Il critique la censure des films en Hollande, milite pour l’abrogation de la loi anti-avortement, plaide en faveur d’une morale sociale et sexuelle libre de toute contrainte. À l’instar de Franz Pfemfert [1] qui faisait paraître avant 1914 la revue Die Aktion, Lehning essaie de montrer du doigt la faillite du système en publiant des articles, des documents officiels d’où transpirent de manière évidente ses mensonges et ses contradictions. Car il ne suffit pas de changer de régime pour que naisse des ruines une humanité transformée. Il faut transformer aussi les cœurs et les esprits. Les artistes doivent s’atteler à cette tâche.
Et Arthur Lehning aurait pu faire sienne cette phrase de Ernst Toller [2] qu’il rencontre en 1927 lors du congrès anti-impérialiste qui se tient Bruxelles : L’art n’a pas une fonction esthétique, mais une fonction morale. L’artiste est responsable des valeurs de la culture. Il est de son devoir de réveiller et d’approfondir le sentiment spontané d’humanité, de liberté, d’égalité et de beauté
[3].
Il côtoie Erich Mühsam dans le Berlin des années 30. La pensée libertaire les lie. Mühsam est profondément imprégné par les idées de Bakounine. Il a participé à la République des Conseils de Bavière, ce qui lui vaudra plusieurs années d’emprisonnement. Il connaît le texte de Lehning « Anarchisme et Marxisme dans la Révolution russe » [4] paru en 1929 et 1930 dans Die Internationale, revue mensuelle anarcho-syndicaliste de la « Freie Arbeiter Union Deutschland » (FAUD). Il retient cette définition que donne Lehning du socialisme : « Die Befreigung der Gesellschaft vom Staat » (La Société libérée de l’État) et en fera une brochure [5].
La renommée internationale
À partir de 1935-36, A. Lehning participe à la création de l’Institut international d’Histoire sociale à Amsterdam. Il se penche sur le travail minutieux et monumental commencé par Max Nettlau [6] sur la vie et l’œuvre du grand révolutionnaire anarchiste russe Michel Bakounine. Du point de vue international, Lehning est surtout connu pour la réédition des œuvres complètes de Bakounine dont la parution remonte à 1961, sous le terme « Archives Bakounine », réimprimées aux éditions « Champ Libre » en 8 volumes sous le titre « Œuvres complètes de Bakounine ».
Lehning rencontre Max Nettlau à Vienne (Autriche) en 1924. Il envisage un moment de créer à Amsterdam un « Institut Max Nettlau », mais en 1935, c’est finalement l’Institut international d’Histoire sociale qui recueillera les fonds de sa bibliothèque unique et monumentale. Par histoire sociale, cet Institut entend recenser et archiver tous les documents liés au mouvement ouvrier et au socialisme depuis la Révolution française. Les menaces de guerre toujours plus pressantes obligent l’Institut à transférer dès mars 1939 une partie des archives à Oxford (Grande-Bretagne). À la fin de son internement en 1941, Lehning entreprend de monter cette filiale de l’Institut. En même temps il travaille dans la section néerlandaise de la BBC et sert de correspondant de guerre à Londres.
Après la guerre, en 1945, il retourne à Amsterdam et retrouve l’Institut dévalisé. L’état-major de Rosenberg s’y était installé en juin 1940. Celui-ci s’était empressé de communiquer à Berlin qu’il avait mis la main sur une collection de torchons marxisants, bolcheviques et juifs
.
La bibliothèque sera dispersée en Allemagne vers la fin de 1944 à la libération de la Hollande et ne sera restituée à Amsterdam que dans les années 1946/1947.
En 1952, il se rend en Indonésie. Ce voyage en Asie trouve ses racines dans le milieu des années 20, lorsque l’empire colonial hollandais éclate et que des fronts de libération nationale, des révoltes pour l’indépendance des pays colonisés s’organisent un peu partout. Lehning est anti-impérialiste et l’exprime dans Der Syndikalist en écrivant « La Guerre coloniale et la Paix mondiale », sujet alors très actuel et controversé aux Pays-Bas. Il fait la connaissance de Mohammed Hatta, étudiant indonésien, porte-paroles du nationalisme indonésien, devenu vice-président de l’Indonésie en 1945 après la proclamation de l’indépendance. C’est sur invitation de Hatta qu’il se rend en Indonésie, à Jakarta, pour y créer une Bibliothèque d’économie, de politique et d’histoire sociale avec les quelque 15 000 ouvrages collectionnés par ses soins à travers toute l’Europe grâce aux fonds versés par une organisation hollandaise puis par le ministère de l’Éducation indonésien. Il enseigne à l’université de Jakarta entre 1954 et 1957.
Les années soixante seront consacrées essentiellement à la réédition des œuvres de Bakounine. Il s’intéresse à Buonarrotti, le plus grand conspirateur depuis la Révolution française
, comme le définissait Bakounine. Lehning publiera un ouvrage, sorte de contribution à la connaissance du mouvement révolutionnaire européen du XIXe siècle, sous l’aspect de son internationalisme [7].
En tant qu’historien, il participe à de nombreux colloques et congrès internationaux. Il écrit de nombreuses brochures et de courts articles dans lesquels il affirme ses convictions. Sa bibliographie fait état de plus de 600 titres, la plupart en néerlandais et en allemand. Il n’a de cesse de réaffirmer ses aspirations libertaires et appelle à la désobéissance civile pour activer l’avènement d’une société sans classe ni État.
Pour terminer, nous laisserons à Arthur Lehning le soin de conclure lui-même, une dernière fois, cet article en reprenant la fin de sa contribution autobiographique parue lors d’un colloque tenu à l’Université d’Oldenburg, ayant pour thème « L’anarchisme dans l’art et la politique », et dédié à son 85e anniversaire :
[…] On m’a souvent posé la question pour comprendre pourquoi je ne suis pas découragé, puisque, il faut bien le constater, peu de réalisations concrètes sont issues de mes idées. Ceci est vrai, sans aucun doute. Cependant il existe aujourd’hui toute une série de mouvements qui sans se reconnaître de l’anarchisme en appliquent pourtant les idées-forces libertaires […] Pour moi, le plus important est et reste le fait que je n’entrevois aucune raison de changer mes idées, uniquement parce qu’elles sont très éloignées de la réalité et d’autant moins que l’Histoire ne cesse de les confirmer. J’ai eu l’occasion d’entendre, il y a quelques années, Luis Llach reprendre en musique un poème de Constantin Cavafy, « Ithaque » [8]. Ithaque n’est pas seulement cette île de l’archipel grec, mais elle s’apparente pour moi à l’Utopie. Aussi, pour mieux comprendre cette Utopie, lisons ces quelques vers :
Quand tu partiras pour IthaqueSouhaite que le chemin soit longRiche en péripéties et en expériences[…]Souhaite que le chemin soit long,Que nombreux soient les matins d’été, oùAvec quels délices !Tu pénètreras dans des ports vus pour la première fois.[…]Garde Ithaque sans cesse présente à ton esprit.Ton but final est d’y parvenir,Mais n’écourte pas ton voyage :Mieux vaut qu’il dure de longues années,Et que tu abordes enfin ton île aux jours de ta vieillesse,Riche de tout ce que tu as gagné en chemin.[…]Ithaque t’a donné le beau voyage :Sans elle tu ne te serais pas mis en routeElle n’a plus rien d’autre à te donner.Même si tu la trouves pauvre,Ithaque ne t’as pas trompé.
Repères bibliographiques Liste non exhaustive de quelques ouvrages d’Arthur Lehning parus en français : |