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Pierre Kropotkine fédéraliste - III - Le communalisme

dimanche 28 avril 2024, par Camillo Berneri (CC by-nc-sa)

Exposant les théories socialistes, il a une attitude négative pour les saint-simoniens et les soi-disant Utopistes, surtout Cabet, parce qu’ils fondaient leur système sur une hiérarchie d’administrateurs, et se montre au contraire enthousiasmé par la théorie communaliste de Fourier [1]. Et il repousse le collectivisme de l’État parce que, quoi modifiant notablement le régime capitaliste, il ne détruit pas pour autant le salariat, puisque l’État ou le gouvernement représentatif national ou communal prend la place du patron, et que ses représentants et ses fonctionnaires absorbent, rendent nécessaire la plus-value de la production. En ce qui concerne l’État socialiste, il faut aussi remarquer que : Quelle quantité de travail chacun de nous doit-il à l’État ! Aucun économiste n’a jamais cherché à calculer le nombre de journées de travail que le travailleur des champs ou des usines doit chaque année à cette idole babylonienne. On feuillèterait en vain les traités d’économie politique pour arriver à une évaluation approximative de ce que l’homme, producteur de richesses, doit de son travail à l’État. Une simple évaluation basée sur les bilans de l’État, de la nation, des provinces et des communes (qui contribuent aux dépenses de l’État) ne révélerait rien, parce qu’on devrait estimer non ce qui rentre dans les caisses du Trésor, mais ce que chaque lire versée au Trésor représente de dépenses réelles faites par le contribuable. Tout ce que nous pouvons dire est que la quantité de travail donnée chaque année par le producteur à l’État est énorme. Elle doit atteindre, et pour certaines classes dépasser, les trois jours de travail par semaine que le serf donnait autrefois à son seigneur [2]. De plus, l’État socialiste chercherait à étendre ses attributions parce que tout parti au pouvoir a l’obligation de créer de nouveaux employés pour ses clients, et cela, en plus de grever la vie économique de la nation par les frais d’administration, constituerait une oligarchie d’incompétents. Il faut au contraire l’esprit collectif de la foule exercé sur des choses concrètes.

L’esprit collectif, terme générique, qui, dans La Conquête du pain, devient « le peuple », « la commune », « la société », etc., qui rend la justice, organise tout, résout les problèmes les plus complexes. C’est une espèce de divinité dont Saverio Merlino a écrit, avec une juste ironie, qu’elle tient le rôle du chœur dans la tragédie grecque, et que les plus fins représentants de l’anarchisme sont loin de l’adorer. Si le fédéralisme kropotkinien pèche par indécision et par une excessive confiance dans les capacités politiques du peuple, il est remarquable par la largesse des vues. Il ne peut y avoir un fédéralisme conséquent qui ne soit intégral. Il ne peut être que socialiste et révolutionnaire.

De nombreux passages de ses écrits témoignent de l’intégralité de sa pensée fédéraliste. Voici quelques-unes des affirmations les plus explicites :

Fédéralisme et autonomie ne suffisent pas. Ce ne sont que des mots pour couvrir l’autorité de l’État centralisé.
Aujourd’hui, l’État est parvenu à s’immiscer dans toutes les manifestations de notre vie. Du berceau à la tombe il nous tient dans ses bras. Tantôt comme État central, tantôt comme État provincial ou cantonal, tantôt comme État-commune, il suit tous nos pas, apparaît à chaque place du chemin, s’impose à nous, nous tient, nous tourmente.
La commune libre est “la forme politique que devra prendre une révolution sociale”.

Il exalte la Commune de Paris, justement parce que l’indépendance communale y est un moyen et la révolution sociale le but. La commune du XIXe siècle ne sera pas seulement communaliste, mais communiste, révolutionnaire en politique, elle le sera aussi dans les questions de production et d’échange. Ou la commune sera absolument libre de se donner toutes les institutions qu’elle voudra et de faire toutes les réformes et révolutions qu’elle trouvera nécessaires, ou elle restera une simple succursale de l’État, entravée dans tous ses mouvements, toujours sur le point d’entrer en confit avec l’État et certaine d’être vaincue dans la lutte qui en découlerait. Pour Kropotkine, donc, les communes libres fournissent le cadre nécessaire à la révolution pour qu’elle atteigne son développement maximum.

Son fédéralisme aspire à cela : L’indépendance complète des communes, la fédération des communes libres et la révolution sociale dans la commune, c’est-à-dire les groupes corporatifs pour la production se substituant à l’organisation étatique.

Kropotkine dit aux paysans : A cette époque, le sol appartenait aux communes, composées de ceux qui cultivaient la terre eux-mêmes, avec leurs bras  ; mais à force de fraudes, d’abus, de violence, les terres communales sont devenues possessions privées. Il faut donc que les paysans, organisés en communes, reprennent ces terres pour les mettre à la disposition de ceux qui voudraient les cultiver. Et encore : Vous avez besoin d’une route  ? Eh bien, que les habitants des communes voisines s’entendent entre eux et ils la feront mieux que le ministère des Travaux publics – Une voie ferrée  ? Les communes intéressées de la région entière la feront mieux que les entrepreneurs qui accumulent les millions et font des voies défectueuses [3]. –Vous avez besoin d’écoles ? Vous les ferez vous-mêmes aussi bien que les messieurs de Paris et même mieux. L’État n’a rien à voir dans tout cela ; écoles, routes, canaux seront mieux faits par vous et à moindres frais. Ces passages de Paroles d’un révolté montrent bien que dans La Conquête du pain, là où il dit que la commune distribuera les denrées, rationnera le bois, réglera les questions de pâturages, partagera les terres, etc., il n’entend pas parler de commune « succursale de l’État » mais d’une association libre des intéressés, qui peut être, suivant le cas, la coopérative, la corporation ou la simple union de plusieurs personnes unies dans un but commun.

Kropotkine ne se préoccupe guère, bien qu’il reconnaisse leur gravité, des dangers inhérents au particularisme. Voici un passage caractéristique à cet égard :

Encore de nos jours l’esprit de clocher pourrait exciter beaucoup de jalousie entre deux communes voisines, empêcher leur alliance directe et même allumer des luttes fratricides. Mais si ces jalousies peuvent effectivement empêcher la fédération directe de ces deux communes, c’est au moyen des grands centres que cette fédération s’établira. Aujourd’hui deux très petites municipalités voisines n’ont souvent rien qui les unisse directement : les quelques relations qu’elles maintiennent serviraient plutôt à faire naître des conflits qu’à créer entre elles des liens de solidarité. Mais toutes deux ont déjà un centre commun avec lequel elles sont en fréquente relation et sans lequel elles ne pourraient exister ; et malgré toutes les jalousies de clocher, elles se verront contraintes à l’union par l’intermédiaire de la grande ville où elles s’approvisionnent et amènent leurs produits ; chacune d’elles devra faire partie de la même fédération, pour maintenir leurs relations avec ce foyer et s’unir autour de lui.

Nous avons ici aussi une simplification du problème fédéraliste. Pour bien juger Kropotkine, il faut tenir compte non seulement de ce qu’il a écrit, mais aussi de ce qu’il n’a pas pu écrire. Certaines hâtes, certaines lacunes, certaines simplifications de problèmes complexes ne sont pas seulement dues à sa forme d’esprit, mais aussi à l’impossibilité matérielle de développer ses propres points de vue. Il a presque toujours écrit pour des journaux destinés à être lus par les gens du peuple.

Profondément démocratique, il a toujours renoncé volontairement à la toge de doctrinaire pour se mettre en bras de chemise, comme Malatesta, qui est cependant un théoricien et un homme cultivé. Ses brochures également ne représentent pas entièrement ses idées, l’exposition complète de ses recherches, et la raison, il l’exprime lui-même dans ses Mémoires : Il faut élaborer un style entièrement nouveau pour ces brochures. J’avoue que j’ai souvent envié ces écrivains qui disposent de toutes les pages qu’ils veulent pour développer leurs idées et auxquels il est permis cette excuse de Talleyrand : ‘Je n’ai pas eu le temps d’être bref’. Quand je devais condenser les résultats d’un travail de plusieurs mois – sur, disons, les origines de la loi – dans une brochure à deux sous, il me fallait pas mal de temps pour abréger.

Ces difficultés matérielles, Kropotkine ne les rencontre que vers 1884 ; après, pendant presque trente ans, il eut le loisir d’écrire des livres profonds. Mais dans cette seconde période, il fut plus un doctrinaire qu’un agitateur, et sa pensée fut occupée par des recherches historiques et des études scientifiques, bien que Paroles d’un révolté reste sa meilleure œuvre anarchiste, pour la fraîcheur de l’expression et la cohérence idéologique.

Kropotkine voit que le problème fédéraliste est un problème technique, et, en fait, il affirme dans son livre La Science moderne et l’anarchie que : tant que l’homme sera forcé de trouver de nouvelles formes d’organisation pour assurer les fonctions sociales que l’État exerce à travers la bourgeoisie et que cela ne sera pas fait, rien ne sera fait. Mais il ne put, à cause de sa vie soit aventureuse, soit strictement scientifique, développer systématiquement sa conception fédéraliste. Et à un tel développement s’opposait, quant à la partie rédactionnelle, sa propre conception anarchiste dans laquelle l’élan vital populaire constitue l’âme de l’évolution dans ses réalisations partielles, ses variantes à l’infini dans l’espace et le temps de l’histoire.


[1La science moderne et l’Anarchie.

[2La Conquête du Pain ; La Science moderne et l’anarchie.

[3Aujourd’hui, les techniques modernes exigent une coordination, une qualification plus larges (N.D. Trad).