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Emma la rouge

samedi 5 mars 2022, par Camillo Levi (CC by-nc-sa)

Emma Goldman (1869-1940). A treize ans, ouvrière d’usine à Saint-Pétersbourg. Elle émigre aux États-Unis, où elle découvre l’autre face du « pays de la liberté ». Militante féministe et ouvrière elle est expulsée en 1919 au nom de la loi contre l’anarchie, malgré sa nationalité américaine. Elle se rend en URSS et rompt en 1921 avec Lénine et Trotski, après la canonnade contre les marins de Cronstadt. Après une longue errance, elle s’installe au Canada où elle meurt en 1940. Au total, plus d’un demi-siècle de luttes anarchistes.

Est-il possible que dans tous les États-Unis, seul le président soit mort aujourd’hui ?, s’exclame Emma Goldman en toisant les nombreux policiers et journalistes qui ont envahi sa maison. Le président américain Mc Kinley vient d’être assassiné par un immigré russe inconnu qui, soudainement propulsé sous les feux de l’actualité, s’est déclaré anarchiste. On veut donc connaître les impressions d’Emma sur cet évènement, enregistrer ses premières déclarations. Alors, insiste un journaliste, personnellement que pense-t-elle de cette mort qui attriste tous les États-Unis ? Il est certain, explique Goldman, que beaucoup d’autres personnes sont mortes aujourd’hui, peut-être dans la pauvreté et la misère, laissant parfois sans aucun soutien, les personnes qui dépendaient d’elles. Pour quelle raison devrais-je, selon vous, éprouver plus de tristesse pour la mort de Mc Kinley que pour celle de tous les autres ?.

LES MARTYRS DE CHICAGO

Léon Czolgosz en 1900.

Nous sommes en 1901. Lorsque Léon Czolgosz (puisque tel était son nom) tue le président américain, Emma Goldman a trente-deux ans et cela fait déjà longtemps qu’elle est bien connue de la police pour son infatigable activité d’agitation et de propagande anarchiste. Née à Königsberg (en Russie), puis allant vivre encore enfant à Pétersbourg avec toute sa famille, Emma avait connu une enfance difficile, à la fois dans une ambiance familiale dominée par la figure autoritaire et conformiste du père, et dans un contexte social caractérisé par une hostilité latente envers les juifs (sa famille était d’origine israélite).

Lorsque sa sœur Hélène décide de partir en Amérique chercher travail et fortune, elle fait des pieds et des mains pour l’accompagner et y parvient. C’est donc en 1854, à peine âgée de 15 ans, qu’elle quitte la Russie et qu’après un interminable voyage en bateau, elle pose le pied sur le sol des États-Unis. Ces années-là, la vie sociale de cette immense confédération d’États, était particulièrement agitée. Soumise à une exploitation exacerbée et en butte à de très dures conditions de vie, la jeune classe ouvrière américaine prenait le mors aux dents : grèves, agitations, lock-outs, fusillades, accrochages avec la police et avec les jaunes, armés et payés par le patronat, etc.

Emma Goldman en 1886.

Peu de temps après son arrivée, la jeune immigrée russe, pleine d’enthousiasme et à la recherche d’elle-même, aura l’occasion, à travers la presse, de s’intéresser aux procès qui font suite aux évènements de Chicago (3 mai 1886) lorsque les travailleurs en grève et la police s’affrontèrent. Suite à la mort de quelques policiers, cinq anarchistes éminents, particulièrement connus et combattifs, avaient été arrêtés. L’objectif évident était de frapper et de stopper le mouvement d’émancipation des travailleurs.

La longue odyssée carcérale des cinq anarchistes fit retenir son souffle à toute l’opinion américaine (et pas à elle seulement) jusqu’au jour où le tribunal prononça le verdict infâme qui les condamnait à la pendaison. Celle-ci eut lieu le 11 novembre 1887.

Goldman s’était de plus en plus passionnée pour ce conflit. La fin tragique des cinq révolutionnaires la bouleversa et augmenta l’admiration qu’elle portait, non seulement à ces hommes, à la cohérence et à la dignité de leur comportement, mais aussi à leurs idées qui, rapidement, devinrent les siennes.

NAISSANCE DE « RED EMMA »

Johann Most (1895).

Elle entra d’abord en contact avec Johann Most, un anarchiste allemand, émigré de longue date aux États-Unis, où il s’occupait de la publication du journal Freibeit (Liberté). Il fut celui qui découvrit les talents oratoires d’Emma et qui la poussa à tenir ses premiers meetings, en russe et en allemand. C’est à cette période qu’elle rencontra Alexander Berkman qui allait être son compagnon d’amour et de combat pendant de longues années ; dès le début leurs liens furent profonds. Comme elle, il était émigré russe, juif et anarchiste militant. Lorsqu’en 1892, lors d’une grève, de nombreux travailleurs furent tués par la milice armée Pinkerton payée et guidée par le patron de l’usine, Henry Clay Frick, Goldman et Berkman décidèrent de les venger. Emma procura le fusil et discuta de l’action avec son camarade. Le 23 juillet de cette même année, Alexander Berkman pénétra dans le bureau de Frick et tira sur lui à bout portant : il ne parvint pas à le tuer, mais Frick fut grièvement blessé. Alexander, alors âgé de 22 ans (il était né à Vilna, en Russie, en 1870) fut arrêté, jugé et condamné à 14 ans de prison. Dans un de ses ouvrages, il fera de cette interminable détention une description réaliste et émouvante.

Alexander Berkman.

Face à l’attentat, les réactions au sein du mouvement anarchiste américain furent très diverses, certains allant même jusqu’à refuser toute solidarité politique à Berkman. Johann Most fut de ceux-là. Emma Goldman rompit donc toute relation avec lui et avec son groupe.

Elle devint l’objet d’une attention policière méticuleuse. Il est vrai qu’Emma déployait alors une insatiable activité : meetings, conférences, passant d’un État à l’autre, soutenant des grèves, attisant l’esprit de révolte, collaborant aux publications anarchistes. En 1894, elle est condamnée à un an de prison pour avoir, au cours d’un rassemblement, incité à la subversion un groupe de chômeurs. Dès cette époque, la presse parle d’elle régulièrement, de son activité, de ses démêlés judiciaires, et la surnomme Red Emma, Emma la Rouge.

Emma Goldman (1894).

Elle met à profit ce « temps libre » pour perfectionner son anglais. La peine une fois purgée, Red Emma le parle assez correctement pour pouvoir tenir meetings et conférences en cette langue, ce qui va décupler son activité de propagandiste.

L’INFIRMIÈRE E. G. SMITH

Les années suivantes, la vie de Goldman se poursuit sur ce rythme. Il est pratiquement impossible de donner une idée de la vitalité déployée par cette révolutionnaire, jeune, enthousiaste et (selon les dires de ceux qui la fréquentent) fascinante. Toutes les principales villes des États-Unis et du Canada reçurent la visite de cette oratrice véhémente : salles de théâtre archi-pleines à Boston, New-York, Montréal. En un mot, partout où l’appelaient les travailleurs en lutte. La police ne savait plus comment endiguer ses activités subversives ; à plusieurs reprises elle fut interdite de parole, ses discours interrompus par les fonctionnaires de la police, les directeurs de salles mis en demeure de lui refuser leurs locaux. Il en fallait bien plus pour intimider Emma la Rouge. Ses conférences, qui étaient aussi de la propagande spécifiquement anarchiste, portaient sur les thèmes les plus variés : la libération de la femme, l’usage des contraceptifs, l’anti-cléricalisme, l’antimilitarisme, etc.

Vers la fin du siècle elle retourne brièvement en Europe, va à Londres, à Paris où elle fait des conférences et noue des relations avec différents camarades. Entre-temps, elle n’oublie pas son premier compagnon et organise une souscription internationale pour Alexander Berkman qui continue à purger sa peine au Western Penitentiary.

Affectivement, Red Emma vit une existence agitée. Encore aujourd’hui, Goldman est connue comme compagne de Berkman et c’est avec lui, en fait, plus qu’avec tout autre, qu’elle partagera sa vie de femme et de révolutionnaire. Mais c’est elle-même qui, dans sa célèbre et passionnante autobiographie, consacre plusieurs pages aux nombreux camarades qu’elle aima et dont elle fut aimée, ne serait-ce que brièvement. En ce sens, par son intégrité, son honnêteté et sa profonde sensibilité, par la conscience qu’elle avait du caractère social de la « question féminine », la vie de cette révolutionnaire a été, et reste encore, une gifle à la morale bourgeoise, à son hypocrisie et à sa mesquinerie.

Goldman poursuit son infatigable activité de militante, et pas simplement d’oratrice, jusqu’à ce que, au lendemain de l’attentat de Czolgosz dont nous avons déjà parlé, une gigantesque campagne anti-anarchiste soit déclenchée par le pouvoir et par la presse à ses ordres. Emma est contrainte à passer dans la clandestinité, se dissimulant pendant quelques années sous le nom de E. G. Smith, et travaillant comme infirmière.

LA MÉPRISE RUSSE

En 1906, portée par une grande célébrité, elle peut revenir au grand jour. Avec Alexander Berkman (qui vient de sortir de prison) elle s’engage dans la publication d’un journal anarchiste Mother Earth (Mère Terre). L’année suivante, elle participe au Congrès Anarchiste International qui se tient à Amsterdam, et à cette occasion, elle fait la connaissance de nombreux militants de premier plan venant du monde entier (Errico Malatesta lui fait particulièrement impression).

Pendant les dix années qui suivent, elle poursuit sa collaboration avec Berkman : ensemble ils s’opposent au militarisme et au fanatisme qui accompagnent le déclenchement de la première guerre mondiale. Dans ce but, ils créent une Ligue anti-conscription qui veut inciter les jeunes à refuser leur feuille de route et à déserter. Naturellement ils sont arrêtés tous deux et malgré leur brillante défense au cours du procès, ils sont condamnés à deux ans de prison chacun. Cependant, par bonheur, au lieu de leur faire subir leur peine, on les embarque de force et on les expulse des États-Unis. Malgré la tristesse d’être obligée de quitter tant de camarades qu’elle aime, malgré surtout l’interruption forcée de Mother Earth, Goldman répond avec fierté au juge qui lui lit le décret d’expulsion : Je considère comme un honneur d’être le premier agitateur politique expulsé des États-Unis. Le navire « Buford » sur lequel ils ont été embarqués, fait route vers la Russie.

Emma Goldman, meeting sur le contrôle des naissances (Union Square à New York en mai 1916).

Berkman et Goldman posèrent les pieds sur le sol russe avec un grand enthousiasme. La révolution prolétarienne avait non seulement éclaté, mais elle avait vaincu et même s’il se dessinait déjà de fortes menaces extérieures, on pouvait encore lutter et croire de façon concrète à la possibilité d’une grande victoire, à la définitive libération de l’humanité de l’esclavage.

Emma Goldman (31 décembre 1919).

Portés par leur enthousiasme, et au vu des rares et confuses informations qu’ils avaient eu jusqu’alors sur le mouvement révolutionnaire russe, Berkman et Red Emma s’illusionnaient en croyant voir dans les bolchéviks, la pointe de diamant du prolétariat en lutte. Même les divergences existant entre les conceptions anarchistes et bolchéviques de la révolution n’étaient pas bien claires à leurs yeux. L’enthousiasme pour le mouvement révolutionnaire, ajouté à la joie d’en être des acteurs directs, obscurcit dans un premier temps leur lucidité traditionnelle, leurs capacités de jugement et de critique. Ce fut une grande méprise. Goldman raconte elle-même, dans son autobiographie, avec son habituelle honnêteté ; l’accueil froid qui fut réservé par les participants à un Congrès (déjà clandestin, peu de semaines après la Révolution d’Octobre) des anarchistes de Pétrograd, à certaines de ses affirmations qui appelaient à la collaboration avec les bolchéviks. A l’accueil froid de ces camarades faisait écho le discours d’un vieil anarchiste qui chercha à lui expliquer la véritable situation de la Russie révolutionnaire en lui parlant des persécutions que Lénine et ses laquais déployaient contre les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires. Goldman restait sceptique et mettait encore en doute tout ce que lui rapportaient les camarades. Tu ne nous crois pas — s’écriait l’un d’entre eux—. Attends, attends d’avoir vu les choses par tes propres yeux. Alors tu penseras d’une façon complètement différente. Prophétie qui ne tarda pas à devenir réalité.

L’ESPOIR PERSISTE, IL FAUT LUTTER

Emma Goldman rencontra le plus de monde possible ; elle parla avec J. Reed, Maxime Gorki, Angelica Balabanoff, Alexandra Kollontaï, Anatol Lunacharsky, et beaucoup d’autres : travailleurs anarchistes, bolcheviks, femmes, étudiants, etc. Pour elle et pour Berkman, leur rencontre avec Lénine fut d’une grande importance au moment où, par-delà une cordialité formelle, leur estime pour les bolchéviks commençait à vaciller. Lénine eut l’audace de jouer à l’imbécile lorsque Berkman lui demanda pourquoi tant d’anarchistes étaient en prison. Nous n’avons en prison que des bandits et des makhnovistes ; pas de véritables anarchistes lui répondit Lénine.

Bien plus significatif, émouvant et profondément révélateur fut, pour Red Emma, la discussion qu’elle eut avec le déjà vieux et malade Pierre Kropotkine, qui vivait isolé, plongé dans la rédaction de l’Ethique. Le vieux révolutionnaire lui confirma tout ce que lui avaient déjà dit de nombreux autres anarchistes. Certes, la révolution n’était pas encore vaincue, l’espoir persistait, il fallait lutter. Pas seulement contre les ennemis extérieurs, mais aussi contre l’étouffement que, de l’intérieur, les bolchéviks étaient en train de mener à bien en contradiction avec leurs propres mots d’ordre des premières heures.

Les longs mois restés en Russie furent de plus en plus attristants pour Berkman et sa compagne. Militarisation du travail, arrestation des anarchistes, démantèlement de toute opposition, autoritarisme et dictature bureaucratique : la terrible réalité russe n’avait désormais plus rien à cacher aux yeux de ceux qui, en peu de temps, avaient vu s’éteindre l’enthousiasme le plus pur, l’espérance la plus belle. Après le massacre de Kronstadt (des centaines de prolétaires massacrés par l’Armée Rouge de Trotski) les deux anarchistes décidèrent de quitter la Russie et de poursuivre ailleurs, dans de meilleures conditions, leur lutte.

Marins de Kronstadt.

Dès lors, l’activité de Goldman reprend au milieu de beaucoup de difficultés : tracasseries, arrestations, expulsions. Elle va à Stokholm, à Monaco, en Bavière, dans de nombreuses villes, puis se fixe pour quelque temps à Londres. Elle fait des conférences, relate sa triste expérience russe, crée des groupes de réflexion et de recherche. Elle s’établit définitivement au Canada, où elle meurt en 1940 suite à un malaise survenu au cours d’une de ces conférences. Auparavant, en 1936 à Nice, Alexander Berkman dont elle s’était séparée, s’était suicidé. Et, mettant un point final à cette brève biographie (l’autobiographie de Goldman, qui compte presque 1 000 pages, est elle-même à peine suffisante pour donner une idée exacte de son intense activité) il me semble juste et symbolique d’évoquer Emma Goldman lors de sa dernière visite en Europe. Elle se rendit à Barcelone, la « capitale » de l’anarchisme catalan et ibérique, à l’occasion du rassemblement international anarchiste de solidarité avec la révolution espagnole en cours. Aux côtés des révolutionnaires et des travailleurs accourus de toutes parts, elle était encore une fois présente. Red Emma n’avait pas changé, elle, qui un demi-siècle auparavant avait pleuré la mort des « martyrs de Chicago » et s’était promise de poursuivre leur lutte.

 

FÉMINISTE AVANT LA LETTRE
Emma Goldman qui a tenu des centaines de conférences et qui a écrit beaucoup de pages, a agité, tout au long de sa longue vie de militante anarchiste, la question féminine. Sa lutte contre la morale autoritaire, la religion, l’ignorance, reste encore aujourd’hui exemplaire par la cohérence qu’elle a toujours maintenue avec sa propre vie et par la lucidité intellectuelle avec laquelle elle l’a conduite.
L’histoire, écrivait Emma la Rouge, nous a enseigné que toutes les classes opprimées n’ont obtenu leur libération des exploiteurs qu’en comptant sur leur propre force. Il est donc nécessaire que la femme apprenne cette leçon, en comprenant que sa liberté ne se réalisera que dans la mesure où elle aura la force de la mettre en œuvre. C’est pourquoi il est beaucoup plus important pour elle de commencer par sa propre libération, en en finissant une fois pour toutes avec le fardeau des préjugés, traditions et habitudes. La revendication des droits égaux pour tous et en tous lieux est incontestablement juste : mais, tout compte fait, le droit le plus important est celui d’aimer et d’être aimée.
Si d’une émancipation partielle on passait à une émancipation totale de la femme, il faudrait en finir avec la conception ridicule qui veut que, pour être aimée, la femme doive être douce, agréable, maternelle et en plus esclave et dépendante. Il faudrait en finir avec l’absurde conception du dualisme des sexes, selon laquelle l’homme et la femme représentent deux mondes antagoniques
.
Le problème de la maternité libre et responsable, la diffusion des pratiques contraceptives, la polémique constante contre les moralistes et les cléricaux : on retrouve tout cela dans la propagande d’Emma Goldman. Sans doute à cause de l’efficacité de la formule, il y a une phrase qui, mieux que toutes, résume ses idées et son engagement révolutionnaire : Il faut en finir avec l’idée que la femme doit toujours avoir les jambes écartées et la bouche close.

 A lire également : « Emma Goldman », revue « Itinéraire - Une vie, une pensée » n°8 (1990) [PDF].

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Voir en ligne : Cet article de Camillo Levi est extrait d’Agora n°7 – Octobre-Novembre 1981 Tous les numéros de cette revue (1980-1986) sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.