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Lettre ouverte : Simone Weil et les anarchistes

samedi 3 février 2024, par Lucien Feuillade (CC by-nc-sa)

Dans son supplément littéraire du 24 mars [1988], Libération publiait un texte de trois pages de M. Robert Maggiori sur la philosophe Simone Weil, sous le titre : L’Ange rouge. Mystique et révoltée, morte à 34 ans en 1943. Simone Weil a illuminé la philosophie. Cela à propos de l’édition des œuvres com­plètes de Simone Weil. Ce texte, notamment sur l’engagement de Simone Weil dans la guerre d’Espagne aux côtés des anarchistes, méritait quelques précisions et rectifications qui ont fait l’objet d’une lettre de Lucien Feuillade en date du 27 mars à la rédaction de Libération. Cette lettre a valu à l’auteur une carte de M. Maggiori, avec ses remerciements pour les compléments d’information sur Simone Weil. Mais il n’y est pas question d’une publica­tion par Libération. Voici donc le texte de la lettre en question.

La rédaction

Au rédacteur en chef de Libération

J’ai pris connaissance, dans votre supplément littéraire du 24 mars, de l’article de M. Robert Maggioni consacre a Simone Weil. J’en ai apprécié le ton et l’objectivité, pour autant que je m’y retrouve dans le périple compli­qué que fut la vie de Simone Weil.

Elle ne fit jamais quelque chose très longtemps, écrit M. Mag­gioni. C’était dans sa nature. Elle fut notamment anarchiste, sympa­thisante, puis militante, puis com­battante, durant plusieurs années. Le paragraphe concernant son engagement durant la guerre d’Espagne m’a paru un peu court, et mériterait, je crois, quelques compléments et précisions.

Simone Weil rejoignit en Espa­gne, au groupe international de la colonne Durruti, un certain nombre d’anarchistes français qu’elle consi­dérait alors comme ses amis.

M. Gustave Thibon, dans sa pré­face à La pesanteur et la grâce, écrit qu’au moment de la guerre d’Espagne elle s’engagea parmi les Rouges, mais elle eut à cœur de ne jamais se servir de ses armes et fut une animatrice plutôt qu’une com­battante. Les Rouges en question étaient en fait les « rouge et noir », anarchistes donc. Quant aux fusils, qui étaient rares, on n’en obtenait que pour s’en servir.

Voici quelques témoignages qui figurent dans le numéro de la revue l’Age nouveau daté de mai 1951.

Simone Weil pendant la guerre d’Espagne (1936).

En août 1936, en Aragon, les milices confédérales espagnoles, à la tête desquelles se trouvait Buena­ventura Durruti (...) manquaient d’armes et de matériel, écrit l’anarchiste Louis Mercier, combat­tant lui-même, et très proche de Simone Weil... C’est à ce noyau de risque-tout que Simone Weil vint se rallier... Elle est armée d’un mous­queton Mauser, dont le maniement lui a été enseigné par un ancien ser­gent français qui a fait la guerre du Maroc... (Simone Weil) déclare notamment qu’elle est venue en Espagne non pas en touriste ou en observatrice, mais pour combattre... Quand le capitaine français Louis Berthomieu, conseiller militaire, décide de placer Simone Weil à la cuisine, c’est à nouveau des protes­tations qui s’élèvent chez l’intéres­sée, laquelle réclame sa part de dan­ger, veut participer aux patrouilles et aux gardes... A Sitges, Simone Weil porte sur sa combinaison de mécanicien – c’est l’uniforme des milices – d’énormes initiales C.N.T. (qu’on peut voir en partie sur le portrait que vous avez publié). A Paris, elle participe à tous les meetings de solidarité en faveur de la révolution espagnole et soutient les organisations extrémis­tes.

Ici, un témoignage de Michel Collinet, professeur, militant fran­çais du P.S.O.P. : Son pied brûlé guérissait mal. J’eus l’impression que le personnel sanitaire la négli­geait ou même la boycottait (cet hôpital était placé sous la responsa­bilité de l’Union générale des tra­vailleurs, d’inspiration commu­niste, et les anarchistes n’y étaient pas en odeur de sainteté).

Rentrée en France, ajoute Michel Collinet, Simone Weil se livra à une propagande active en faveur de la révolution espagnole. Elle participa à des meetings organi­sés par la Solidarité internationale antifasciste, aux côtés des libertaires français, arborant le foulard rouge et noir de la C.N.T.-F.A.I. Je l’entendis au cours d’un meeting organisé dans un cinéma de l’ave­nue Emile-Zola. Elle y prit à partie les staliniens français et espagnols et défendit vigoureusement les anar­chistes et leurs réalisations sociales en Catalogne.

Je relève, dans votre article, la phrase suivante : Dans une lettre qu’elle écrit à Bernanos, elle dénon­cera l’idolâtrie grégaire et l’ivresse de tuer, également partagée entre les deux camps.

Je ne crois pas que ces termes tra­duisent bien, sinon sa pensée d’alors, si changeante, et presque au même moment, du moins son comportement personnel au cours de la guerre d’Espagne. Si l’anar­chie est une idolâtrie, Simone Weil fut pendant de nombreux mois ido­lâtre. Quant à l’ivresse de tuer, j’imagine mal qu’on ne la ressente pas lorsqu’on demande un fusil. Simone Weil en portait un et elle voulait s’en servir.

Quelques mots encore de Michel Collinet sur le sentiment de Simone Weil à l’égard de la guerre : Je ne me souviens pas que Simone Weil ait dénoncé les atrocités ; il y en avait, comme dans toutes les guer­res, et nous les déplorions, mais nous n’ignorions pas ce qui se fai­sait de l’autre côté. Les militants ont toujours eu le souci d’éviter les massacres gratuits. Simone Weil en avait conscience. Nous étions à Sit­ges quand on apprit que douze mili­ciens de cette ville avaient trouvé la mort dans une opération militaire contre les Baléares.

L’émotion populaire fut consi­dérable, et le comité des miliciens décida de fusiller douze otages fascistes. Nous avons désap­prouvé cette mesure, mais les forces déchaînées de la guerre échappaient partout à la volonté des militants. Nous déplorions cette impuissance, que nous avons toujours essayé de surmonter, Simone Weil avec nous et comme nous.

Quant à « l’égalité » dans les atrocités, je ne pense pas qu’on puisse mettre sur le même plan, et Simone Weil ne le pensait pas non plµs au cours de son engagement politique, Durruti assassiné et Franco vainqueur. Le groupe mili­taire anarchiste auquel Simone Weil appartenait s’est toujours interdit tout acte répressif en dehors des combats. Les anarchistes français ne fusillaient pas des hommes désarmés.

Au cours de l’hiver 1936-1937, écrit Michel Collinet, l’échec de la révolution socialiste et libertaire se précisait... Continuer la guerre paraissait inutile à certains militants français... C’est alors qu’au sein du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, Simone Weil se rallia à l’idée d’un compromis avec Franco.

Nous étions quelques-uns, dont des amis de Simone Weil, à l’Union anarchiste, à penser et à dire qu’il fallait terminer cette guerre, alors qu’en Catalogne, depuis mai 1937, des militants anarchistes et poumis­tes étaient massivement emprison­nés et assassinés, par les staliniens notamment. Cette position intel­lectuellement soutenable, dit Michel Collinet, n’avait qu’un défaut : c’est que Franco ne voulait sans doute pas de compromis. Ce n’était pas tout à fait la question : il séagissait alors d’accueillir courtoi­sement, en France, ceux qui doréna­vant ne pouvaient que perdre cette guerre. La France démocratique, qui avait salué la révolution, se con­tenta de parquer une masse de réfu­giés dans la boue de terrains vagues, ou peut s’en faut, entourés de barbelés.

Un détail encore. Il est dit inci­demment dans votre article qu’Albert Camus avait toujours une photo de Simone Weil sur son bureau. Je peux vous affirmer qu’il eut aussi sur ce bureau une photo de Netchaïev, que je lui avais remise en 1950, au moment où il publiait dans sa collection « Espoir » notre livre, Tu peux tuer cet homme, souvenirs de socialistes révolutionnai­res et d’anarchistes russes d’après 1860. Nétchaïev fut un ami de Bakounine. Peut-être ce portrait subsista-t-il, sur le bureau d’Albert Camus, avec d’autres qu’il aimait, et au voisinage de Simone Weil.

 

Mises au point

Une arme !

Au congrès de l’Union anarchiste de 1937, dans la partie du compte rendu que j’ai rédigée, j’ai fait dire pudiquement à l’anarchiste Saïl Mohamed, combattant sans arme en Espagne, tant elles étaient rares : Pour avoir un fusil, j’aurais fait toutes les concessions. Sotte pudeur. Saïl a dit textuellement : Pour avoir un fusil, j’aurais léché le cul d’un garde mobile.

La balle

Simone Pétrement a consacré deux gros livres à Simone Weil. C’est l’œuvre d’une amie. D’une amie de la vérité aussi. On peut lire, tome II, page 99, qu’au moment de traverser l’Ebre pour une attaque aux côtés des compagnons anarchistes, Simone Weil demanda à Carpentier de lui engager une balle dans le canon de son fusil. On peut croire, après tout, qui si ce n’était pas pour tuer c’était peut-être pour éventuellement se sui­cider. Elle en était sans doute capable.

Le mercenaire

Dans une lettre à l’écrivain catholique Georges Bernanos, Simone Weil écrivait notamment ceci, à propos de la guerre d’Espagne où elle avait connu Ridel, Carpentier, Berthomieu, et où elle avait porté les couleurs de l’anarchie : On part en volontaire avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires....
Cerné par les franquistes, l’ex-capitaine de l’année française Louis Berthomieu, engagé volontaire avec les anarchistes de la colonne Dur­ruti, et bien connu de Simone Weil, s’est fait sauter à la dynamite. Ques­tion d’honneur, sainte Simone.

L’étoile

L’anarchiste français Epsilon (Ruff) a porté publiquement l’étoile jaune avant la date fixée par les autorités d’occupation. Il a été immédia­tement arrêté pour insolence et a disparu sans officiellement laisser de traces. Pourtant, en voici une. Parmi d’autres.

 

Lettre à G. Bernanos (Extrait)

Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tour­nées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérachie sociale, jusqu’à ce que j’ai pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la C.N.T. espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expres­sion naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La C.N.T., la F.A.I. étaient un mélange étonnant, où on admet­tait n’importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi l’amour, l’esprit de fra­ternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez des hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussaient le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris. Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter tous les jours, toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936. (...)

Simone Weil