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VIII. La Morale anarchiste - Pierre Kropotkine

dimanche 8 décembre 2024, par Pierre Kropotkine (CC by-nc-sa)

Jusqu’à présent, dans toute notre analyse, nous n’avons fait qu’exposer de simples principes d’égalité. Nous nous sommes révolté, et nous avons invité les autres à se révolter contre ceux qui s’arrogent le droit de traiter autrui comme ils ne voudraient nullement être traités eux-mêmes ; contre ceux qui ne voudraient être ni trompés, ni exploités, ni brutalisés, ni prostitués, mais qui le font à l’égard des autres. Le mensonge, la brutalité et ainsi de suite, avons-nous dit, sont répugnants, non parce qu’ils sont désapprouvés par les codes de moralité — nous ignorons ces codes — ils sont répugnants parce que le mensonge, la brutalité, etc., révoltent les sentiments d’égalité de celui pour lequel l’égalité n’est pas un vain mot ; ils révoltent surtout celui qui est réellement anarchiste dans sa façon de penser et d’agir.

Mais rien que ce principe si simple, si naturel et si évident — s’il était généralement appliqué dans la vie — constituerait déjà une morale très élevée, comprenant tout ce que les moralistes ont prétendu enseigner.

Le principe égalitaire résume les enseignements des moralistes. Mais il contient aussi quelque chose de plus. Et ce quelque chose est le respect de l’individu. En proclamant notre morale égalitaire et anarchiste, nous refusons de nous arroger le droit que les moralistes ont toujours prétendu exercer — celui de mutiler l’individu au nom d’un certain idéal qu’ils croyaient bon. Nous ne reconnaissons ce droit à personne ; nous n’en voulons pas pour nous.

Nous reconnaissons la liberté pleine et entière de l’individu ; nous voulons la plénitude de son existence, le développement libre de toutes les facultés. Nous ne voulons rien lui imposer et nous retournons ainsi au principe que Fourier opposait à la morale des religions, lorsqu’il disait : Laissez les hommes absolument libres ; ne les mutilez pas — les religions l’ont assez fait. Ne craignez même pas leurs passions : dans une société libre, elles n’offriront aucun danger.

Pourvu que vous-même n’abdiquiez pas votre liberté ; pourvu que vous-même ne vous laissiez pas asservir par les autres ; et pourvu qu’aux passions violentes et antisociales de tel individu vous opposiez vos passions sociales, tout aussi vigoureuses. Alors vous n’aurez rien à craindre de la liberté. [1]

Nous renonçons à mutiler l’individu au nom de n’importe quel idéal : tout ce que nous nous resservons, c’est de franchement exprimer nos sympathies et nos antipathies pour ce que nous trouvons bon ou mauvais. Untel trompe-t-il ses amis ? C’est sa volonté, son caractère ? ? soit ! Eh bien, c’est notre caractère, c’est notre volonté de mépriser le menteur ! Et une fois que tel est notre caractère, soyons francs. Ne nous précipitons pas vers lui pour le serrer sur notre gilet et lui prendre affectueusement la main, comme cela se fait aujourd’hui ! À sa passion active, opposons la nôtre, tout aussi active et vigoureuse.

C’est tout ce que nous avons le droit et le devoir de faire pour maintenir dans la société le principe égalitaire. C’est encore le principe d’égalité, mis en pratique. [2]

Tout cela, bien entendu, ne se fera entièrement que lorsque les grandes causes de dépravation : capitalisme, religion, justice, gouvernement, auront cessé d’exister. Mais cela peut se faire déjà en grande partie dès aujourd’hui. Cela se fait déjà.

Et cependant, si les sociétés ne connaissent que ce principe d’égalité ; si chacun, se tenant à un principe d’équité marchande, se gardait à chaque instant de donner aux autres quelque chose en plus de ce qu’il reçoit d’eux — ce serait la mort de la société. Le principe même d’égalité disparaîtrait de nos relations, car pour le maintenir, il faut qu’une chose plus grande, plus belle, plus vigoureuse que la simple équité se produise sans cesse dans la vie.

Et cette chose se produit.

Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leur sentiment, leur intelligence ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour.

Cette fécondité de l’esprit, de la sensibilité ou de la volonté prend toutes les formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui, renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux affirmations des ignorants qui l’entourent. C’est l’inventeur qui vit du jour au lendemain, oublie jusqu’à la nourriture et touche à peine au pain qu’une femme qui se dévoue pour lui, lui fait manger comme à un enfant, tandis que lui poursuit son invention destinée, pense-t-il, à changer la face du monde. C’est le révolutionnaire ardent, auquel les joies de l’art, de la science, de la famille même, paraissent âpres tant qu’elles ne sont pas partagées par tous et qui travaille à régénérer le monde malgré la misère et les persécutions. C’est le jeune garçon qui, au récit des atrocités de l’invasion, prenant au mot les légendes de patriotisme qu’on lui soufflait à l’oreille, allait s’inscrire dans un corps franc, marchait dans la neige, souffrait de la faim et finissait par tomber sous les balles.

C’est le gamin de Paris, qui mieux inspiré et doué d’une intelligence plus féconde, choisissant mieux ses aversions et ses sympathies, courait aux remparts avec son petit frère cadet, restait sous la pluie des obus et mourait en murmurant : « Vive la Commune ! » C’est l’homme qui se révolte à la vue d’une iniquité, sans se demander ce qui en résultera et, alors que tous plient l’échine, démasque l’iniquité, frappe l’exploiteur, le petit tyran de l’usine, ou le grand tyran d’un empire. C’est enfin tous ces dévouements sans nombre, moins éclatants et pour cela inconnus, méconnus presque toujours, que l’on peut observer sans cesse, surtout chez la femme, pourvu que l’on veuille se donner la peine d’ouvrir les yeux et de remarquer ce qui fait le bond de l’humanité, ce qui lui permet encore de se débrouiller tant bien que mal, malgré l’exploitation et l’oppression qu’elle subit.

Ceux-là forgent, les uns dans l’obscurité, les autres sur une arène plus grande, les vrais progrès de l’humanité. Et l’humanité le sait. C’est pourquoi elle entoure leurs vies de respect, de légendes. Elle les embellit même et en fait les héros de ses contes, de ses chansons, de ses romans. Elle aime en eux le courage, la bonté, l’amour et le dévouement qui manquent au grand nombre. Elle transmet leur mémoire à ses enfants. Elle se souvient de ceux mêmes qui n’ont agi que dans le cercle étroit de la famille et des amis, en vénérant leur mémoire dans les traditions de famille.

Ceux-là font la vraie moralité, — la seule, d’ailleurs, qui soit digne de ce nom — le reste n’était que de simples rapports d’égalité. Sans ces courages et ces dévouements, l’humanité se serait abrutie dans la vase des calculs mesquins. Ceux-là, enfin, préparant la moralité de l’avenir, celle qui viendra lorsque, cessant de compter, nos enfants grandiront dans l’idée que le meilleur usage de toute chose, de toute énergie, de tout courage, de tout amour, est là où le besoin de cette force se sent le plus vivement.

Ces courages, ces dévouements ont existé de tout temps. On les rencontre chez tous les animaux. On les rencontre chez l’homme, même pendant les époques de plus grand abrutissement.

Et, de tout temps, les religions ont cherché à se les approprier, à en battre monnaie à leur propre avantage. Et si les religions vivent encore, c’est parce que — à part l’ignorance — elles ont de tout temps fait appel précisément à ces dévouements, à ces courages. C’est encore à eux que font appel les révolutionnaires — surtout les révolutionnaires socialistes.

Quant à les expliquer, les moralistes religieux, utilitaires et autres, sont tombés, à leur égard, dans les erreurs que nous avons déjà signalées. Mais il appartient à ce jeune philosophe, Guyau — ce penseur, anarchiste sans le savoir — d’avoir indiqué la vraie origine de ces courages et de ces dévouements, en dehors de toute force mystique, en dehors de tous calculs mercantiles bizarrement imaginés par les utilitaires de l’école anglaise. Là où la philosophie kantienne, positiviste et évolutionniste ont échoué, la philosophie anarchiste a trouvé le vrai chemin.

Leur origine, a dit Guyau, c’est le sentiment de sa propre force. C’est la vie qui déborde, qui cherche à se répandre. « Sentir intérieurement ce qu’on est capable de faire, c’est par là même prendre la première conscience de ce qu’on a le devoir de faire ».

Le sentiment moral du devoir, que chaque homme a senti dans sa vie et que l’on a cherché à expliquer par tous les mysticismes. « Le devoir n’est autre chose qu’une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner ; c’est en même temps le sentiment d’une puissance ».

Toute force qui s’accumule crée une pression sur les obstacles placés devant elle. Pouvoir agir, c’est devoir agir. Et toute cette « obligation » morale dont on a tant parlé et écrit, dépouillée de tout mysticisme, se réduit ainsi à cette conception vraie : la vie ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre.

« La plante ne peut pas s’empêcher de fleurir. Quelquefois fleurir, pour elle, c’est mourir. N’importe, la sève monte toujours ! » conclut le jeune philosophe anarchiste.

Il en est de même pour l’être humain lorsqu’il est plein de force et d’énergie. La force s’accumule en lui. Il répand sa vie. Il donne sans compter — sans cela il ne vivrait pas. Et s’il doit périr, comme la fleur en s’épanouissant — n’importe ! La sève monte, si sève il y a.

Sois fort ! Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle — et tu déverseras sur les autres ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! — Voilà à quoi se réduit tout l’enseignement moral, dépouillé des hypocrisies de l’ascétisme oriental.


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[1De tous les auteurs modernes, le Norvégien Ibsen, qu’on lira bientôt en France avec passion, comme on le lit déjà en Angleterre, a le mieux formulé ces idées dans ses drames. C’est encore un anarchiste sans le savoir.

[2Nous entendons déjà dire : « Et l’assassin ? Et celui qui débauche les enfants ? » — À cela notre réponse est courte. L’assassin qui tue simplement par soif de sang est extrêmement rare. C’est un malade à guérir ou à éviter. Quant au débauché, — veillons d’abord à ce que la société ne pervertisse pas les sentiments de nos enfants, alors nous n’aurons rien à craindre de ces messieurs.