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Pourquoi nous sommes anarchistes - V. Elections ou Révolution

dimanche 17 novembre 2024, par Francesco Saverio Merlino (CC by-nc-sa)

Nous aurions peut-être dû intituler cet article : Réformes ou Révolution, car deux routes s’ouvrent devant nous, celle des réformes pacifiques et graduelles, des améliorations successives, des petits pas, du progrès lent et ordonné, fait avec le consentement et l’aide généreux de la bourgeoisie, et celle de la révolte. C’est précisément ici que les deux écoles, les deux partis (socialiste légalitaire et socialiste anarchiste) se divisent. Nous ne cesserons jamais de le répéter, nous sommes anti-légalitaires et révolutionnaires.

Il ne faut pas croire, pourtant, que nous repoussons toute amélioration que l’ouvrier puisse obtenir. Vouloir le tout signifie vouloir aussi la partie, et nous qui luttons pour l’émancipation intégrale de l’ouvrier, nous saluerions avec joie toute conquête, si petite soit-elle, dans la certitude que les ouvriers ne se déclareraient pas satisfaits, mais exigeraient toujours davantage ; une fois sur le chemin des revendications, ils iraient jusqu’au bout. C’est pour cela que lorsqu’une grève ou une agitation éclate parmi les ouvriers ou les paysans, nous ne nous en désintéressons pas ni ne cherchons à détourner les ouvriers de la lutte, comme le font trop souvent les chefs, les socialistes compris ; mais nous tâchons au contraire d’étendre la grève ou l’agitation, afin de lui donner de la vigueur et de la force, un mouvement d’individus peu nombreux et faibles devant certainement échouer. L’unique espoir pour les ouvriers est dans l’union et le plus ou moins de décision déployée dans l’action.

Mais si au lieu d’une agitation ou d’une grève, il nous est proposé de participer aux élections, nous nous y opposons formellement, sachant très bien que dans les luttes électorales les ouvriers seront toujours joués ou trompés, car, d’abord, ils réunissent très rarement à envoyer des leurs au parlement, et, ensuite, par l’élection même de cinq, dix ou cent candidats ouvriers, nous ne faisons que les gâter ou les rendre impuissants. La majorité du Parlement fût-elle composée d’ouvriers, qu’elle ne saurait résoudre le problème du pain et du travail. Non seulement la Chambre haute, le pouvoir exécutif, les chefs de l’armée, de la magistrature et de la police s’opposeraient aux projets de loi de la Chambre des députés et se refuseraient à exécuter les lois faites pour les ouvriers (comme nous pouvons déjà le constater) ; mais toute loi paraît bien inutile. En effet, il n’y en a aucune qui puisse empêcher les patrons d’exploiter les ouvriers, imposer aux capitalistes de tenir les fabriques ouvertes et d’employer les travailleurs à des conditions données, obliger les commerçants à vendre à tel ou tel prix, et ainsi de suite. Actuellement le système commercial et industriel, est fait de telle sorte que tout dépend du capitaliste, et celui-ci a toutes espèces de ressources pour s’asseoir sur la loi et se moquer même du Parlement. Tout le monde sait que souvent l’ouvrier est obligé, pour ne pas mourir de faim, d’aider le capitaliste à violer la loi.

Supposons qu’un Parlement décide que le travail journalier de l’ouvrier doit-être de dix, neuf ou huit heures. D’abord il ne saurait imposer une règle uniforme pour tous les travaux, ensuite, il lui est impossible d’envoyer un gendarme chez chaque ouvrier voir combien il travaille ou chez chaque patron voir combien et comment travaillent ses domestiques et ainsi de suite. La loi faite par le Parlement, le gouvernement ne se soucie guère de l’appliquer, ou ses inspecteurs s’entendent avec les capitalistes, et alors malheur à l’ouvrier qui dénonce les abus du patronat, d’autant plus que les magistrats se gardent bien de sévir. La loi n’est jamais qu’une tromperie pour les ouvriers.

Supposons même que la loi soit appliquée et que les capitalistes ne fassent plus travailler leurs ouvriers que huit heures par jour. Qui pourra les obliger à payer pour huit heures de travail le même salaire payé auparavant pour dix ou douze ? Et en supposant même l’absurde, c’est-à-dire que la loi fixe aussi les salaires pour tous les travaux et pour tous les cas, qui pourrait empêcher, d’ailleurs, le capitaliste de changer la qualité des marchandises ? Que de lois, d’inspecteurs et d’autres employés, que de procès et de condamnations ne faudrait-il pas pour régler toutes ces choses dans l’intérêt de l’ouvrier.

Les lois de ce genre ne seront jamais faites ; aucun Parlement n’en voudra ; aucun député, même socialiste, n’a jamais rêver de les édicter. Il n’y a pas non plus de socialistes ou d’ouvriers s’imaginant de pouvoir envoyer à la Chambre une majorité de prolétaires. Les élections se font avec trois choses : l’argent, la tromperie et la force. Le gouvernement envoie aux urnes ses employés et ses policiers, les patrons leurs ouvriers ; les politiciens forment des complots ou des partis, et au moyen de la presse et d’orateurs payés recommandent au peuple leurs créatures. Les électeurs doivent voter pour les candidats des partis. Les rivalités, les jalousies, les compétitions et les ambitions se produisent au milieu des ouvriers. Et c’est ainsi que les élections, au lieu de profiter, nuisent à la cause de l’ouvrier. Les camarades actifs et intelligents, une fois députés, deviennent des paresseux ou des renégats. Le peuple s’habitue à croire que son salut doit venir d’en haut, du gouvernement, du Parlement et ne combat plus ces institutions qui nuisent à son développement et à son action.

Les députés socialistes en Allemagne sont une centaine presque ; les députés ouvriers en Australie décident du résultat de chaque votation au Parlement ; mais dans un pays comme dans l’autre rien d’important n’a été fait pour la classe ouvrière.

Nous en sommes toujours au même point. Celui qui possède est celui qui commande. La richesse donne le pouvoir et rend plus riche la classe qui le détient. Un Parlement ne s’occupera jamais sérieusement des pauvres, c’est-à-dire des travailleurs. Lors même qu’il ferait, par politique, quelques petites lois favorables aux ouvriers, le gouvernement donnerait des concessions, des adjudications, des emplois et des subsides aux capitalistes tout en leur fournissant des spéculations et des affaires de façon à doubler leurs richesses. Et tandis que les ouvriers croient avoir obtenu beaucoup moyennant une petite loi insignifiante, les capitalistes accroissent, par tous les moyens, leurs fortunes, changeant les millions en mil-lards et se moquant de la naïveté des exploités.

Les grèves mêmes ne peuvent changer le système économique actuel, basé sur l’esclavage et la misère des ouvriers. Les coopératives pour la plupart lie réussissent pas ou deviennent des petites spéculations ne différant guère de celles des capitalistes. D’autres réformes profitent à une classe d’ouvriers et nuisent à une autre. La révolution seule peut embrasser les intérêts de tous les ouvriers et les émanciper tous ensemble, en transformant complètement l’organisation sociale actuelle.

(À suivre.)