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Pierre Kropotkine fédéraliste - II - La critique

samedi 27 avril 2024, par Camillo Berneri (CC by-nc-sa)

Des articles que Kropotkine publie, entre 1879 et 1888, dans Le Révolté de Genève, il parait évident que la vie administrative des États occidentaux ne lui offrit qu’une nouvelle matière à la critique anti-étatique et le confirma toujours plus dans ses idées fédéralistes et libertaires. Partout où il y a centralisation, la bureaucratie se renforce, une armée d’employés, véritables araignées aux doigts crochus, qui ne voient l’univers qu’à travers les vitres sales de leur bureau et ne le connaissent que par leur paperasse et leurs formulaires absurdes – une bande noire oui n’a qu’une religion, celle du pourboire, – n’a qu’une pensée, celle de suivre un parti quelconque, noir, violet ou blanc, pourvu qu’il garantisse un maximum de salaire pour un minimum de travail [1]. Et la centralisation, amenant au fonctionnarisme à outrance, apparaît à Kropotkine comme une des caractéristiques du régime représentatif. Il voit dans le parlementarisme le triomphe de l’incompétence et ainsi parle-t-il, avec une pittoresque ironie, de l’activité administrative et législative du député qui n’est pas appelé à juger et à pourvoir à tout de ce qui est de sa compétente particulière et relève de sa circonscription, mais à émettre une opinion, à voter les séries de questions variant à l’infini qui surgissent de cette machine mastodonte qu’est l’État centralisé :

Il devra voter l’impôt sur les chiens et la réforme de l’enseignement universitaire sans avoir jamais mis les pieds à l’Université, sans connaître un chien de campagne. Il devra se prononcer sur les avantages du fusil Gras et sur le choix du lieu des écuries de l’État. Il votera sur le phylloxéra, le blé, le tabac, l’enseignement primaire et l’assainissement des villes  ; sur la Cochinchine et la Guyane, sur les conduits de cheminée et sur l’Observatoire de Paris. Il n’a jamais vu de soldats, sinon aux défilés, mais il répartira les corps d’armée  ; il n’a jamais connu un Arabe, mais il fera et défera le code musulman en Algérie. Il votera pour le shako ou le képi selon le bon plaisir de sa femme. Il protégera le sucre et sacrifiera le blé. Il tuera en croyant préserver : il votera le reboisement contre le pâturage et protégera le pâturage contre la forêt. Il sera compétent en matière bancaire. Il sacrifiera un canal à la voie ferrée sans savoir trop dans quelle partie de la France se trouvent l’un et l’autre. Protée, omniscient et omnipotent, aujourd’hui militaire, demain porcher, donc tour à tour banquier, académicien, balayeur, médecin, astronome, fabricant de drogues, tanneur, commerçant, selon les ordres du jour de la Chambre, il n’hésitera jamais. Habitué par ses fonctions d’avocat, de journaliste ou d’orateur dans les assemblées publiques, à parler de ce qu’il ne connaît pas, il votera sur tout cela et sur d’autres questions, et encore d’autres, avec cette seule différence : tandis qu’avec le journal, il ne divertira que le concierge cancanier et qu’aux assises sa voix ne réveillera que les juges et les jurés somnolents, à la Chambre son opinion établira la loi pour 30 ou 40 millions d’habitants [2].

Mais le monde occidental, avec les absurdités administratives des régimes représentatifs centralisés, lui révèle plus vaste et plus complexe que l’immense force observée dans le mir russe, celle des libres associations qui s’étendent et commencent à couvrir toutes les branches de l’activité humaine, et lui font affirmer que l’avenir appartient à la li-bre association des intéressés et non à la centralisation gouvernementale [3]

Particulièrement les années passées en Angleterre, pays où l’autarcie des citadins et l’énorme développement de la libre initiative ne pouvaient pas ne pas frapper profondément l’étranger venu des pays slaves et latins, qui ont poussé Kropotkine à valoriser, dans certains cas à l’excès, les associations.

A la connaissance directe du m, p. onde occidental, Kropotkine ajoute une nouvelle orientation à ses études. Géographe en Russie, il devient historien passionné en Angleterre. Il veut comprendre l’État et sait que pour le comprendre il n’y a qu’un moyen : celui de l’étudier dans son développement historique. Il constate avec enthousiasme [4] que la tendance générale des sciences est d’étudier la nature non à travers les grands résultats, les grandes conclusions, mais plutôt à travers les phénomènes particuliers, les éléments particuliers. De même l’histoire, cessant d’être l’histoire des dynasties, est devenue celle des peuples. Il est gagné pour la méthode historique, mais aussi par la conception fédéraliste parce qu’il lui semblera évident que les grands renouvellements n’ont pas été faits dans les palais ni les parlements, mais dans les villes et les campagnes. En se consacrant aux études historiques, il voit dans l’excessive concentration de l’empire romain les causes de sa chute et dans l’époque des communes la renaissance du monde occidental.

C’est dans l’affranchissement des communes et dans le soulèvement des peuples et des communes contre les États que nous trouvons les plus belles pages de l’histoire. Certes, nous transportant dans le passé, ce ne sera pas vers un Louis XI, ni vers un Louis XV, ni vers Catherine II que nous tournerons nos regards  ; mais plutôt vers les communes et les républiques d’Amalfi et de Florence, de Toulouse et de Laon, de Liège et de Courtrai, de Hambourg et de Nuremberg, de Pskov et de Novgorod.

Kropotkine, en tirant des exemples de la société médiévale, est tombé dans diverses erreurs d’interprétation [5], dues surtout au fait que les sources où il puisait (comme les œuvres de Sismondi) n’avaient pas encore atteint le point où est arrivée l’enquête historique d’aujourd’hui. Il ne faut pas croire, comme l’ont affirmé superficiellement quelques-uns, que Kropotkine pensait à l’époque des communes comme à une sorte d’âge d’or.

On dira peut-être que j’oublie les conflits, les luttes intestines dont l’histoire des communes est pleine, le tumulte dans les rues, les batailles acharnées contre les seigneurs, les insurrections des « arts jeunes » contre les « arts antiques », le sang versé et les représailles qui ont eu lieu dans ces luttes. Eh bien non ! Je n’oublie rien. Mais comme Léo et Botta – les deux historiens de l’Italie méridionale – comme Sismondi, Ferrari, Gino Capponi et tant d’autres, je pense que ces luttes furent la garantie même de la vie libre dans« les villes libres » [6].

Un autre domaine historique étudié par Kropotkine est celui de la Révolution française. Il est opposé à la bourgeoisie de 89 rêvant de l’abolition de tous les pouvoirs locaux et partiels qui constituent autant d’unités autonomes dans l’État, de la concentration de toute la puissance gouvernementale entre les mains d’un pouvoir exécutif central étroitement surveillé par le Parlement – étroitement obéi dans l’État et englobant tout : impôts, tribunaux, police, forces militaires, écoles, surveillance policière, direction générale du commerce et de l’industrie – tout. Aux Girondins, il reproche d’avoir dissous les communes et s’attache à démontrer que leur fédéralisme était une formule d’opposition et que dans tout ce qu’ils ont fait ils se sont montrés aussi centralisateurs que les Montagnards.

Pour Kropotkine, les communes furent l’âme de la Révolution française, et il illustre largement le mouvement communaliste, tendant à démontrer qu’une des causes principales de la décadence des villes fut l’abolition de l’assemblée plénière des citoyens, qui avait le contrôle de la Justice et de l’Administration [7]. L’époque des communes et la Révolution française furent, comme pour Salvemini, les deux domaines historiques où Kropotkine trouva confirmation de ses propres idées fédéralistes, et des éléments de développement de sa conception libertaire de la vie et de la politique. Mais le souvenir de ses observations sur le mir russe et sur le libre accord des populations primitives restait vivant en lui, et c’est justement ce souvenir qui l’amena à un fédéralisme intégral qui, parfois, pêche par ce simplisme populaire qui prédomine dans La Conquête du pain.


[1Mémoires.

[2Paroles d’un révolté.

[3Voir Paroles d’un révolté ; La Conquête du pain ; L’Entraide (chapitres VII-VIII, et conclusions). À partir de 1840 environ, le mir servira de point le départ à la pensée sociale russe inspirée par des vues collectivistes, tandis que la pensée libérale gravitera autour du zemstvo. Formé entre les XVIe et XVIIIe siècles, en réaction au fisc et au pouvoir seigneurial, le Mir avait comme caractère essentiel la responsabilité fiscale collective et la répartition périodique des terres. Au terme de la réforme de 1861, le mir acquit aussi un caractère judiciaire. La commune rurale (mir) comprenait encore, au début du XXe siècle, les 8/10 des terres des paysans, mais la réforme de Stolypine (décret du 22 novembre 1907 et loi du 27 juillet 1910) et les conditions de développement capitaliste de la Russie en commencèrent la désagrégation. En 1881 Marx s’occupe, à la demande de Vera Zassoulich, du problème de la possibilité d’un passage direct du mir à une forme communiste supérieure de propriété foncière, et arrive à la conclusion que la commune rurale russe est le point d’appui de la régénération sociale en Russie  ; mais pour qu’elle puisse fonctionner comme telle, il faudrait d’abord éliminer les influences qui l’assaillent de tous côtés et pouvoir lui assurer les conditions normales d’un développement spontané (Archives Marx-Engels).

[4Les Temps Nouveaux, Paris 1894 ; La conquête du pain ; La science moderne et l’Anarchie.

[5Spécialement dans la conférence : « L’État, son rôle historique ». La critique que E. Zoccoli (L’Anarchia, Torino, 1906, p 494-495) fait à Kropotkine au sujet de son interprétation de la Commune médiévale est en grande partie justifiée.

[6La Conquête de pain.

[7La Grande Révolution, vol. I (spécialement des chap. XV-XXI) et vol. II (chap. XXIV-XXV).