Accueil > Editions & Publications > Les brochures et bulletins du CIRA de Lausanne > Lucía Sánchez Saornil Lesbienne, féministe, anarchiste, poète > Lucía Sánchez Saornil (1895 – 1970) : « La question féminine dans nos milieux »

Lucía Sánchez Saornil (1895 – 1970) : « La question féminine dans nos milieux »

mardi 13 décembre 2022, par Lucía Sánchez Saornil (1895 – 1970) (CC by-nc-sa)

« La cuestion femenina en nuestro medios », in Solidaridad Obrera, première partie, 26 septembre 1935. Traduction dans Mary Nash, « Femmes Libres ». Espagne 1936-1939, La pensée sauvage, 1977, pp. 37-40.

Je remercie M. R. Vazquez qui, avec son article publié dans ces colonnes, « La femme, facteur révolutionnaire » – où le problème est d’ailleurs très bien traité – me donne l’occasion de revenir sur le sujet. À différentes reprises et dans d’autres journaux – Le Libertaire, CNT – j’ai écrit un peu sur tout ce qu’il y aurait à dire quant à l’importance qu’il y aurait pour notre mouvement à y attirer des femmes. Mais à ce propos il faut parler clairement, très clairement ; entre nous les circonlocutions n’ont pas lieu d’être, nous devons être sincères, même si cette sincérité nous afflige ; donnons nous-même les verges pour nous faire battre. C’est seulement à ce prix que nous prendrons la voie de la vérité.

Vazquez se plaint, comme moi-même je me suis plainte maintes fois, que nous ne propagions pas suffisamment nos idées parmi les femmes  ; et après avoir observé et analysé les faits j’en suis arrivée à la conclusion suivante : les camarades anarcho-syndicalistes – et non l’anarcho-syndicalisme, attention – ne sont que peu intéressés par la participation de la femme. Il me semble entendre un chœur de voix irritées qui s’élève à mon encontre. Du calme mes amis ; je n’ai pas encore commencé. Quand j’affirme quelque chose je suis toujours prête à le démontrer, et j’y arrive.

Rien de plus facile que la propagande parmi les femmes – quel dommage que tous les objectifs n’aient pas la même simplicité. De la propagande dans les syndicats ? De la propagande dans les athénées ? La propagande à la maison ! C’est la plus facile et la plus efficace. Dans quel foyer n’y a-t-il pas une femme, compagne, fille ou sœur ? C’est donc là qu’est le nœud du problème. Supposons que la Confédération Nationale du Travail ait un million d’affiliés. Ne devrait-elle pas avoir parmi les femmes au moins un autre million de sympathisantes ? Si cela était jugé nécessaire, qu’est-ce que cela coûterait alors de les organiser ? Comme nous le voyons ce n’est pas là que réside la difficulté, le problème est ailleurs ; il est chez les compagnons eux-mêmes, dans leur manque de volonté.

J’ai vu nombre de foyers, non seulement de simples confédérés mais bien anarchistes (!?), régis selon les plus pures normes féodales. À quoi servent donc les meetings, les conférences, les cours de formation, et tout le reste, si celles qui s’y rendent ne sont pas vos compagnes, les femmes de votre foyer ? À quelles femmes vous référez vous donc ?

C’est pour cela qu’il ne suffit pas de dire : « il faut faire de la propagande parmi les femmes, il faut les attirer à nos milieux » ; mais nous devons prendre le problème en partant de plus loin, bien plus loin. Les compagnons, exception faite d’une douzaine bien orientés, ont dans leur immense majorité une mentalité contaminée par les aberrations bourgeoises les plus caractéristiques. Tout en se récriant contre la pro-priété, ce sont les plus enragés des propriétaires. Tout en se dressant contre l’esclavage, ce sont les « maîtres » les plus cruels. Tout en vociférant contre les monopoles, ce sont les plus acharnés monopolistes. Et tout cela découle du plus faux des concepts qu’ait pu créer l’humanité : la supposée « infériorité féminine ». Erreur de qui nous a peut-être fait prendre un retard de civilisation de plusieurs siècles.

Le dernier des esclaves se transforme, une fois franchi le seuil de sa demeure, en un souverain et maître. Un de ses désirs, à peine ébau-ché, est un ordre catégorique pour les femmes de sa maison. Lui, qui dix minutes avant avalait encore le fiel de l’humiliation bourgeoise, se dresse comme un tyran en faisant sentir a ces malheureuses toute l’affliction de leur prétendue infériorité.

Que l’on ne me dise pas que j’exagère. Je pourrais en offrir des exemples à pleines mains.

Le concours de la femme n’intéresse pas les camarades. Je cite des cas véridiques.
J’avais eu plusieurs fois l’occasion de dialoguer avec un compagnon qui me paraissait assez sensé et je l’avais toujours entendu mettre l’accent sur la nécessité qui se faisait sentir, pour notre mouvement, de la participation de la femme. Un jour qu’il y avait une conférence au Centro, je lui demandai :

– Et ta compagne, pourquoi n’est-elle pas venue écouter la conférence ?

La réponse me glaça.

– Ma compagne a bien assez à faire pour s’occuper de moi et de mes enfants.

Un autre jour, ce fut dans les couloirs du Palais de Justice. Je me trouvais en compagnie d’un camarade qui faisait étalage de fonctions représentatives. Une avocate, peut-être défenseur d’un prolétaire, sortait de l’une des salles. Mon accompagnateur la regarda à la dérobée et, tout en ébauchant un sourire plein de rancœur, murmura :

– Je les enverrais laver, moi, celles-là.

Ces deux épisodes, à première vue si banals, que de tristes choses ne disent-ils pas ? Ce qu’ils veulent dire avant tout, c’est que nous avons oublié quelque chose de très important ; que pendant que nous concentrions toute notre énergie sur le travail d’agitation, nous avions oublié notre tâche éducative ; que nous ne devons pas faire la propagande pour attirer les femmes parmi les femmes, mais parmi les compagnons eux-mêmes, nous devons commencer par extirper de leur cerveau l’idée de supériorité ; quand on leur dit que nous les humains sommes tous égaux, nous devons leur dire aussi que la femme, bien qu’elle végète – confondue avec les casseroles et les animaux domestiques – parmi les objets du foyer, appartient aussi à l’espèce humaine. Il faut leur dire que chez la femme existe une intelligence égale à la leur, qu’elle possède une sensibilité aiguë et un besoin de se dépasser ; il faut leur dire qu’avant de reformer la société il convient de réformer leur foyer ; il faut leur dire que ce dont ils rêvent pour le futur – l’égalité et la justice – ils doivent l’implanter à partir d’aujourd’hui même parmi les leurs ; il faut leur dire qu’il est absurde de demander à la femme de comprendre les problèmes de l’humanité si, avant, ils ne l’éclairent pas pour qu’elle voie clair en elle-même, s’ils n’essaient pas de réveiller chez les femmes qui partagent leur vie la conscience de leur personnalité et, enfin, si avant ils ne les élèvent pas à la catégorie d’individu.

C’est cette propagande, et non une autre, qui peut attirer les femmes vers nos milieux. Qui, parmi elles, n’embrassera pas la cause qui a produit le « miracle » de lui révéler son être ?

Alors, au travail, camarades.

Et si nous considérons que ce problème est intéressant pour le mouvement révolutionnaire, ne le dissimulons pas comme une honte dans nos journaux, parmi les étroites colonnes des pages d’informations télégraphiques ; aérons-le, mettons-le à la vue de tout le monde. (Ceci est pour toi, camarade directeur.)

Quant aux compagnons, ils me pardonneront ma dureté, mais elle est nécessaire si nous ne voulons pas nous duper nous-mêmes.

Et comme je n’ai pas terminé, je ne vous dis qu’au revoir.