beaucoup de goût André Prudhommeaux s’enrichira d’une collaboration flatteuse parmi laquelle on relève les noms de Raymond Asso, de Jean-Claude Simon, de Louzon, de Roger Toussenot ! C’est également l’époque des meetings fracassants qui remplissent la salle Wagram, la Société des Savants, annoncés en première page du journal en gros caractères.

Même si nous ne retrouvons plus les tirages des premières années d’après la Libération, Le Libertaire va poursuivre un parcours, sinon facile, du moins sans à-coups. Il rendra compte de tous les événements en faisant sa manchette sur les plus significatifs, comme la première mainmise sur la Tchécoslovaquie par exemple ou la grande grève des mineurs d’octobre 1948 que je suivrai sur place auprès des militants anarcho-syndicalistes ! Je préconiserai dans nos colonnes : Pendant cette bataille, il pourrait être extrait du charbon des mines et qui servirait à chauffer gratuitement les grévistes et les travailleurs de la région au cours de l’hiver. Ce qui était les prémisses à la grève gestionnaire.

Le Libertaire, dont la vocation pacifiste est bien connue, va naturellement s’intéresser à Garry Davis, ce jeune aviateur américain qui se déclare citoyen du monde. Nous participons à son meeting, au Vél d’Hiv, dont Vancia rend compte dans le journal : Les orateurs du Vél d’Hiv doivent se souvenir, s’ils veulent que l’espoir qui s’est levé ne soit pas déçu, que le pacifisme constructif doit être charpenté par la pensée révolutionnaire. L’effet Garry Davis ne sera qu’un feu de paille qu’un meeting organisé par la Fédération anarchiste à la Mutualité clôturera. André Breton y prononcera, dans le bruit et le tumulte, un discours que Le Libertaire du 2 octobre 1949 reproduira et où le grand écrivain déclarait : Les temps où nous vivons ont au moins ceci de bon que les grandes infortunes et les grands maux qui se sont abattus sur nous et nous menacent sont de ceux qui appellent les grands remèdes. Ce qui est encore vrai de nos jours !

Maurice Laisant

C’est cette année-là que nous voyons pour la première fois apparaître dans les colonnes de notre journal les signatures d’hommes qui vont jouer un rôle capital dans le mouvement libertaire : celle d’Aristide Lapeyre au bas d’un article sur l’Eglise, celle de Maurice Fayolle sur les staliniens, celle de Maurice Laisant qui nous rappelle ce que fut Sébastien Faure et qui écrit : Soulevé par les périodes de l’incomparable orateur, par sa foi, par sa fougue, par sa violence et par son ironie, je sortis dans un état d’agitation fébrile, interrogeant Paris endormi, attendant follement qu’à cet appel il sortit de son sommeil pour réaliser la grande prédication d’avenir dont je venais de sentir passer le souffle.... Je veux encore signaler la page littéraire du journal la présence de Benjamin Péret, le poète surréaliste, et celle de Maurice Lemaitre qui deviendra, auprès d’Isidor Isou, le chantre du lettrisme et qui construira une page du journal pour réclamer le retour de Céline, où figurent, en dehors des communistes, des textes de tous les grands écrivains humanistes de l’époque.

C’est l’année suivante que notre journal va déclencher une campagne soutenue pour la grève gestionnaire, et à partir du premier avril 1950, je signerai une série d’articles théoriques qui nous vaudront un nombreux courrier.

Dans les années cinquante, Le Libertaire a trouvé ses assises naturelles. Il s’inscrit dans ce tirage où la presse libertaire se maintient depuis le début du siècle : 15 à 20 000 exemplaires pour une vente, qui, avec les abonnements, frise les 10 000 exemplaires. L’équipe qui l’anime semble solide. Pourtant, en quelques années, le journal va se dégrader. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser les raisons de ce désastre. Il suffit de dire que, aidés par la bêtise humaine, quelques aventuriers vont s’emparer de l’organisation et de son journal, et les conduire à leur disparition. Cependant, celle-ci ne sera que momentanée, et, dès 1954, le journal va reparaître avec son équipe initiale. Seul, pour des raisons administratives et juridiques, le titre sera légèrement modifié. Il s’appellera désormais Le Monde libertaire, mais personne ne s’y trompera et, à nouveau, les militants de la Fédération anarchiste vont se rassembler autour de lui [1]

Voir en ligne : Numéros du journal Le Libertaire (1944-1956) sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale


[1Lire la collection du Libertaire de la Bibliothèque nationale et dans la revue La Rue une suite d’articles : une page d’histoire de Maurice Joyeux.