Accueil > Editions & Publications > Noir & Rouge > Pierre Kropotkine fédéraliste > Pierre Kropotkine fédéraliste - I - Expériences

Pierre Kropotkine fédéraliste - I - Expériences

vendredi 26 avril 2024, par Camillo Berneri (CC by-nc-sa)

L’autobiographie claire et détaillée de Kropotkine (Mémoires d’un Révolutionnaire) nous permet de suivre pas à pas les phases particulières de formation de sa pensée fédéraliste.

A dix-neuf ans, officier de cosaques, il se rend dans la Transbaïkalie, où il s’in­téresse avec passion aux grandes réformes commencées en 1868 par le gouvernement et confiées à l’Administration Supérieure de la Sibérie. Secrétaire des comités gouvernementaux, au contact des meilleurs fonctionnaires, il commence à étudier plusieurs projets d’administration municipale, il voit bien vite tous ses efforts de rénovation entravés par les chefs de district, protégés par les Gouverneurs généraux, soumis à leur volonté : aux ordres et à l’influence du gouvernement cen­tral. La vie administrative lui révèle chaque jour des systèmes et des méthodes absurdes ; aussi, vu l’impossibilité d’une quelconque réforme, en 1863, il participe à une expédition le long de l’Amour.

Durant une tempête, quarante péniches coulent et deux mille tonnes de farine sont perdues. Cette catastrophe lui donne l’occasion de connaître encore mieux la bureaucratie centrale. Les autorités ne veulent pas croire au désastre et les propres employés aux affaires de la Sibérie, à Pétrograd, montrent une ignorance complète de tout ce qui entre dans leur fonction particulière. Un haut fonctionnaire lui dit : Mon cher, comment est-il possible que quarante péniches soient détruites sur la Neva sans que personne ne s’élance pour les sauver ! Kropotkine lui répondant que l’Amour est quatre fois plus large que la Neva, le fonctionnaire demanda, surpris : Mais il est vraiment si grand ? et il passa, vexé, à d’autres bêtises.

Kropotkine part pour la Mandchourie plus que jamais découragé par l’administration centrale. Il doit certainement pense aux bureaucrates de Pétrograd quand, à la frontière chinoise, un fonctionnaire de l’Empire Céleste repousse son passeport parce que formé d’un modeste feuillet de charte protocolaire, tandis qu’il montre un grand respect pour un vieux numéro de la volumineuse Gazette de Moscou qu’on lui montre comme passeport.

Devenu attaché au « Gouvernorat Général pour les affaires cosaques » ; Kropotkine fait une enquête approfondie sur les conditions économiques des Cosaques de l’Oussouri. Revenu à Pétrograd, il se voit félicité, récompensé, et reçoit de l’avancement. Mais la réalisation pratique des projets échoue par la faute des fonctionnaires qui volent l’argent et continuent à harceler les paysans, au lieu de leur fournir le bétail et de porter remède, par des secours prompts et adéquats, aux dégâts causés par la pénurie.

Cela arrivait – dit Kropotkine – partout, en commençant par le Palais d’Hiver, à Pétrograd ; pour finir à l’Ousour et à Kamtchatka. La haute administration de la Sibérie faisait état de ses excellentes intentions, et mon devoir est de répéter que ; tout bien considéré, elle était bien meilleure, beaucoup plus éclairée, s’intéressait plus au bien-être du peuple, que l’administration de quelque autre province de Russie. Mais c’était une administration, une branche de l’arbre qui avait ses racines à Pétrograd – et cela suffisait pour paralyser toutes ses excellents intentions, suffisait pour qu’elle s’interpose et étouffe tout principe de vie et tout projet autonome. Toute chose commencé par les habitants pour le bien du pays éveillait le soupçon, et était immédiatement paralysé par mille difficultés qui provenaient, non tant de la mauvaise volonté des administrateurs, que du fait que ces fonctionnaires appartenaient à une administration centralisée et hiérarchique. Le simple fait qu’ils appartenaient à un gouvernement qui rayonnait depuis une ville capitale faisait aussi qu’ils considéraient chaque chose du point de vue des employés qui se demandaient d’abord : qu’est-ce que diront les supérieurs et quel effet cela aura-t-il sur le mécanisme administratif ? Les intérêts du pays passaient au second plan.

Parallèlement à la connaissance du mauvais fonctionnement des organes centralisés, les observations sur la libre entre les intéressés, qu’il faisait continuellement durant les longs voyages en Sibérie et en Mandchourie contribuèrent à la formation de sa personnalité anarchiste. La fonction que les masses anonymes exercent dans les grands événements historiques et, en général, dans le développement de la civilisation, lui apparaît évidente. Cette évaluation donna, comme nous le verrons, forme à toute sa critique sociologique et fut la base de sa méthode de recherche historique.

Venu en Occident, en Suisse, le contact avec la Fédération du Jura, dont les militants étaient imbus du fédéralisme libertaire de Bakounine, exerça une grande influence sur ses tendances fédéralistes et libertaires. Déjà en 1878 cette organisation avait assuré une direction spécifiquement autonomiste et antiautoritaire. Il faut noter que la domination fortement centralisée, on peut dire tyrannique, du Conseil général de l’Internationale [1] avait beaucoup contribué à la prise de cette direction.

Retourné en Russie et mis en contact avec des groupes d’intellectuels de gauche, Kropotkine constate une nouvelle fois l’inutilité des efforts faits par ceux qui tentaient de régénérer le pays par les zemstvos [2]. Une telle œuvre était soupçonnée de séparatisme, comme tendant à créer un État dans l’État, et persécutée à un tel point que toute tentative d’amélioration dans le domaine administratif, sanitaire et scolaire avortait misérablement, semant la ruine dans des groupes entiers d’élus zemstvos.

Malgré les désillusions subies durant l’activité administrative précédant son abandon de la Russie, Kropotkine se remet au travail, et ayant hérité de la propriété paternelle de Tembov, il s’y installe, vouant toutes ses énergies au zemstvo local. Mais il doit encore une fois constater l’impossibilité d’instituer des écoles, des coopératives, des usines-modèles, sans créer de nouvelles victimes du gouvernement central.


[1Kropotkine voit dans cette expérience : la première étincelle de l’anarchisme.

[2Conseils de district et de province. L’idée de la nécessité pour la Russie d’un régime fédératif fut agitée depuis le début du XIXe siècle par les décembristes (vers 1825) et fut reprise par les membres du groupe socialiste Pétrachewsky (1848), par Cernycewsky, entre 1855 et 1861, et enfin par Bakounine et les populistes de la période 1870-1880. Le modèle des États-Unis d’Amérique et de certaines institutions et traditions locales conduisirent également des fonctionnaires à projeter des organisations administratives basées sur le principe de l’autonomie. Par exemple : le projet administratif de Speransky, pour la Sibérie, comprenait des conseils, formés des représentants de toutes les administrations ont la tâche aurait dû être la gestion de toutes les affaires locales.