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Anars italiens : Livourne-la-Rebelle

mercredi 31 août 2022, par Centre Rédactionnel de Livourne de Umanità Nova (CC by-nc-sa)

Depuis sa naissance, à Livourne comme ailleurs, le fascisme a montré sa vraie nature contre-révolutionnaire en se déchaînant contre le mouvement ouvrier et ses organisations. Mais, dans cette ville, « squadristi » et leurs sbires rencontrèrent un terrain particulièrement hostile et dangereux [1].

Ce sont, surtout, les groupes de jeunes anarchistes qui ont rendu la vie impossible aux fascistes : la Ligue des étudiants subversifs, inspirée par les anarchistes, mais comprenant aussi socialistes et républicains ; les « Hardis du Peuple » (Arditi del Popolo) avec leur base dans le quartier « Venezia », près du siège de l’USI. Après quelques bastonnades, les fascistes n’ont plus osé s’aventurer dans les quartiers prolétaires.

En 1921, ce sont même les anarchistes qui assurent le déroulement du XVIIe Congrès National du Parti Socialiste (au cours duquel devait se concrétiser la scission du PCI), en repoussant les groupes fascistes qui entendaient l’empêcher [2].

LES PREMIERS ASSASSINATS

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En août 1922, juste après la fin de la grève menée par la réformiste « Alliance du Travail », les fascistes décidèrent de punir Livourne la Rebelle : grâce à des renforts venus de Florence, ils occupèrent le Palais de la Municipalité et assassinèrent des militants de gauche. Sur le chemin du retour, ils furent attaqués par un groupe des « Arditi del Popolo » et, dans l’affrontement qui s’ensuivit, devait tomber l’anarchiste Filippo Filippetti [3].

Malgré l’assassinat de trois autres anarchistes (Gilberto Catarsi, Nardi et Amedeo Baldasseroni), malgré les nombreux blessés et les attaques de leurs sièges (comme celle menée contre le journal anarchiste Il Seme) l’organisation libertaire ne céda pas et, jusqu’aux Lois Spéciales de décembre 1926, les groupes de l’Union Anarchiste Italienne et de la Bourse du Travail (USI) continuèrent à être actifs, à Livourne.

Les fascistes ne purent avoir raison de l’opposition anarchiste que lorsqu’ils reçurent l’appui inconditionnel de l’appareil étatique. Déjà, en septembre 26, presque tous les militants de l’UAI avaient été arrêtés au sortir d’une réunion unitaire en vue d’organiser l’aide aux détenus antifascistes. Ceux, peu nombreux, qui restèrent en liberté furent soumis à une étroite surveillance et, périodiquement, ils étaient préventivement incarcérés.

Cependant, tout ne fut pas tranquille pour le régime durant ces deux décennies. Clandestinement, des tracts diffusés parmi les travailleurs continuèrent à être imprimés contre le fascisme, pour l’anniversaire du 1er Mai, contre la guerre d’Éthiopie, pendant que de nombreux écrits muraux témoignaient que l’accord avec la dictature n’était pas unanime.

L’opposition antifasciste se manifesta également de façon plus bruyante : participation populaire à l’occasion des funérailles du socialiste Capocchi et du communiste Camici, victimes du fascisme ; attentats à l’explosif réalisés par des anarchistes contre la caserne de la Milice et un siège du « Fascio ».

Nombreux furent les anarchistes livournais qui prirent part à la guerre civile d’Espagne. Citons : Armando Fossi, Guglielmo Nannucci, combattants dans les colonnes de la CNT-FAI.

MAIN BASSE SUR LES ARMES

Après le déclenchement du second conflit mondial, les contacts entre anarchistes de villes et de régions différentes comme Florence, Gênes, Milan et Bologne reprirent et, avant même le 25 juillet 1943, les anarchistes commencèrent à préparer leur propre armement.

A la suite du 8 septembre, alors qu’explosait la colère du peuple contre les hommes et les symboles du fascisme, les anarchistes, guidés par Virgilio Antonelli, avec deux communistes et le républicain Ramaciotti, purent s’emparer de mitrailleuses, de bombes, pistolets-mitrailleurs et même d’un canon de petit calibre appartenant à la Défense Côtière, et transportèrent le tout dans un local des environs d’Ardenza. Même la caserne de la Marine militaire fut « nettoyée ».

Le lendemain matin, quelques divisions de l’Armée se concentrèrent sur l’Aurélie, prêts à la bloquer. La population accueillit bien ces soldats prêts à lutter contre les troupes allemandes, pendant que quelques membres de la Concentration Antifasciste coordonnaient l’action des antifascistes en armes. Quelques camions allemands furent bloqués et des soldats faits prisonniers. Dans l’après-midi, toujours à Ardenza, eut lieu un échange de coups de feu auquel prirent part des civils, tandis qu’en bord de mer le canon récupéré ouvrait le feu sur un char d’assaut allemand, l’incendiant et tuant deux des membres de l’équipage.

Mais l’héroïsme seul ne peut, toutefois, compenser le manque d’organisation ni la débandade des divisions militaires et, donc, le 10 septembre, les Allemands se rendirent maîtres de la ville.

Pendant que les casernes étaient envahies par la population qui en dévalisait les magasins, les antifascistes purent récupérer de nouvelles armes. Elles permirent, trois ou quatre jours plus tard, le début de la vraie guerre de Résistance partisane.

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Le premier Comité de Libération Nationale, héritier des « Comités Inter-partis » déjà existant, n’obéissait à aucun schéma et était la pure expression de l’antifascisme du peuple de Livourne. Sa composition même, très différente de celle du CLN central, respectait la tradition quarante-huitarde de la ville. En faisaient partie : les communistes, les anarchistes de la Fédération Communiste Libertaire (avec Virgilio Antonelli et Giovanni Biagini), les républicains, les socialo-chrétiens. Vers la fin, même les « activistes » y adhérèrent, alors que le parti libéral et les démocrates-chrétiens, par ailleurs politiquement inexistant, ne le rejoignirent qu’à la Libération [4].

LES BRIGADES GARIBALDI

A cause des bombardements aériens continus, aveugles [5], qui provoquèrent l’évacuation quasi totale de la population et le démantèlement de la plus grande partie de l’industrie, Livourne en vint à se trouver dans une situation désastreuse qui rendit impossible —contrairement à d’autres gros centres urbains— la mise sur pied de « Groupes d’Action Partisane ».

L’installation du commandement allemand dans le cœur de Livourne, surnommé la « zone noire », ayant pour effet l’éloignement forcé de tous ses habitants, représenta par la suite un obstacle à l’organisation de la Résistance. Par conséquent, il ne fut possible de créer une discrète organisation militaire (constituée des GAP) que dans les seules zones périphériques comme à Ardenza, Antignano, Colline, Salviano et Montenero où un grand nombre de Livournais avait trouvé refuge.

Par la suite, nombre de ces organisés affluèrent au Commandement-relais du Castellaccio, pour être dirigés vers les formations partisanes de la province et du Maremma où ils constituèrent le 10e détachement « Oderdan Chiesa ».

Il semblait inimaginable que le Commandement du Castellaccio, tenu depuis septembre 43 par quelques « Gapistes » armés envoyés là parce que « grillés », puisse cesser sa fonction de lieu de triage, pour devenir un détachement opérationnel autonome et très vite, grâce à la force acquise, qu’il puisse assumer la formation d’une brigade (la 3e Brigade Garibaldi « Oberden Chiesa »). Mais malgré la zone géographique inadaptée à la guérilla (terrain non boisé et parcouru de routes carrossables), malgré l’extrême difficulté du ravitaillement, le détachement, avec une structure tactique et organisationnelle très originale, assura la puissance d’une brigade avec 130 hommes, équipés pour moitié d’armes automatiques et, pour le reste, de fusils. La Brigade, occupant la zone « Quarata » située entre Nibbaia et Chioma, resta maîtresse de ce plateau, sans interruption.

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En outre, dans la zone de Livourne et ses environs, opéraient la 3e Brigade Garibaldi « Val di Cecina » et la 3e Brigade Garibaldi « Val di Corme ». Ensemble, les trois brigades disposaient de 700 combattants et encadraient 700 « Sapistes » (des Commandos d’Action Partisane - Squadre di Azione Partigiana), utilisés pour diverses missions et actions dangereuses dans les centres urbains. Elles furent à l’origine de la Division Garibaldi Livourne, dédiée à Lanciotto Gherardi (résistant anarchiste tombé au combat), adhérente au CLN de la province de Livourne.

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L’« Oberdan Chiesa » se caractérisa, dès le début, par sa structure mais surtout par sa connotation politique, nettement révolutionnaire. En plus de la présence anarchiste en son sein, elle se composait surtout de communistes dont l’énorme majorité était encore, à Livourne, bordighiste. Ce n’est pas un hasard si deux officiers de l’armée, déserteurs après le 8 septembre, n’arrivant pas à s’habituer à l’ambiance révolutionnaire existante, très différente de celle de la caserne, quittèrent la formation peu de temps après y avoir été accueillis. Mais, outre l’apport fourni à la lutte armée antifasciste, les anarchistes furent, à cette époque-là, les protagonistes d’autres épisodes non moins héroïques. Ainsi, à l’initiative de quelques anarchistes comme Bientinesi et Antonelli, fut amené en lieu sûr un pilote australien brûlé, tombé en parachute après que son avion eut été touché. Défiant en pleine nuit les patrouilles allemandes qui le cherchaient, avec la collaboration des communistes de la région, les anarchistes réussirent à le soustraire aux recherches et, dans un deuxième temps, à le confier à un groupe résistant du Gabbro, avec lequel il resta, même après sa guérison, jusqu’à l’arrivée des Américains.

RENDEZ-VOUS, VOUS ÊTES CERNÉS !

Mais l’épisode peut-être le plus notable fut la libération de 32 otages, réalisée par les seuls anarchistes. Il s’agissait d’un groupe de Livournais (dont les anarchistes Arrigo Catani et Mario Batini), pris dans une rafle par les Allemands et conduits à Bologne pour travailler à des installations militaires. Leur libération ne fut le fait que des seuls Virgilio Antonelli et Giovanni Biaqini, aidés par Romolo et Egisto Biagini, de la sœur et de la belle-sœur de Biagini.

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Arrigo Catani, qui avait été conduit au Commandement allemand du secteur, fut le premier libéré. Virqilio Antonelli y entra, pendant que les autres l’attendaient dehors, et déclara que la Kommandantur était cernée et qu’ils avaient cinq minutes pour relâcher le prisonnier. Le bluff réussit et c’est ainsi que, peu à peu, ils firent évader tous les autres otages [6], aidés en cela par des anarchistes et des communistes bolognais qui favorisèrent également la fuite des déportés vers l’Allemagne en transit en gare de Bologne. C’est au cours d’actions analogues que, du côté de Lucca, furent arrêtés les anarchistes Nello Malacarne de Livourne et Libero Mariotti de Pietrasanta. Le premier fut libéré à la fin de la guerre, le second à Piacenza (alors qu’il allait être fusillé) grâce à un échange de prisonniers imposé aux Allemands par l’anarchiste Emilio Ganzi, commandant partisan.

A l’arrivée des « Alliés », Livourne était un amas de ruines ; les anarchistes se mirent alors au travail et commencèrent à mettre en place les premiers services sociaux (le premier service de transport fut le leur) et prirent part à la remise en état du port, de la verrerie et du chantier naval, menée par les Comités de Gestion.

Mais ils s’occupèrent aussi de l’élimination de criminels et de collaborateurs fascistes et lorsqu’arriva l’ordre américain de rendre les armes, ils refusèrent de le suivre. Tout comme ils refusèrent, au cours des années suivantes, de renoncer à l’initiative révolutionnaire et à la réorganisation de leur propre fédération, en prenant une part active dans la vie de la Fédération Anarchiste Italienne (FAI), jusqu’à nos jours.

Centre Rédactionnel de Livourne de Umanità Nova - Recherche historique de Marco Rossi.

Portfolio


[1« Par la tutelle de l’ordre public », le ministère de l’Intérieur décidait, le 8 août 1922, la passation du pouvoir civil à l’autorité militaire dans les provinces de Milan, Gênes, Ancone, Livourne, Parmes.

[2Cet épisode, qui continue à être ignoré par les « historiens » socialistes et communistes, a été confirmé par l’anarchiste livournais Virgilio Antonelli, récemment disparu. En cette occasion, il fut possible de rencontrer Amedeo Bordiga qu’il avait revu après des années de relégation.

[3Tous les anarchistes livournais ne faisaient pas partie des « Arditi del Popolo ». Selon un rapport du Préfet de juillet 1921, le nombre des inscrits, répartis en groupes, était de 800 dont 90 anarchistes qui constituaient le 3e Commando, guidé par Augusto Consani.

[4Une telle attitude opportuniste et le rôle tenu par les forces politiques —refuge pour ceux qui n’avaient rien à voir avec la Résistance— suscita, de la part des anarchistes et des communistes, une violente réaction qui culmina le 27 novembre 1945, au lendemain de la chute du gouvernement Parri, émanation de la Résistance. Une chute provoquée par la Démocratie-chrétienne et les libéraux. La grève générale, menée par la Bourse du Travail, se termina par la prise d’assaut et la mise à sac du siège local du Parti Libéral, Place Cavour.

[5Durant la guerre, Livourne fut l’une des villes les plus bombardées d’Italie. Elle dut subir, de la part des Anglais, des Français, des Américains et des Allemands, 76 bombardements lourds, 24 légers et 24 pilonnages (sans compter ceux survenus entre le 2 juin et le 2 octobre 1944, sur lesquels il n’existe aucune documentation).

[6A l’origine, les otages étaient au nombre de 35. Mais 3 d’entre eux tentèrent une évasion de façon isolée, furent repris et fusillés.