A la veille de partir pour la Russie, Kropotkine écrivait de Brighton, à la date du 21 mai 1917, une lettre pleine d’enthousiasme révolutionnaire et illuminée d’espérance anarchiste :
Quelque chose de grand est arrivé en Russie et quelque chose qui sera le début de choses encore plus grandes un peu partout... ce qui m’a profondément touché est le profond bon sens de la masse ouvrière et paysanne qui lui fait comprendre la portée du mouvement et les promesses qu’il contenait... Je vois ici, en France, en Russie, s’ouvrir une immense possibilité pour un travail constructif dans la direction du communisme communaliste... Ce qui nous a été reproché comme une utopie fantastique se réalise en grand en Russie, en ce qui concerne, au moins, l’esprit de libre organisation, hors de l’État et de la municipalité.
Dans sa lettre, Kropotkine fait allusion à la raison de son voyage en Russie : celle de participer au développement de la révolution.
A Moscou, pendant l’hiver 1917-18, il tenta d’élaborer les éléments d’une république fédéraliste-soviétique.
Son petit appartement étant réquisitionné ; il doit se retirer dans le petit village de Dimitrov, où, dans l’isolement, il reprend d’arrache-pied son œuvre, L’Éthique, commencée à Londres. Cette époque est ainsi décrite par A. Schapiro :
Il s’abstenait de critiquer et d’attaquer ouvertement les communistes d’État devenus les patrons de la Russie. C’était la période militaire de la révolution quand ses ennemis les plus acharnés l’attaquaient de tous côtés. Kropotkine, qui était contre toute intervention étrangère, craignait qu’une critique intempestive, qu’une opposition mal interprétée favorise à ce moment l’ennemi commun.
C’était un grand reconstructeur et, qu’il s’agisse de questions d’usine ou d’agriculture, de syndicats ou d’écoles, il avait toujours une proposition personnelle à faire, un plan personnel de reconstruction. On aurait voulu investir aussitôt ses suggestions tellement elles auraient été utiles à cette époque de révolution créatrice. Il soufrait de voir que l’esprit de reconstruction manquait aux anarchistes russes, et un jour qu’il revenait sur ce thème et sur les divisions entre nous (dont nous parlions souvent), il s’exclama :Voyons un peu, cher ami, ne pourrions-nous pas nous mettre à élaborer un plan d’organisation d’un parti anarchiste. Nous ne pouvons certes pas rester les bras croisés. Cela faisait du bien de voir ce vieillard toujours jeune – qui aurait pu être le grand-père de son interlocuteur – incapable de rester inactif et appeler les jeunes à s’unir et à s’organiser. Nous décidâmes que, pour notre prochaine rencontre, il préparerait un projet d’organisation du Parti anarchiste. Il parlait de parti, non pour imiter les politiciens, mais parce que le mot groupe devenait trop faible et trop restreint en face de la révolution, magnifique même entravée par les politiciens et les partis des politiciens. Lors de notre rencontre suivante, nous avons discuté longuement sur le projet qu’il n’avait pas oublié de préparer. L’organisation était la base de son projet.
Le parti anarchiste rêvé par Kropotkine aurait été, même s’il n’en avait pas porté le nom, un parti anarcho-syndicaliste. Schapiro raconte :
Et quand la discussion portait sur la question syndicale, il répétait toujours qu’en réalité le syndicalisme révolutionnaire, tel qu’il se développait en Europe, se trouvait déjà entièrement dans les idées propagées par Bakounine dans la première Internationale, dans cette Association Internationale des Travailleurs qu’il aimait donner comme exemple d’organisation ouvrière. Il s’intéressait toujours plus au développement du syndicalisme révolutionnaire et aux tentatives des anarcho-syndicalistes russes pour participer au mouvement syndical et à la reconstruction industrielle du pays.
Quand, vers la fin de 1920 – presque à la veille de la maladie qui le tua – des jeunes s’adressèrent à lui pour lui demander de les diriger dans les mouvements anarchistes, il m’envoya la demande de ces camarades avec une petite note qui finissait par ces mots : si ce sont des jeunes sérieux, la meilleure voie à leur indiquer est celle de l’anarcho-syndicalisme.
Nous étions heureux d’avoir avec nous Kropotkine. Et quand, quelques jours avant sa mort, j’allai le voir – dernière conversation que j’eus avec lui – il voulut avant tout savoir comment allaient les travaux de la Conférence des anarcho-syndicalistes (qui se déroula de Noël 1920 au 7 février 1921, c’est-à-dire à la veille de sa mort) et il exprimait l’espoir d’un bon travail pour l’avenir.
Dans sa rencontre avec A. Borghi, Kropotkine insista également beaucoup sur le rôle des syndicats comme cellules de la révolution autonomiste et « anti-autoritaire ». Et c’est dans les mêmes termes qu’il rencontra A. Souchy et d’autres exposants de l’anarcho-syndicalisme.
Mais, pour éviter d’être suspecté d’interprétation tendancieuse de ses paroles, je crois opportun de citer un extrait d’une lettre du 2 mai 1920 :
Je crois profondément en l’avenir. Je crois aussi que le mouvement syndicaliste, c’est-à-dire des unions professionnelles – qui a réuni récemment à son congrès les représentants de vingt-millions d’ouvriers – deviendra une grande puissance au cours des cinquante prochaines années, capable de commencer la création d’une société communiste antiétatique. Et si j’étais en France, où se trouve actuellement le centre du mouvement professionnel, et si je me sentais physiquement plus fort, je me serais lancé corps et âme dans ce mouvement de la première Internationale (pas la seconde, ni de la troisième, qui représentent l’usurpation de l’idée de l’Internationale ouvrière au profit du seul parti social-démocrate, qui ne réunit même pas la moitié des travailleurs).
Fin
Kropotkine, vieux, malade, misérable, est mort dans l’inaction après avoir essayé de promouvoir un mouvement fédéraliste mais sans avoir pu rien réaliser par manque de liberté et parce que sa position durant la guerre de 1914-18 lui avait enlevé beaucoup de son prestige politique. Il s’était également fait des illusions sur les soviets bolcheviques au point de se sentir une espèce de parenté avec le bolchevisme ; mais au-dessus des réserves, des incertitudes contingentes, son soviétisme syndicaliste-communaliste brillait de la cohérence logique et l’audace constructive bien qu’on puisse regretter qu’il n’ait pas pu suivre les phases ultérieures de dégénérescence de la révolution d’Octobre (...).
(Traduit de l’italien)