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Les élections - La C.N.T. et les élections

Appel à l’abstention de la CNT aux élections de 1933 : Hommes libres, ne votez pas !

mardi 19 mars 2024, par Renof (CC by-nc-sa)

Depuis sa création (novembre 1910) jusqu’à son interdiction en 1923 lors de l’instauration de la dictature de Primo de Rivera, la Confédération nationale du Travail n’eut guère à se poser le problème des élections. Celles-ci n’intéressaient que la droite, qui truquait ouvertement le scrutin grâce à ses hommes de main locaux (caciquismo) ou grâce à des fonctionnaires subornés (pucherazo). La gauche, soit dit en passant, faisait de même mais à une échelle inférieure.

La chute de Primo de Rivera, en 1927, et le régime de transition de Berenguer donnèrent lieu à des élections en vue de créer une assemblée constituante en avril 1931. A dire vrai, ces élections ne faisaient que sanctionner une série d’accords politiques entre la droite modérée et les républicains, pour remplacer la monarchie parlementaire par une république (pacte de San Sebastian).

De 1923 à 1927, la C.N.T. étant interdite, une partie des militants se réfugia en France et en Belgique, mais la grande majorité resta en Espagne. (Il est à noter que le parti communiste, fondé par deux groupes différents en 1921, puis regroupé, était si faible qu’il ne fut pas interdit.) Cependant, la propagande anarchiste demeurait et les journaux anarchistes d’Amérique latine circulaient en assez grand nombre. Les exilés de France firent des tentatives armées pour s’introduire en Espagne, mais échouèrent (Val d’Aran et Bidassoa). Comme dans tout mouvement en exil, des mésententes apparurent, certains éléments prirent contact avec des politiciens et participèrent indirectement au pacte de San Sébastian (Pestaña), les autres travaillèrent avec les anarchistes français et avec différents anarchistes exilés : russes et italiens. Eusebio Carbo et Orobon Fernandez participèrent même aux réunions sur la plateforme d’Archinof [1] (témoignage d’Ugo Fedeli participant également, dans Volonta, anno III, 6-7, page 373).

La C.N.T., redevenue légale en 1930, annonça bien avant les élections de 1931 que la république ne valait pas mieux que la monarchie, et elle donna la consigne d’abstention.

L’incapacité de la monarchie amena la majorité des votants à élire les candidats républicains, ce qui provoqua le départ du roi  ; aucune effusion de sang n’avait eu lieu et, d’autre part, aucun changement social, si minime soit-il, n’avait été fait.

Une bonne preuve de ce que le changement de régime était une farce nous est donnée par l’ancien maire de Sabadell, José Maria Marcet Coll, franquiste aimant parler ferme et franc : Et le 14 avril 1931, à l’abri d’élections municipales qui, en réalité, signifiaient peu de chose, on forgea rien moins que la chute de la monarchie sans que les monarchistes eux-mêmes ne la défendissent — certains d’ailleurs poussèrent à la roue — et la proclamation de la république (Mi ciudad y yo, page 12, Barcelone 1963).

Plutôt que d’utiliser uniquement des témoignages de camarades, il nous semble préférable de présenter d’abord les chiffres des abstentions, d’en tirer des lignes générales, puis de les comparer à ces témoignages pour essayer de conclure. (Documentation tirée de la thèse de Jean Bécarud : La IIe République espagnole, 1962. Fondation nationale des Sciences politiques.)

Nous considérons que les abstentions dues à la propagande anarchiste apparaissent à partir de 30 p. 100 des inscrits qui n’ont pas voté ; en-dessous, c’est le chiffre moyen d’abstention considéré normal dans toute élection. Il nous faut tout de suite faire remarquer que nos considérations sont aléatoires, du fait qu’il faut inclure parmi les abstentionnistes anarchistes ceux, nombreux, qui ont refusé de se faire inscrire comme votants et qui sont exclus des chiffres que nous allons citer. Cependant nous aurons une idée générale.

Tout d’abord il faut savoir où était la C.N.T. Selon les délégations ayant participé au congrès de 1919, on voit qu’elle s’étendait à la Catalogne et à l’Andalousie et, en moins grande proportion, au Levant, aux Asturies et à la Galicie. Ailleurs, il y avait des foyers locaux, comme Madrid et Puertollano en Castille, Santander et Pasajes sur la côte cantabrique.

En 1931, les provinces ayant plus de 35 p. cent d’abstentions sont :

De 35 à 40 p. 100 Oviedo, Barcelone, Séville, Grenade, Alméria, Murcie.
De 40 à 45 p. 100 Cadix, Malaga et La Corogne.
Plus de 45 p. 100 Pontevedra.

Dans toutes ces provinces, la C.N.T. est fortement implantée, donc la démonstration est nette : des consignes d’abstention ont été données et elles ont été suivies.

Il est intéressant de remarquer que, selon le recensement de 1930, les régions les plus peuplées d’Espagne sont : de 750 000 à 1 000 000 d’habitants : La Corogne, Oviedo, Séville ; plus de 1 000 000 d’habitants : Barcelone, Madrid, Valence. Ajoutons que les régions les plus industrielles étaient (et sont) Oviedo, Barcelone, Madrid, Valence et le Pays Basque. On remarque donc que toutes les régions les plus peuplées d’Espagne (sauf Madrid et Valence) et les régions industrialisées (sauf Madrid, Valence et le Pays Basque) sont touchées par l’influence de la C.N.T. en 1931. Ceci est une preuve de ce que l’anarchisme espagnol n’est pas confiné dans les régions les plus retardées d’Espagne.

Voyons maintenant les élections de 1933. En 1931, la C.N.T. avait ordonné un soulèvement, puis en 1933 un autre. La consigne fut l’abstention massive pour permettre à la droite de gouverner et pour déclencher la révolution en entraînant les militants de l’U.G.T. : Nous ferons les alliances dans la rue. Telle fut la position de la C.N.T.

En 1933, les provinces ayant plus de 35% d’abstentions sont :

De 35 à 40 p. 100 Léon, Alméria, Teruel, Lérida, Gérone, Barcelone.
De 40 à 45 p. 100 La Corogne, Pontevedra, Saragosse, Tarragone.
Plus de 45 p. 100 Huesca, Séville, Cadix, Malaga.

L’affaire est nette : plusieurs provinces se détachent : la Galice, l’Aragon, une partie de la Catalogne (Barcelone), la Basse-Andalousie. De nouvelles régions ont été gagnées : au Léon, en Aragon et dans le reste de la Catalogne. Si on ajoute à ces chiffres les abstentions de 30 à 35 p. 100, on retrouve toutes les régions de 1931 : Grenade, Murcie, Oviedo, etc.

L’Espagne à tendance franchement anarchiste se dessine nettement en trois blocs :

  1. L’Aragon, la Catalogne et la petite province de Logrono.
  2. La Galicie et les Asturies.
  3. L’Andalousie et le Levant (sauf Valence).

Passons, pour finir, aux élections de 1936, les plus controversées.

La C.N.T. a lancé un mouvement en décembre 1933 et n’a pu entraîner les masses, bien au contraire, l’U.G.T. a refusé de suivre la grève générale appliquée par la C.N.T. (voir El Sol, 12 décembre 1933, page 10).

En octobre 1934, le parti socialiste a lancé une insurrection générale sans avertir la C.N.T., qui y a pourtant participé aux Asturies. Mais les mouvements de 1931, 1933 et 1934 ont amené l’arrestation d’un grand nombre de militants aguerris (10 à 15 000, le chiffre des emprisonnés étant de 30 000 environ), plusieurs membres importants de la C.N.T., dont Durruti (voir El Congreso Confédéral de Zaragosa, page 145, sont pour le vote, c’est-à-dire la libération des prisonniers. Cependant une campagne pour l’abstention est menée, mais à Saragosse le vote est préconisé (même source) [2].

Voici le résultat des abstentions en 1936 :

De 35 à 40 p. 100 La Corogne, Lugo, Zamora, Cadix, Alméria, Murcie.
De 40 à 45 p. 100 Burgos, Guadalajara, Malaga.
Plus de 45 p. 100 Teruel.

De nouvelles régions apparaissent : Lugo, Zamara et Guadalajara. Lugo a eu de 30 à 35 p. 100 d’abstentions en 1933, Zamora également, Burgos de 20 à 30 p. 100 , de même que Guadalajara. Si pour Lugo et Zamora on peut envisager une poussée de la C.N.T., pour Burgos et Guadalajara nous pensons qu’il s’agit de circonstances étrangères à l’influence de la C.N.T.

On remarque que, sauf pour les quatre régions que nous venons de voir, les six autres ont déjà obtenu de fortes abstentions en 1931 ou en 1933 (et 1933 pour La Corogne, Alméria, Cadix, Malaga), donc ce sont surtout l’Aragon et la Catalogne qui ont voté ; ailleurs les résultats sont sensiblement identiques.

CONCLUSIONS

Les élections de 1931, 1933 et 1936 montrent que :

 la C.N.T. est un mouvement de masse solidement implanté ;
 elle a étendu son influence de 1931 à 1933 (les chiffres de 1936 ne permettent pas de vérifier si cette avance continuait) ;
 alors qu’en 1931 et 1933 ils se sont abstenus, les militants de la C.N.T. ont en majorité voté en 1936. Ce vote a-t-il apporté quelque chose de positif ?

Les prisonniers ont en partie été libérés, mais aucun des éléments de la crise économique et politique n’a été changé. Le leurre que furent ces élections est évoqué par Felipe Alaiz :

Pour l’Espagne, rappelons que, lors des élections de février 1936, on propageait la nécessité de voter pour écraser le fascisme. On vota pour écraser le fascisme et, cinq mois après avoir été écrasé au Parlement, le fascisme surgit dans la rue avec la violence que l’on sait (Nueva maldición del 1945, page 9 [3].

Si les anarchistes furent presque partout en Espagne la seule force organisée à réagir immédiatement et par les armes [4], ce n’est pas à leur « électoralisme » très circonstanciel de 1936 qu’ils le doivent, mais, bien au contraire, aux habitudes d’action directe qu’ils avaient depuis si longtemps.


« Les élections - La C.N.T. et les élections », Noir et Rouge n°29, mars 1965 ; repris dans Les anarchistes et les élections, Volonté anarchiste n°3, 1978


[1En 1927, des anarchistes russes proposèrent un projet d’organisation du mouvement international, très centraliste et jugé très dangereux par des militants comme Voline, Berneri, Malatesta, etc.

[2Rappelons que ces différences d’attitude s’expliquent naturellement par la structure fédéraliste de la C.N.T.

[3A l’époque, un partisan du vote écrivit : Si nous avions eu la certitude que les révolutionnaires espagnols eussent été capables de balayer ce pouvoir des droites par l’action directe, la question du vote n’aurait même pas été posée. Mais qui osera nous l’affirmer ? (P.M. Voix Libertaire, 25-4-36, reproduit dans La Revue Anarchiste, avril-juin 1936, page 15).

[4En cela les témoignages historiques sont quasi unanimes. Citons celui de Marcel Coll : En Catalogne... les seuls drapeaux que l’on voyait étaient ceux de la C.N.T. et de la F.A.I. (Mi ciudad y yo, page 131).