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III. La Morale anarchiste - Pierre Kropotkine

mardi 3 décembre 2024, par Pierre Kropotkine (CC by-nc-sa)

Nous avons vu que les actions de l’homme, réfléchies ou conscientes, — plus tard nous parlerons des habitudes inconscientes — ont toutes la même origine. Celles que l’on appelle vertueuses et celles que l’on dénomme vicieuses, les grands dévouements comme les petites escroqueries, les actes attrayants aussi bien que les actes répulsifs dérivent tous de la même source. Tous sont faits pour répondre à un besoin de la nature de l’individu. Tous ont pour but la recherche du plaisir, le désir d’éviter une peine.

Nous l’avons vu dans le chapitre précédent qui n’est qu’un résumé très succinct d’une masse de faits qui pourraient être cités à l’appui.

On comprend que cette explication fasse pousser des cris à ceux qui sont encore imbus de principes religieux. Elle ne laisse pas de place au surnaturel ; elle abandonne l’idée de l’âme immortelle. Si l’homme n’agit toujours qu’en obéissant aux besoins de sa nature, s’il n’est, pour ainsi dire, qu’un « automate conscient », que devient l’âme immortelle ? que devient l’immortalité, ---- ce dernier refuge de ceux qui n’ont connu que peu de plaisirs et trop de souffrances et qui rêvent de trouver une compensation dans l’autre monde ?

On comprend que, grandis dans les préjugés, peu confiants dans la science qui les a si souvent trompés, guidés par le sentiment plutôt que par la pensée, ils repoussent une explication qui leur ôte le dernier espoir.

Mais que dire de ces révolutionnaires qui, depuis le siècle passé jusqu’à nos jours, chaque fois qu’ils entendent pour la première fois une explication naturelle des actions humaines (la théorie de l’égoïsme si l’on veut) s’empressent d’en tirer la même conclusion que le jeune nihiliste dont nous parlions au début et qui s’empressent de crier : « À bas la morale ! »

Que dire de ceux qui après s’être persuadés que l’homme n’agit d’une manière ou d’une autre que pour répondre à un besoin de sa nature, s’empressent d’en conclure que tous les actes sont indifférents ; qu’il n’y a plus ni bien, ni mal ; que sauver, au risque de sa vie, un homme qui se noie, ou le noyer pour s’emparer de sa montre, sont deux actes qui se valent ; que le martyr mourant sur l’échafaud pour avoir travaillé à affranchir l’humanité, et le petit coquin volant ses camarades, se valent l’un et l’autre — puisque tous les deux cherchent à se procurer un plaisir ?

Si encore ils ajoutaient qu’il ne doit y avoir ni bonne ni mauvaise odeur ; ni parfum de la rose ni puanteur de l’assa fœtida, parce que l’un et l’autre ne sont que des vibrations de molécules ; qu’il n’y a ni bon ni mauvais goût parce que l’amertume de la quinine et la douceur d’une goyave ne sont encore que des vibrations moléculaires ; qu’il n’y a ni beauté ni laideur physiques, ni intelligences ni imbécillité, parce que beauté et laideur, intelligence ou imbécillité ne sont encore que des résultats de vibrations chimiques et physiques s’opérant dans les cellules de l’organisme ; s’ils ajoutaient cela, on pourrait encore dire qu’ils radotent, mais qu’ils ont, au moins, la logique du fou.

Mais puisqu’ils ne le disent pas, — que pouvons-nous en conclure ?

Notre réponse est simple. Mandeville qui raisonnait de cette façon en 1723 dans la « Fable des Abeilles », le nihiliste russe des années 1868–70, tel anarchiste parisien de nos jours raisonnent ainsi parce que, sans s’en rendre compte, ils restent toujours embourbés dans les préjuges de leur éducation chrétienne. Si athéistes, si matérialistes ou si anarchistes qu’ils se croient, ils raisonnent exactement comme raisonnaient les pères de l’Église ou les fondateurs du bouddhisme.

Ces bons vieux nous disaient en effet : « L’acte sera bon s’il représente une victoire de l’âme sur la chair ; il sera mauvais si c’est la chair qui a pris le dessus sur l’âme ; il sera indifférent si ce n’est ni l’un ni l’autre. Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. » Et nos jeunes amis de répéter après les pères chrétiens et bouddhistes : « Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. »

Les pères de l’Église disaient : « Voyez les bêtes ; elles n’ont pas d’âme immortelle : leurs actes sont simplement faits pour répondre à un des besoins de la nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir chez les bêtes ni bons ni mauvais actes ; tous sont indifférents ; et c’est pourquoi il n’y aura pour les bêtes ni paradis ni enfer — ni récompense ni châtiment. » Et nos jeunes amis de reprendre le refrain de saint Augustin et de saint Çakyamouni et de dire : « L’homme n’est qu’une bête, ses actes sont simplement faits pour répondre à un besoin de sa nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir pour l’homme ni bons ni mauvais actes. Ils sont tous indifférents. »

C’est toujours cette maudite idée de punition et de châtiment qui se met en travers de la raison ; c’est toujours cet héritage absurde de l’enseignement religieux professant qu’un acte est bon s’il vient d’une inspiration surnaturelle et indifférent si l’origine surnaturelle lui manque. C’est encore et toujours, chez ceux mêmes qui en rient le plus fort, l’idée de l’ange sur l’épaule droite et du diable sur l’épaule gauche. « Chassez le diable et l’ange et je ne saurai plus vous dire si tel acte est bon ou mauvais, car je ne connais pas d’autre raison pour le juger. »

Le curé est toujours là, avec son diable et son ange et tout le vernis matérialiste ne suffit pas pour le cacher. Et, ce qui est pire encore, le juge, avec ses distribution de fouet aux uns et ses récompenses civiques pour les autres, est toujours là, et les principes mêmes de l’anarchie ne suffisent pas pour déraciner l’idée de punition et de récompense.

Eh bien, nous ne voulons ni du curé ni du juge. Et nous disons simplement : « L’assa fœtida pue, le serpent me mord, le menteur me trompe ? La plante, le reptile et l’homme, tous trois, obéissent à un besoin de la nature. Soit ! Eh bien, moi, j’obéis aussi à un besoin de ma nature en haïssant la plante qui pue, la bête qui tue par son venin et l’homme qui est encore plus venimeux que la bête. Et j’agirai en conséquence, sans m’adresser pour cela ni au diable, que je ne connais d’ailleurs pas, ni au juge que je déteste bien plus encore que le serpent. Moi, et tous ceux qui partagent mes antipathies, nous obéissons aussi à un besoin de notre nature. Et nous verrons lequel des deux a pour lui la raison et, partant, la force. »

C’est ce que nous allons voir, et par cela même nous verrons que si les saint Augustin n’avaient pas d’autre base pour distinguer entre le bien et mal, le monde animal en a une autre bien plus efficace. Le monde animal en général, depuis l’insecte jusqu’à l’homme, sait parfaitement ce qui est bien et ce qui est mal, sans consulter pour cela ni la bible ni la philosophie. Et s’il en est ainsi, la cause en est encore dans les besoins de leur nature : dans la préservation de la race et, partant, dans la plus grande somme possible de bonheur pour chaque individu.


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