Accueil > Editions & Publications > Le Monde libertaire > Le Monde Libertaire n°556 - 3 janvier 1985 > Aperçu de l’anarchisme au Japon avant 1945 (seconde partie)

Aperçu de l’anarchisme au Japon avant 1945 (seconde partie)

Janvier 1925, l’anarchiste japonais Sasakutaro est venu à Okinawa. De gauche à droite, Sakae Higa, Moritoku Zayasu, Iwasa Sasakutaro , Noriaki Shirota et Masashige Izumi.

mercredi 26 avril 2023, par Philippe Pelletier (CC by-nc-sa)

Nous publions ci-dessous le deuxième volet d’un article consacré à l’histoire du mouvement anarchiste japonais, de ses origines jusqu’à 1945 (voir Monde libertaire précédent). Ce second article présente un panorama des différentes tendances du mouvement anarchiste japonais qui s’affrontent très rapidement jusqu’à l’exacerbation, ce qui constituera, outre la répression étatique, une des causes majeures de la décomposition du mouvement dans les années 45.

Repli et sursauts

A mesure que le bolchevisme gagne du terrain, y compris dans les rangs des anarcho-syndicalistes, dont un certain nombre constituera la première génération du Parti communiste japonais fondé en 1922 à l’image de ce qui a pu se passer en France par exemple, les clivages s’accentuent dans le mouvement libertaire à partir de thèmes qui font justement la force des communistes : l’organisation et la théorie.

Procès des membres du Groupe Guillotine (Girochin-sha) en 1925.

Il y a tout d’abord l’épisode terroriste, fondé en particulier sur le désir bien compréhensible de venger l’assassinat de compagnons comme Osugi. D’une manière générale, il correspond à une exaspération des jeunes militants dans un climat de répression et de capitalisme triomphant et à une logique poussée à son extrême des idées anarchistes, telles qu’avait pu la connaître l’Europe de la fin du XIXe siècle. La Société de la Guillotine (Girochin-sha), au demeurant fondée avant l’assassinat d’Osugi, veut propager un « anarchisme d’intimidation » et est finalement liquidée par les autorités en 1925 après attentats et cambriolages divers, réussis ou manqués... Ses promoteurs : Furuta Daijiro (1900-1925) et Nakahama Tetsu (1897-1926) sont condamnés à mort et exécutés avec d’autres compagnons.

Ensuite, jetant le bébé avec l’eau du bain, des anarchistes comme Hatta Shuzo (1886-1934) et Iwasa Sakutaro (1879-1967) développent la théorie dite « socio-physiologique de l’anarchisme pur » (Junsei museifu-shugi), tendent à remettre en cause le matérialisme et rejettent la lutte des classes à partir de sophismes postulant que les anarchistes ne peuvent se réclamer de la lutte des classes ou appartenir à des organisations de classe de type syndicat classique puisqu’ils sont pour l’abolition des classes... A cet égard, la pensée de Kropotkine sera contradictoirement interprété, car elle servira à justifier le refus du syndicalisme de classe, en s’appuyant sur la synthèse idéale production-consommation en opposition à la division du travail que perpétuait le syndicalisme, ou sur la « reprise individuelle » en prenant au pied de la lettre, et d’ailleurs à la suite d’une mauvaise traduction, le terme de « conquête du pain ».

Tsuji jun

L’essor de la pensée anarchiste-individualiste s’effectue à partir de trois courants : l’individualisme, en particulier Stirner, avec Tsuji Jun (1844-1944), qui tend purement et simplement vers le nihilisme ; la métaphysique, en particulier d’inspiration chrétienne ; et l’évolutionnisme, les deux derniers se confondant souvent. Ainsi Ishikawa Sanshiro revendique un anarchisme non-violent christianisant, qui rappelle Tolstoï, développe le concept de dynamique en s’appuyant plus ou moins contradictoirement sur les travaux des Reclus et ne craint pas d’intituler l’un de ses textes : « Je suis conservateur », en prenant comme exemple, dans son raisonnement, le fait que la terre tourne continuellement autour du soleil et qu’il y a là conservatisme. Hatta, de formation chrétienne et bien qu’ayant abjuré, reste symptomatiquement marqué par l’harmonie chrétienne dans son rejet de la lutte des classes. D’une manière générale, ces divers courants ont une pratique éducationniste (société d’entraide, jardin potager, expérience rurale, etc.).

Dans ce contexte, la présence anarchiste dans le mouvement ouvrier ou paysan reflue considérablement, malgré les multiples créations de syndicats partiels, malgré le bastion de l’anarcho-syndicalisme que constitue le syndicat unifié des imprimeurs à l’image du Syndicat du Livre en France... Le 25 mai 1926, la Libre Fédération nationale des syndicats ouvriers ((Zenkoku rōdō kumiai jiyū rengō kai, ou Zenjiren) tente de regrouper les ouvriers sur une base anarchiste, mais dès le congrès de mars 1928 c’est l’éclatement en deux tendances : la fraction de la Libre Fédération (Jiyu rengo ha, ou Jiren-ha), avec Hatta Shuzo, Iwasa Sakutaro, rejetant la lutte des classes ; et la fraction du Conseil de la libre fédération des syndicats ouvriers japonais (Nippon rodo kumiai jiyu rengokai kyogi-kai, ou Jikyo-ha), la plus importante, avec, entre autres, Kondo Kenji (1895-1969) et Kubo Yuzuru (1903-1961).

Parallèlement, l’Union des jeunesses noires (kokushoku seinen renmei), organisation anarchiste spécifique fondée en janvier 1926 en opposition à la création du Parti ouvriers-paysans (Rono-to), de tendance radicale mais parlementariste, tente tant bien que mal de rassembler les libertaires... En fait, de 1922 à 1934, les groupements divers, les comités de résistance au fascisme, les associations d’entraide, les revues théoriques, militantes ou plus culturelles, apparaissent et disparaissent un peu partout, sans continuité et sans grand impact. En mars 1934, la Zenjiren se réunifie, mais il est trop tard !

Dans les années 30, de jeunes militants désabusés par les querelles intestines, refusant l’alternative de l’embrigadement léniniste ou la liquéfaction individualiste, tentent de relancer l’anarchisme sur le terrain socio-économique et de reconstituer un mouvement sur la base de cellules autonomes, vivantes et non purement philosophiques, organisées et fédérées. Ils fondent le 12 février 1931 l’Association des jeunes villageois-paysans (Noson seinen-sha) avec l’organisation d’une commune rurale dans la préfecture de Nagano qui regroupera plus de 300 personnes. Les promoteurs comme Miyazaki Akira (1889-1977) ou Suzuki Yasushi (1903-1970) assurent brillamment un échange permanent entre théorie et pratique. Mais en septembre 1932, l’association se saborde pour des raisons qu’il reste à éclaircir mais qui reposent sur une crainte de développer malgré soi un agrarianisme replié sur lui-même, rejetant les intellectuels ou les contacts avec la ville et les ouvriers.

Sa suite, à la fois logique et contradictoire, est la création de la Ligue des anarcho-communistes en décembre 1933 et sa transformation en Parti anarcho-communiste (Nihon museifu-kyosanto) le 30 janvier 1934, avec Uemura Taimon (1903-1959) ; logique, car c’est la suite quasi désespérée d’une résistance à l’essor du militarisme et du totalitarisme, d’un désir de rompre avec un étouffement de l’anarchisme qui parait inexorable, d’une volonté d’agir... Certains militants du parti sont d’ailleurs d’anciens membres de l’Association des jeunes villageois-paysans ; contradictoire, car l’action sans contenu n’est pas une solution en soi, car le principe et l’organisation en parti vont à l’encontre du fondement même de la théorie anarchiste, les militants de ce parti en sont d’ailleurs conscients mais arguent de l’urgence du moment. Contradictoire également parce que s’y retrouvent des membres de la fraction opposée à la lutte des classes et qui s’appuient justement contre celle-ci sur le principe de la libre fédération. Un autre ancien membre de l’Association des jeunes villageois-paysans, mais à l’opposé, Suzuki Yasuki, fait d’ailleurs une critique sévère de ce Parti anarcho-communiste, que la répression, arrestations et jugements, finissent par anéantir en 1935 et 1936 (affaire dite du Parti anarcho-communiste). Jusqu’en 1945, l’anarchisme ne subsistera qu’à l’état de trace au Japon.

Pour une mémoire collective

Plusieurs éléments de réflexion peuvent être dégagés de l’histoire de l’anarchisme au Japon avant 1945. Globalement, l’anarchisme connaît au Japon les mêmes évolutions qu’en Europe, même s’il peut y avoir des décalages dans le temps ; il obéit à sa propre logique ; il y a comme une autonomie du politique — dans le sens courant et général du terme et tel que l’emploie Malatesta.

Les prémisses sont d’essence individualiste (cf Stirner) ou humaniste libertaire du type post-philosophique des Lumières. L’essor de l’anarchisme est simultané à l’organisation autonome du mouvement ouvrier et à la pénétration des idées socialistes : croissance au moment où se fonde une fédération unique de syndicat (cf la CGT en France).

Il connaît son apogée au Japon, tant en richesse d’idées qu’en nombre et qualité de militants lorsqu’il est implanté parmi les travailleurs, y compris pour le niveau du débat par rapport à l’anarcho-syndicalisme ou la lutte de classes. Mais il est fragile s’il n’est qu’importé par une intelligentsia. On peut comparer les efforts de Kotoku, puis de Osugi et de leurs compagnons, à faire évoluer les premières organisations socialistes dans le sens de l’action directe aux tentatives des anarchistes européens à maintenir la Première Internationale dans l’optique anti-autoritaire, ou évoquer les efforts de l’association des jeunes villageois-paysans au moment du regain de l’agrarisme.

Les difficultés à lutter au jour le jour, inlassablement et obscurément auprès de la masse et en confrontation avec les marxistes, et singulièrement les léninistes, entraînent un repli sur soi en ghetto, la tentation et l’impasse terroristes, les spéculations para-métaphysiques et, en contre-coup, des velléités d’organisation autoritaire au sein du mouvement anarchiste (le Parti anarcho-communiste peut rappeler le projet de la Plate-Forme), voire un rejet des intellectuels.

Malgré le fossé idéologique, les querelles de chapelle suivies d’excommunication (ou de scission, qui est une forme d’auto-exclusion) ressemblent fort à la pratique stalinienne du parti qui se renforce en s’épurant ; en outre, elles recouvrent bien souvent de moins glorieux problèmes de personnes.

La théorie exclusivement évolutionniste, prônée par Ishikawa en s’inspirant d’idées de Reclus et de Kropotkine, connaît un échec au niveau de son impact. Elle demande également à être revue au niveau théorique en considérant l’évolution de la société.

Il apparaît en fait que le mouvement anarchiste est à la fois le fruit d’une situation historique donnée, liée à l’évolution socio-économique, et de la volonté farouche d’émancipation d’individus, quelque soit cette donnée historique. Il y a un échange constant, sans hiérarchie, une balance, entre la matière et l’idée, qui sont l’une et l’autre motrices. Ce type de rapport évoquant la dialectique plurielle de Proudhon entraine au niveau de la pratique militante un souci constant de véritable pluralisme et de recherche d’équilibre entre notre nécessité d’agir et les différentes nécessités qui nous sont imposées par le système d’exploitation et d’aliénation actuel... Agir révolutionnairement dans un syndicat sans perdre de vue le danger réformiste et autoritaire, mobiliser l’individu sans oublier la nécessaire solidarité morale, économique et sociale.

Sources : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, Japon, tome 1 et 2, Shobei Shiota, Les Editions ouvrières, Paris, 1978, 384 p. et 432 p.
« Kotoku Shusui (1871-1911) : le pionnier du mouvement socialiste au Japon était anarchiste », Philippe Pelletier, à paraitre dans La Rue , revue du groupe Louise-Michel (FA).

Voir en ligne : Aperçu de l’anarchisme au Japon avant 1945 (première partie)