Jusqu’à présent, nous avons toujours parlé des actions conscientes, réfléchies, de l’homme (de celles que nous faisons en nous en rendant compte). Mais, à côté de la vie consciente, nous avons la vie inconsciente, infiniment plus vaste et trop ignorée autrefois. Cependant, il suffit d’observer la manière dont nous nous habillons le matin, en nous efforçant de boutonner un bouton que nous savons avoir perdu la veille, ou portant la main pour saisir un objet que nous avons déplacé nous-mêmes, pour avoir une idée de cette vie inconsciente et concevoir la part immense qu’elle joue dans notre existence.
Les trois quarts de nos rapports avec les autres sont faits de cette vie inconsciente. Notre manière de parler, de sourire ou de froncer les sourcils, de nous emporter dans la discussion ou de rester calme — tout cela nous le faisons sans nous en rendre compte, par simple habitude, soit héritée de nos ancêtres humains ou pré-humains (voyez seulement la ressemblance de l’expression de l’homme et de l’animal quand l’un et l’autre se fâchent), ou bien acquise, consciemment ou inconsciemment.
Notre manière d’agir envers les autres passe ainsi à l’état d’habitude. Et l’homme qui aura acquis le plus d’habitudes morales, sera certainement supérieur à ce bon chrétien qui prétend être toujours poussé par le diable à faire le mal et qui ne peut s’en empêcher qu’en évoquant les souffrances de l’enfer ou les joies du paradis.
Traiter les autres comme il aimerait à être traité lui-même, passe chez l’homme et chez tous les animaux sociables à l’état de simple habitude, si bien que généralement l’homme ne se demande même pas comment il doit agir dans telle circonstance. Il agit bien ou mal, sans réfléchir. Et ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles, en présence d’un cas complexe ou sous l’impulsion d’une passion ardente, qu’il hésite et que les diverses parties de son cerveau (un organe très complexe, dont les parties diverses fonctionnent avec une certaine indépendance) entrent en lutte. Alors il se substitue en imagination à la personne qui est en face de lui ; il se demande s’il lui plairait d’être traité de la même manière, et sa décision sera d’autant plus morale qu’il se sera mieux identifié à la personne dont il était sur le point de blesser la dignité ou les intérêts. On bien, un ami interviendra et lui dira : « Imagine-toi à sa place ; est-ce que tu aurais souffert d’être traité par lui comme tu viens de le traiter ? » Et cela suffit.
Ainsi, l’appel au principe d’égalité ne se fait qu’en un moment d’hésitation, tandis que dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent nous agissons moralement par simple habitude.
On aura certainement remarqué que dans tout ce que nous avons dit jusqu’à présent nous n’avons rien cherché à imposer. Nous avons simplement exposé comment les choses se passent dans le monde animal et parmi les hommes.
L’Église menaçait autrefois les hommes de l’enfer, pour moraliser, et on sait comment elle y a réussi : elle les démoralisait. Le juge menace du carcan, du fouet, du gibet, toujours au nom de ces mêmes principes de sociabilité qu’il a escamotés à la Société ; et il la démoralise. Et les autoritaires de toute nuance crient encore au péril social à l’idée que le juge peut disparaître de la terre en même temps que le prêtre.
Eh bien, nous ne craignons pas de renoncer au juge et à la condamnation. Nous renonçons même, avec Guyau, à toute espèce de sanction, à toute espèce d’obligation de la morale. Nous ne craignons pas de dire : « Fais ce que tu veux, fais comme tu veux » — parce que nous sommes persuadés que l’immense masse des hommes, à mesure qu’ils seront de plus en plus éclairés et se débarrasseront des entraves actuelles, fera et agira toujours dans une certaine direction utile à la société, tout comme nous sommes persuadés d’avance que l’enfant marchera un jour sur deux pieds et non sur quatre pattes, simplement parce qu’il est né de parents appartenant à l’espèce Homme.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est de donner un conseil ; et encore, tout en le donnant nous ajoutons : — « Ce conseil n’aura de valeur que si tu reconnais toi-même par l’expérience et l’observation qu’il est bon à suivre. »
Quand nous voyons un jeune homme courber le dos et se resserrer ainsi la poitrine et les poumons, nous lui conseillons de se redresser et de tenir la tête haute et la poitrine grandement ouverte. Nous lui conseillons d’avaler l’air à pleins poumons, de les élargir, parce que, en cela, il trouvera la meilleure garantie contre la phtisie. Mais, en même temps, nous lui enseignons la physiologie, afin qu’il connaisse les fonctions des poumons et choisisse lui-même la posture qu’il saura être la meilleure.
C’est aussi tout ce que nous pouvons faire en fait de morale. Nous n’avons que le droit de donner un conseil ; auquel nous devons encore ajouter : « Suis-le si tu le trouves bon ».
Mais en laissant à chacun le droit d’agir comme bon lui semble ; en niant absolument à la société le droit de punir qui que ce soit et de quelque façon que ce soit, pour quelque acte antisocial qu’il ait commis, — nous ne renonçons pas à notre capacité d’aimer ce qui nous semble bon, et de haïr ce qui nous semble mauvais. Aimer — et haïr ; car il n’y a que ceux qui savent haïr qui sachent aimer. Nous nous réservons cela, et puisque cela seul suffit à chaque société animale pour maintenir et développer les sentiments moraux, cela suffira d’autant plus à l’espèce humaine.
Nous ne demandons qu’une chose, c’est à éliminer tout ce qui, dans la société actuelle, empêche le libre développement de ces deux sentiments, tout ce qui fausse notre jugement : l’État, l’Église, l’Exploitation ; le juge, le prêtre, le gouvernant, l’exploiteur.
Aujourd’hui, quand nous voyons un Jacques l’Éventreur égorger à la file dix femmes des plus pauvres, des plus misérables, — et moralement supérieures aux trois quarts des riches bourgeoises — notre premier sentiment est celui de haine. Si nous le rencontrions le jour où il a égorgé cette femme qui voulait se faire payer par lui les six sous de son taudis, nous lui aurions logé une balle dans le crâne, sans réfléchir que la balle eût été mieux à sa place dans le crâne du propriétaire du taudis.
Mais quand nous nous ressouvenons de toutes les infamies qui l’ont amené, lui à ces meurtres ; quand nous pensons à ces ténèbres dans lesquelles il rôde, hanté par des images puisées dans des livres immondes ou par des pensées soufflées par des livres stupides, — notre sentiment se dédouble. Et le jour où nous saurons Jacques entre les mains d’un juge qui, lui, a froidement massacré dix fois plus de vies humaines, d’hommes, de femmes et d’enfants, que tous les Jacques ; quand nous le saurons entre les mains de ces maniaques à froid où de ces gens qui envoient un Borras au bagne pour démontrer aux bourgeois qu’ils montent la garde autour d’eux — alors toute notre haine contre Jacques l’Éventreur disparaîtra. Elle se portera ailleurs. Elle se transforme en haine contre la société lâche et hypocrite, contre ses représentants reconnus. Toutes les infamies d’un éventreur disparaissent devant cette série séculaire d’infamies commises au nom de la Loi. C’est elle que nous haïssons.
Aujourd’hui, notre sentiment se dédouble continuellement. Nous sentons que nous tous, nous sommes plus ou moins volontairement ou involontairement les suppôts de cette société. Nous n’osons plus haïr. Osons-nous seulement aimer ? Dans une société basée sur l’exploitation et la servitude, la nature humaine se dégrade.
Mais, à mesure que la servitude disparaîtra, nous rentrerons dans nos droits. Nous nous sentirons la force de haïr et d’aimer, même dans des cas aussi compliqués que celui que nous venons de citer.
Quant à notre vie de tous les jours, nous donnons déjà libre cours à nos sentiments de sympathie ou d’antipathie ; nous le faisons déjà à chaque instant. Tous nous aimons la force morale et tous nous méprisons la faiblesse morale, la lâcheté. À chaque instant, nos paroles, nos regards, nos sourires expriment notre joie à la vue des actes utiles à la race humaine, de ceux que nous considérons comme bons. À chaque instant, nous manifestons par nos regards et nos paroles la répugnance que nous inspirent la lâcheté, la tromperie, l’intrigue, le manque de courage moral. Nous trahissons notre dégoût, alors même que sous l’influence d’une éducation de « savoir-vivre », c’est-à-dire d’hypocrisie, nous cherchons encore à cacher ce dégoût sous des dehors menteurs qui disparaîtront à mesure que des relations d’égalité s’établiront entre nous.
Eh bien, cela seul suffit déjà pour maintenir à un certain niveau la conception du bien et du mal et se l’imprégner mutuellement ; cela suffira d’autant mieux lorsqu’il n’y aura plus ni juge ni prêtre dans la société, — d’autant mieux que les principes moraux perdront tout caractère d’obligation, et seront considérés comme de simples rapports naturels entre des égaux.
Et cependant, à mesure que ces rapports s’établissent, une conception morale encore plus élevée surgit dans la société et c’est cette conception que nous allons analyser.