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Pierre Kropotkine fédéraliste - IV - La cohérence dans l’incohérence

lundi 29 avril 2024, par Camillo Berneri (CC by-nc-sa)

Dans l’attitude vis-à-vis du problème de l’action anarchiste au sein du confit européen, Kropotkine s’inspira également de la pensée fédéraliste [1]. Dans ses Mémoires, il écrit :

Le conflit entre marxistes et bakouninistes ne fut pas une question de personnes. Ce fut le conflit nécessaire entre les principes du fédéralisme et les principes du centralisme, entre la commune libre et le gouvernement de l’État, entre la libre action des masses populaires marchant vers leur émancipation et le perfectionnement légal du capitalisme en vigueur – un conflit entre l’esprit latin et l’esprit allemand.

Au commencement de la guerre européenne, Kropotkine vit dans la France la conservatrice de l’esprit latin, c’est-à-dire de la révolution, et dans l’Allemagne le triomphe de l’idolâtrie étatique, c’est-à-dire la réaction. Son attitude fut celle d’un interventionniste démocratique. Il fait d’abord bon ménage avec les nationalistes de l’Entente et tombe comme James Guillaume [2] dans l’exagération. Mais dans l’unilatéralité de sa position, sa foi fédéraliste est remarquable. Il était contre l’Allemagne parce qu’il voyait en elle un danger pour l’autonomie des peuples et la décentralisation. Dans sa lettre au professeur suédois G. Steffen, il déclarait :

Pour les États orientaux d’Europe et surtout pour la Russie, l’Allemagne était le point d’appui principal de toute réaction. Le militarisme prussien, le cadre d’institutions populaires représentatives offert par le Reichstag allemand et le servage des nationalités sujettes en Alsace et surtout dans la Prusse polonaise où les citoyens sont plus mal traités qu’en Russie – sans que les partis avancés ne protestent – ces fruits de l’Empire allemand sont des leçons que l’Allemagne moderne, l’Allemagne de Bismark, donne à tous ses voisins, en particulier à l’absolutisme russe. L’absolutisme se serait-il maintenu si longtemps en Russie et aurait-il permis l’écrasement des Polonais et des Finlandais s’il n’avait pas eu pour maître la “culture allemande” et si l’autorité n’avait pas été sûre de la protection allemande ?.

Et, prévoyant la critique : Oubliez-vous l’autocratie russe ?, écrivait-il :

Personne ne croit qu’après cette guerre dans laquelle tous les partis russes se sont engagés à l’unanimité contre l’ennemi commun, il puisse y avoir une possibilité de retour à la vieille autocratie ; c’est matériellement impossible. Ceux qui ont sérieusement suivi le mouvement révolutionnaire russe en 1905 savent quelles furent les idées dominantes durant la période de la première et de la seconde Douma élue de manière relativement libre. Ils savent sûrement que le ‘‘home rule’’ de toutes les régions qui composent l’empire fut la base fondamentale de tous les partis libéraux et radicaux. Mais il y a plus. La Finlande accomplissait sa révolution sous la forme d’une autonomie démocratique et la Douma l’approuvait.
Enfin, ceux qui connaissent la Russie et son dernier mouvement comprennent certainement que la vieille autocratie ne sera jamais plus rétablie dans la forme qu’elle avait avant 1905 et qu’une Constitution russe ne pourra jamais prendre les formes impérialistes et l’esprit que le parlementarisme a pris en Allemagne. Selon nous qui connaissons à fond la Russie, il est sûr que jamais les Russes ne seront capables de devenir une nation agressive et belliqueuse, comme l’est l’Allemagne. Non seulement l’histoire entière de la Russie le démontre, mais la façon dont est constituée la fédération russe empêche un développement militariste dans l’avenir immédiat.

Pour Kropotkine, la Russie était le pays du mir, le pays qui lui avait offert une moisson d’observations sur les avantages et les potentiels de l’initiative populaire.

La guerre européenne l’éloigna de sa famille politique : le mouvement anarchiste  ; la révolution russe d’Octobre l’y fit rentrer.


[1On a voulu voir dans l’attitude prise par Kropotkine en 1914 des analogies avec celle de Bakounine en 1871. Bakounine était pour la défense révolutionnaire de la France après qu’à Paris la révolution eut renversé la monarchie  ; et il était opposé au gouvernement républicain de Paris, contre lequel il prêche l’insurrection pour opposer à l’armée allemande l’armée populaire.
Avec l’interventionnisme, Kropotkine se détache de l’anarchisme, et il alla jusqu’à signer le « Manifeste des seize » en 1916, qui fut le comble de l’incohérence des anarchistes interventionnistes.

[2Auteur de la malheureuse brochure Karl Marx pangermaniste.