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Christo Botev (1848-1876)

jeudi 14 décembre 2023, par Georges Balkanski (CC by-nc-sa)

Grand poète révolutionnaire et héros national. Précurseur libertaire qui, le premier en Bulgarie, exprima la pensée anarchiste avant que celle-ci soit largement diffusée et se transforme en mouvement social-révolutionnaire.

Né à Kalofer, petite ville subbalkanique, dans la fameuse « Vallée des Roses », centre historique de la naissance du mouvement révolutionnaire de libération et de renaissance nationale. D’une famille éveillée et cultivée, son père Botiu Petkov qui avait fait ses études en Russie exerçait le métier d’instituteur dans sa ville, de publiciste et de traducteur des œuvres littéraires. Sa mère connaissait bien la poésie populaire (plus de 400 chansons) et aimait chanter.

Après l’école primaire, et une partie de l’enseignement secondaire chez son père, Botev poursuivit ses études à Odessa comme boursier russe. Il se familiarisa avec la littérature classique et la pensée sociale et révolutionnaire en Russie, avec les œuvres de Bélinsky, Herzen, Dobrolubov, Tchernichevsky et un peu plus tard avec les écrits de Bakounine.

Exclu à cause de ses relations avec les milieux révolutionnaires qu’il fréquentait, en 1867, il rentra dans sa ville natale où il aida comme instituteur suppléant son père malade. Mais, il se livra en même temps à une vaste propagande révolutionnaire contre la domination turque et contre l’exploitation de la bourgeoisie locale, à tel point que son séjour ne put se prolonger plus longtemps. Il se décida alors à retourner à Odessa pour poursuivre ses études, mais, au lieu d’aller en Russie, il s’arrêta et s’établit en Roumanie. Là, adhérant à l’émigration révolutionnaire, il s’adonna entièrement au mouvement révolutionnaire. Pendant une période relativement courte, il publia plusieurs journaux et écrivit des poèmes d’une haute inspiration, qui lui ont donné le prestige de grand idéologue social et de premier poète bulgare.

Accumulant vite beaucoup de connaissances linguistiques (le russe, le français, le roumain) et surtout en matière historique, Botev acquit une grande culture qui, vu son très jeune âge (il est mort à 28 ans) l’a mis au premier rang des hommes publics de l’époque.

Il maintint des relations suivies avec les révolutionnaires russes en émigration en Suisse et à Londres et particulièrement avec ceux de l’aile gauche de l’Internationale, s’engageant à faire passer clandestinement leurs documents de propagande en Russie. Ainsi, il lut les ouvrages révolutionnaires, élargissant sa culture et diffusant la pensée exprimée dans ces œuvres, il forma sa vision libertaire du monde. C’est Botev le premier parmi les Bulgares, qui lut et diffusa le dernier ouvrage de Bakounine L’Étatisme et l’Anarchie, trouvé et confisqué chez lui lors d’une arrestation par la police roumaine. C’est lui aussi qui fut le seul Bulgare à saluer la Commune de Paris de 1871 et fonda le premier groupe libertaire, en Roumanie, avant la libération de la Bulgarie.

Lorsqu’éclata l’insurrection d’avril 1876, Botev accourut au secours de ce soulèvement national avec une compagnie de deux cents combattants bien préparés et suffisamment armés. Selon un plan concerté d’avance, les combattants travestis en ouvriers, jardiniers, s’embarquèrent de divers ports sur le paquebot autrichien Radetzski, s’emparèrent du commandement et obligèrent le capitaine à les débarquer sur le rivage bulgare près de Kozlodouï. Après une semaine de marche vers les Balkans et de durs combats contre l’armée turque largement supérieure en nombre et en armement, Botev est tué le 2 juin 1876 et sa compagnie écrasée et dispersée [1].

Le Radecki, capturé par Hristo Botev et ses Chetniks le 17 mai 1876.

La pensée libertaire de Botev est clairement exprimée dans ses écrits, poèmes, articles de journaux, correspondances, etc., constituant trois volumes, dans un grand nombre d’éditions. Les éléments caractérisant sa conception libertaire se présentent schématiquement ainsi :

Athéisme : négation de l’idée même de Dieu, de la religion, de l’église et du clergé.

Anti-autoritarisme anti-étatisme : négation de toute autorité, du pouvoir, du gouvernement, de la hiérarchie, de la loi, de la violence, du parlementarisme, du militarisme, du nationalisme, de la tyrannie, de la servilité, de la soumission, de l’esprit grégaire négation de la propriété privée et du capitalisme.

Idéal social : anarchie, socialisme, liberté, fraternité, égalité, fédéralisme, internationalisme, communisme.

Moyens de réalisation : initiative individuelle, éducation, action directe, insurrection, révolution, fédération.

Nous faisons suivre de brèves citations prises dans les œuvres de Botev, poésie et articles de presse.

Dieu est : idole des imbéciles, des ennemis du progrès humain... Il baptisa les papes, les patriarches... Crains ton Dieu et vénère le roi ! telle fut la sagesse de Salomon. Bêtise sacro-sainte !

Le clergé : n’est qu’ordures byzantines en putréfaction qui, ayant vendu et ruiné le peuple, portent à leur cou la clef du cadenas qui l’enchaîne... Le problème de l’église est-il résolu ? demande Botev. Et il répond : Le problème est résolu uniquement pour le clergé, quant au peuple, il ne le résoudra que lorsqu’il se sera débarrassé de tout le clergé. Car le clergé et la religion furent toujours et resteront longtemps encore peut-être, parmi les principaux ennemis du progrès et de la liberté.

Botev réfute l’autorité sous toutes ses formes, mais, surtout celle de l’homme économiquement fort : Il est riche, dit-on, mais qui donc lui demande combien de malheureux il a spoliés, volés. Combien devant l’autel il a trompé son Dieu par prières, serments et fieffés mensonges ? Papes et Eglise, journalistes et instituteurs imbéciles s’inclinent devant lui...

Le gouvernement est source des souffrances du peuple, le principal, l’unique ennemi, complot, conjuration contre la liberté et l’humanité...

Hiérarchie ? Supprimez la hiérarchie et vous verrez disparaitre les causes de nos souffrances.

La Loi : Elle n’est que pour les esclaves. Elle protège la classe parasite et assure son existence vaniteuse et nuisible, étant âme et corps avec les tyrans...

La violence : La base de chaque gouvernement est le vol, le mensonge, la violence. Le monde entier, tout entier est Royaume du péché, de lâcheté, de larmes, royaume de douleur, de malheur infini.

Le centralisme est la négation complète du fédéralisme qui, pour Botev, est l’idéal de l’avenir dont les racines plongent même dans la vie actuelle et historique du peuple. Ne voyez-vous pas, demande-t-il, les graines, les germes (du Fédéralisme) dans ces communes exemptes de tout centralisme ?

Le parlementarisme : Les députés sont une bande élue, horde de bêtes, ramassis de brutes, prêchant la patience... Patiente et tu te sauveras !

Le militarisme et la guerre : Botev salue la Commune de Paris par un article qui porte le titre « Pleurs ridicules ! » où il s’exprime ainsi : Pleurer sur Paris. la capitale de la débauche, de la civilisation, l’école de l’espionnage et de l’esclavage ; pleurez philanthropes, sur les palais des terribles vampires, des grands tyrans, sur les monuments de la bêtise, de la barbarie élevés au prix de tant de têtes coupées de précurseurs, grands penseurs et poètes, érigés sur les os rongés de tant de martyrs tombés pour leur pain quotidien. Pleurez ! Personne ne saura consoler les déments, personne ne saura apaiser les enragés

Maudissez les communards d’avoir détruit votre capitale — ces communards tombés en criant : La liberté ou la mort ! — paroles de bandits pour vous ! Crachez sur leurs cadavres et sur les cadavres de ces victimes de la civilisation que vous embrassez toujours en la personne de vos femmes, de vos sœurs, de vos mères, mais que vous appelez aujourd’hui des prostituées enragées parce qu’elles ont eu le courage de prendre les armes pour se débarrasser de l’assommoir de la débauche. Jetez de la boue et des pierres sur la tombe de Dombrowsky parce qu’il n’accepta pas de servir un roi quelconque mais devint combattant d’une grande idée, d’un but élevé et opposa sa poitrine aux traîtres de la France et aux coupables de tant de désastres de l’humanité.

Le monde entier déplora Paris. Le monde entier maudit les communards. Notre pauvre presse ne manqua pas, elle aussi, de verser des larmes sur tout ce qui est sans âme et de maudire l’avenir naissant plein d’espoir. Pleurs ridicules ! Comme si de Nemrod à Napoléon, de Cambise à Guillaume, la guerre ne présentait pas toujours le même spectacle, ne poursuivait pas toujours le même but par les mêmes moyens. Comme si Napoléon, au nom de la civilisation, et Guillaume, au nom de la divine providence, ne firent pas plus de mal, plus de barbarie au dix-neuvième siècle que, par exemple, Alexandre de Macédoine, par ses campagnes, il y a tant de siècles. Non La barbarie, les blâmes, les anathèmes sont là où l’homme-esclave, lorsque ses paroles, sa raison, restant des clameurs dans le désert, se révolte et lutte à la vie et à la mort dans toute la mesure de ses moyens...

Le patron du militarisme et de l’armée en Bulgarie est Saint Georges que Botev appelle bandit de Dieu !. Parallèlement au culte de ce saint, existe aussi le culte du militaire représenté par le roi Roi insouciant, bête comme tous les rois terrestres dont les ministres sont des chiens fidèles. Et, de même que Saint Georges demande des victimes de sacrifices, de même le berger, la gorge affamée, le curé ivrogne, le roi aussi, en demande pour ses harems ignominieux, pour ceux qui torturent et spolient.

Les agents du nationalisme et du patriotisme sont stigmatisés par ces paroles : Ils ne sacrifient rien d’eux-mêmes, ils font tout pour l’argent. Ils sont de bons chrétiens, ne manquent pas une seule liturgie car l’Eglise pour eux n’est que du commerce, et les pauvres les nourrissent par leur travail.

La tyrannie : Le tyran déchaîne sa rage, couvre d’opprobre notre sol, blasphème, bat, massacre, pend et rançonne le peuple esclave.

La servilité, la soumission, l’esprit grégaire ne sont que le revers de la médaille (la tyrannie), condition indispensable de l’esclavage et de l’existence de tout pouvoir.

Les personnes serviles ne lèvent pas la voix pour réclamer la liberté. Elles se satisfont d’une vie triviale. Leur conduite n’a pour principe que le mot d’ordre suivant : Trouve pour te marier une belle femme, ou, si elle est laide, qu’elle soit riche, qu’elle te mette au monde une horde d’enfants que tu doives nourrir de la sueur. C’est ainsi que se déroule la vie des soumis, des sujets avec un esprit grégaire, ayant pour principe baise la lourde main de fer, écoute avec confiance les bouches menteuses !

A toutes les conceptions et institutions énumérées plus haut, ainsi qu’au capital et aux classes exploitantes et dominantes qu’il ne cesse de stigmatiser, Botev oppose l’internationalisme, le communisme, le fédéralisme, la fédération édifiée sur la liberté de l’individu et la liberté du travail. Cédons-lui donc la parole. Dans un article du 1er mai 1875, un an avant sa mort héroïque, il disait :

Seule l’union fraternelle et intelligente des peuples est capable de mettre fin aux souffrances, à la misère et au parasitisme qui accablent le genre humain ; seule, cette union peut établir la véritable liberté, la fraternité et le bonheur sur le globe. Tant que les peuples demeureront divisés par les ravages de leurs empires, de leurs constitutions et de leurs républiques et tant que, prisonniers d’une aveugle servilité envers ceux qui sont bénis de Dieu, ils se considéreront ennemis les uns des autres, il n’y aura pas de jours radieux pour l’homme. Les gouvernements et les classes privilégiées opprimeront et feront souffrir partout le pauvre par l’exploitation de son travail, par l’ignorance dans laquelle ils le maintiennent, lui faisant multiplier ses bêtises historiques, afin de pouvoir l’envoyer se battre et massacrer ses frères ou être massacré lui-même.

Il est évident que, si les peuples pouvaient connaître une fois pour toutes les causes de leurs souffrances, ils se rendraient compte que leurs uniques ennemis sont leurs gouvernements et les classes parasitaires qui, afin d’assurer leur vie frivole et néfaste, s’unissent étroitement avec les tyrans pour appliquer les principes du mensonge et du vol sous la protection des lois. Chaque gouvernement s’appuie sur le vol, sur le mensonge et la violence. Dans chaque État les puissants tiennent en main les faibles, les riches les pauvres, les gouvernants tout le peuple. Vous pouvez parcourir tous les méridiens et tous les parallèles, vous ne trouverez aucune exception à cette règle... Nous avons entièrement raison de dire avec Proudhon que tout gouvernement est un complot, une conjuration contre les libertés de l’humanité.

Dans un autre article, Botev complète sa pensée ainsi : Si les affamés s’étaient adressés à moi pour me demander conseil, le seul remède que je leur aurais donné contre la famine aurait été l’insurrection contre l’ordre social contemporain. Supprimez cette hiérarchie dans l’humanité et vous verrez que les causes de vos souffrances disparaitront.

En liaison étroite et en rapport constant avec l’aile anti-autoritaire de l’Internationale, Botev exprimait les conceptions bakouniniennes en ces termes, en se référant il l’existence de l’Internationale (article du 23 juillet 1875) : Il est notoirement connu que les besoins et les souffrances rapprochent et réunissent les hommes... tous les travailleurs, tous les pauvres de tous les pays, quelle que soit leur nationalité, sont tous frères par leurs souffrances, par leurs malheurs. Opprimés et spoliés par les gouvernements et par les riches, les travailleurs, en dépit de leur labeur épuisant, souffrent de privations et mènent une existence pire que celle des bêtes... Ainsi naquit et se développe aujourd’hui l’Internationale qui a pour but le rassemblement de tous les travailleurs... [2]

Après toutes ces citations que nous nous voyons obligés de raccourcir, quelques remarques s’imposent. Premièrement, toute confusion des références de Botev quand il parle de l’Internationale est exclue, car en 1875 il n’y avait que l’Internationale antiautoritaire. Cela confirme de façon incontestable ses rapports avec les bakouniniens.

Deuxièmement, tous ces textes découpés et brièvement présentés constituent un programme libertaire de type tout à fait contemporain. Les lecteurs du monde occidental les trouveraient ordinaires, ne découvrant rien de nouveau. Mais il ne faut pas oublier que leur auteur est un jeune homme de 27 ans, fils d’un peuple qui, sous une domination étrangère, était dans sa grande majorité illettré. C’est seulement en tenant compte de cette réalité que l’on peut estimer à sa valeur réelle le niveau culturel et intellectuel du premier libertaire bulgare, Christo Botev, à une époque où même la langue du peuple était encore en lente formation.

Nous exposons ici des données biographiques et des faits historiques et ne cherchons nullement la polémique. Mais, le lecteur étranger n’aurait pas une idée claire de ce que Botev représente pour les libertaires bulgares et de la spéculation révoltante dont il est l’objet sans cesse depuis sa mort jusqu’à nos jours, si nous ne donnons pas quelques précisions.

L’anarchisme, réfutant toute autorité, même intellectuelle et morale, n’a pas besoin de personnalités historiquement prestigieuses pour justifier sa validité et la justesse de ses aspirations. Il ne perdrait rien de sa mission historique si Botev n’appartenait pas au courant de la pensée libertaire.

D’autre part, le nom de Botev, ses exploits et son œuvre (surtout ses poèmes) sont d’une telle popularité que personne ne saurait être trompé quant à ses conceptions anarchistes si clairement exprimées dans ses écrits. Les politiciens autoritaires de toutes les couleurs qui ont justement besoin de personnages prestigieux pour présenter leurs marchandises avariées sous un aspect attirant, trouveraient un choix suffisant dans la galerie des hommes célèbres de l’époque de la libération nationale. C’est pour cette raison que leur acharnement à récupérer notre Botev entièrement libertaire parait absurde.

Les patriotards de tout acabit que Botev stigmatisa et ridiculisa tellement ne cessent, depuis plus d’un demi-siècle, de le présenter comme un simple patriote.

Tous les partis politiques, les marxistes de droite et de gauche, en premier lieu, le tirent aussi vers leur pavillon de foire.

Les uns et les autres republient ses poèmes tout en taisant un choix et en oubliant certains où les conceptions libertaires clairement exprimées du grand poète les gênent un peu trop.

Sous le régime de dictature bolchevique actuel, chaque année, les libertaires sont convoqués à la police pour signer une déclaration les engageant à ne pas participer à la célébration de l’anniversaire de la mort de Botev. Certains sont même arrêtés et éloignés du lieu de leur résidence habituelle, afin d’être empêchés d’y participer. Ainsi, ces faussaires et voleurs croient pouvoir étouffer la voix libertaire de Botev qui retentit à travers les siècles, car ses œuvres sont là et ne sont plus destructibles. Et les libertaires sont les seuls en Bulgarie qui y souscrivent sans hésitation aucune !


[1Un grand nombre d’ouvrages est consacré à la vie et à l’œuvre de Botev. Aucun, à notre connaissance, n’est publié en français. La meilleure biographie de Hotev est celle d’un Russe, Eugueni Volkov, publiée en russe par l’académie des Sciences Bulgares et traduite en bulgare.

[2Pour une analyse plus détaillée et approfondie des conceptions libertaires de Botev, nous recommandons vivement le livre de N. Stoïnov, Un centenaire bulgare parle, Paris, 1963. Editions « Notre Route », 187 pages. Voir « Christo Botev précurseur de l’anarchisme en Bulgarie », pp. 153 à 184.