Lorsque nous attaquons la légitimité du « droit de propriété », nous sommes traités de malfaiteurs, et emprisonnés, ce qui est plus facile que de réfuter nos arguments.
Mais nous demandons : Qu’est-ce qui vaut le plus : la vie d’un homme ou une parcelle de terrain ? Et la vie de millions d’hommes ne vaut-elle pas davantage que toute la propriété d’un pays appartenant à quelques milliers de privilégiés ? L’existence d’innombrables familles d’ouvriers et de paysans n’est-elle pas plus sacrée que le luxe, les caprices, les vices, la vanité, l’ambition et l’avidité de quelques oisifs, brasseurs d’affaires. usuriers, spéculateurs, ou marchands de chair humaine ?
Nous affirmons que l’intérêt du grand nombre doit prévaloir sur la rapacité du petit nombre ; et nous combattons le soi-disant « droit de propriété » au nom du droit des ouvriers à la vie, au travail, à la jouissance du fruit de ce travail, du droit à l’instruction et à l’éducation pour leurs enfants, du droit au pain pour leur vieillesse, de leur droit enfin à ne plus être les esclaves de personne. L’effet de ce droit de propriété (qui n’est au fond qu’un monstrueux privilège), est de rendre esclave celui qui naît pauvre ; c’est de condamner les fils du pauvre à l’ignorance, les obligeant ensuite, précisément parce que pauvres et ignorants, à s’adonner aux travaux les plus lourds ; c’est l’ouvrier qui souvent ne trouve pas à vendre ses bras et dont le propriétaire ou le capitaliste profite d’autant plus qu’il est plus besogneux pour lui usurper les fruits de son travail ; c’est le salarié qui, après avoir usé sa vie dans une fabrique meurt sur un grabat ou à l’hôpital, tandis que l’employeur prospère toujours et augmente ses richesses. Et l’on voit tous les spectacles les plus monstrueux et les plus révoltants dans la société : le financier, enrichi par les vols et décoré, se livrant à la débauche et à la crapulerie, alors que l’honnête ouvrier, chassé de l’usine à la suite de l’invention d’une nouvelle machine, mendie un morceau de pain ou se fait enfermer comme vagabond ou voleur au fond d’une prison ; la riche bourgeoise passant sa journée à faire sa toilette pour se rendre le soir à un bal, tandis que la femme du peuple git en un coin de la rue, affamée et en haillons, ses enfants dans les bras ; le fils du riche servi dès le berceau par une foule de domestiques, contraste frappant avec celui de l’ouvrier qui ne trouve pas même un peu de lait au sein de sa mère.
Ainsi la société n’existe plus que de nom : les hommes deviennent des ennemis ; pour vivre, on tue ou l’on vole ; la femme se prostitue, l’ouvrier se vend, et tous ensemble, les humains se corrompent ou s’abrutissent : les uns pour vouloir trop posséder ou trop dominer, les autres pour l’habitude qu’ils prennent de souffrir et de servir.
On sait que la terre ne produit pas d’elle-même, automatiquement ; il faut les bras de l’homme pour la cultiver. Les produits ne vont pas d’eux-mêmes d’un endroit à l’autre : il faut ceux qui les transportent. Et pour les adapter à nos besoins, beaucoup de produits de la terre doivent être transformés, travaillés, soumis à l’œuvre de l’homme. Les machines mêmes sont construites par les ouvriers ; les idées, enfin, dont l’Humanité s’enrichit sont l’héritage de l’expérience et du travail de nombreuses générations.
Le propriétaire de terrains ou de machines ne possède rien, s’il ne possède pas les bras des autres. Toute son industrie consiste donc à travailler avec les bras des autres. Et le marchandeur, le spéculateur, le banquier, l’avocat emploient leurs talents pour tirer des richesses des ouvriers, en accaparant les produits, en les achetant à un prix pour les revendre à un autre, en altérant leur qualité pour tromper les acheteurs, en s’attribuant l’œuvre d’autrui et en sachant aussi profiter des malheurs d’autrui.
Non seulement la propriété s’acquiert généralement par le vol, l’usure ou la tromperie, mais, une fois acquise, on la fait fructifier grâce à l’oppression et à l’exploitation des ouvriers. Les propriétaires et les capitalistes boivent le sang des ouvriers
Le dernier résultat du « droit de propriété », c’est la misère inévitable des travailleurs. Le progrès ne sert pas à grand chose. Plus l’ouvrier produit, plus il se ruine. L’augmentation des richesses augmente les intérêts, les rentes, les profits, les impôts, qui sont autant de prélèvements faits sur le travail des pauvres. Les merveilleuses inventions du dernier siècle ont-elles diminué la fatigue ou augmenté le bien-être des travailleurs ? Malgré notre soi-disant civilisation, nous voyons trop de chômeurs, trop d’enfants qui travaillent dans les fabriques ou dans les mines, trop de femmes qui pourrissent dans les rizières ou s’étiolent dans les usines ; nous voyons aussi trop de suicides, trop de crimes dus à la misère. Nous ne sommes pas dans un état normal. Le progrès même en souffre. Beaucoup de terrains restent en friche, beaucoup d’industries sont entravées clans leur développement, beaucoup de machines et d’inventions ne sont pas appliquées, On pourrait et on devrait produire cent fois plus que l’on ne produit, tandis qu’au contraire les produits pourrissent dans les magasins ou dans les champs, car l’abondance ne sert pas l’intérêt du capitaliste.
Le « droit de propriété » est un obstacle au progrès, un ennemi du bien-être de l’ouvrier, une source de vices, de luttes, de crimes, d’usures, — une institution, enfin devenue incompatible avec les besoins, les idées et les sentiments de notre époque.
C’est en vertu de ce droit que quelques individus ont séquestré et usurpé tous les bienfaits de la civilisation. Un petit nombre d’actionnaires de banques, de chemins de fer, de grands établissements estiment le travail à leur gré. A mesure que la population et les besoins de l’ouvrier augmentent, ils augmentent aussi leurs prétentions, en majorant le chiffre de leurs rentes et de leurs profits et en accroissant la valeur de leurs propriétés et de leurs capitaux. Cette valeur dépend entièrement de faits et de conditions externes, dans lesquels propriétaires et capitalistes n’ont aucun mérite ; elle est l’œuvre et la création de la société. Et c’est précisément pour cela que la terre et les capitaux devraient appartenir à la société toute entière au lieu qu’à une poignée de monopolisateurs. Les instruments de travail reviennent aux travailleurs associés. La propriété individuelle doit être abolie et remplacée par la propriété commune ou sociale.