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CNT AIT n°975 - 6 décembre 1981

Les mots et des choses : Le mot « socialisme »

mercredi 20 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

Ayant passé en revue les vicissitudes des mots « république, « démocrate » et « libertaire », c’est à la destinée du mot « socialis­me » et de son dérivé « socialiste », tous deux souvent maltraités mais s’en étant tirés sans trop de dommages, que nous consacrerons ce chapitre.

IV. - LE MOT « SOCIALISME »

Les mots « socialisme », « socialiste », n’ont pas de chance : ils ont été mis aux sauces les plus indigestes ; — ou plutôt ils en ont beaucoup : malgré des emplois très nocifs, ils n’ont guère été dévalués, ainsi que tend à le démontrer le récent succès électoral du parti socialiste en France.

Sans remonter au socialisme dit « utopique », on sait que deux grands courants se sont partagés le socialisme à partir de la moitié du XIXe siècle : le courant autoritaire, étatique, se référant surtout à Marx et à Engels ; le courant libertaire, antiétatique, se recommandant principalement de Proudhon et de Bakounine. Le premier était centraliste et jacobin, le second communaliste et fédératif. Tous deux internationalistes mais chacun à sa manière. Dans l’épreuve de 1914, les socialistes autoritaires se rallièrent presque tous à l’union sacrée ; les socialistes libertaires, à quelques exceptions près, refusèrent de collaborer avec les belligérants.

Ce ne sont donc pas vraiment deux tendances d’un même socialisme, mais plutôt deux socialismes tout à fait différents. Si, dans l’action quotidienne contre l’adversaire commun, les partisans de l’un et de l’autre se retrouvaient souvent au coude à coude, les débats qui ne cessèrent jamais de les opposer montraient en permanence la dissemblance de leurs philosophies, correspondant à des tempéraments humains divergents. La nécessité d’ajouter un adjectif au mot « socialisme » en révélait la profonde ambiguïté.

Celle-ci ne fit que croître quand, la révolution russe de 1917 ayant fait éclater les partis ouvriers, on se trouva en présence de deux mouvements : le mouvement communiste lié au bolchevisme moscovite, et un mouvement socialiste traditionnel, parlementariste, vulgairement appelé « social-démocratie » ou « travaillisme » dans les pays anglo-saxons. Tous deux se réclamaient pareillement du socialisme, le premier comme une sorte de « super-socialisme » révolutionnaire, le second comme un socialisme réformiste.

Bien que prenant à leur compte les principes formulés par les « grands ancêtres », les deux mouvements s’en écartaient sérieusement. Le socialisme à la russe était une étatisation de toute l’activité publique ne laissant aucune place à l’initiative privée ni à la liberté individuelle. La social-démocratie, quant à elle, en arrivait au contraire à ne plus mettre en cause les normes de la société ancienne, gérait les affaires du monde capitaliste selon la tradition bourgeoise et se compromettait souvent dans une collaboration peu reluisante avec les classes dirigeantes. Il serait injuste de prétendre qu’il n’y a pas eu de socialisme dans ce qui fut réalisé ; des conquêtes sociales ont été obtenues. Mais l’évolution générale du socialisme a fait sombrer le mot dans l’équivoque, d’autant plus que les deux mouvements se livraient une guerre à mort : l’Internationale communiste traitait les sociaux-démocrates de « social-fascistes » à cause de leur fréquente démission devant les factieux de droite et de la répression qu’ils exercèrent contre les soulèvements ouvriers ; de leur côté, les sociaux-démocrates mettaient en relief les atrocités liberticides commises par les communistes là où ceux-ci monopolisaient le pouvoir avec une rigueur et une intolérance dignes des fanatismes religieux persécuteurs. Quelques trêves comme le Front populaire permirent des progrès sociaux intéressants, mais elles furent de peu de durée.

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Le mot « socialisme » avait été repris entre-temps par les mouvements totalitaires de droite, surtout par Hitler et le national-socialisme. Ici, la confusion est extrême : pour mieux détruire le puissant socialisme allemand — divisé en deux fractions ennemies : la bolcheviste et la social-démocrate —, Hitler s’approprie la dénomination même de « socialisme » ; et, puisque le mot ne signifie plus rien sans l’appoint d’un adjectif, il y ajoute l’épithète « national ». Comme le parti fasciste italien, le parti nazi avait d’ailleurs un programme social étendu : paternaliste, corporatiste, communautaire, avec certains aspects hardis destinés à convaincre le peuple qu’il n’est pas réactionnaire (les mots « révolution nationale » furent adoptés en France par Pétain au temps du projet de « charte du travail », sous l’occupation hitlérienne). Il s’est fondé en outre un socialisme chrétien ; on a vu un socialisme islamique gouverner des pays d’Afrique, et des peuples de race noire adopter sous le nom de « socialisme » des régimes de parti unique arborant le pavillon démocratique sur un contenu dictatorial. En revanche, un socialisme dit « autogestionnaire » a vu le jour sous des formes diverses (Yougoslavie, Algérie), et des syndicalistes polonais y aspirent.

Malgré ces avatars peu glorieux, le mot « socialisme » a conservé son prestige. Aucun de ces contacts impurs ne semble l’avoir déshonoré. Le socialisme libertaire lui-même poursuit son existence marginale. Cependant, il y eut des esprits pour s’alarmer de la déchéance du mot. Le regretté Gaston Leval, qui avait d’abord intitulé sa publication Cahiers du socialisme libertaire, en modifia plus tard le titre et y remplaça le mot « socialisme », décidément trop polysémique, par le mot « humanisme », avant de forger le nouveau titre, encore usité, de Civilisation libertaire. Je ne crois pas qu’il ait gagné à ces substitutions un lecteur ou un adepte de plus. Et les heurs et malheurs du mot n’ont pas davantage ôté une voix à Mitterrand, comme si, finalement, tout cela n’avait aucune importance.

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Pourtant, il y a tout intérêt à ce que le mot soit rendu à son sens d’origine : appropriation collective des biens de production au profit de la communauté des travailleurs, pour la satisfaction maximale des besoins généraux et particuliers. Cette appropriation vise surtout, voire exclusivement, ce qui excède l’usage individuel ou artisanal. Elle est parfaitement compatible avec les libertés publiques. Il est abusif de coller l’étiquette « socialiste » à des régimes qui n’ont pas réalisé cette appropriation, et, d’autre part, c’est pervertir le socialisme par une imposture criminelle que de l’assortir de la confiscation des libertés essentielles, comme l’a fait une clique baptisée « parti » et cramponnée à un État totalitaire dans de nombreux pays qui se recommandent du marxisme et du léninisme. Cette conception, qui est demeurée celle des socialistes libertaires, trop peu écoutés, fait son chemin çà et là jusque dans les nations où les communistes détiennent dictatorialement le pouvoir, ainsi que le prouvent ces paroles du professeur Lipinski rapportées par Bernard Guetta dans Le Monde du 30 septembre 1981 et prononcées l’avant-veille à Gdansk au congrès du syndicat Solidarité : Le socialisme devait être une meilleure économie que celle du capitalisme, ce devait être une liberté plus grande que dans le capitalisme, ce devait être la libération de la classe ouvrière, ce devait être la création de conditions dans lesquelles chaque homme puisse se développer pleinement et avoir libre accès aux trésors de la culture et de la civilisation. On a créé pourtant un socialisme d’économie inefficace, de gaspillage, un système qui n’a pas conduit à la crise, mais à la catastrophe économique — à une catastrophe sans égal dans les cent ou deux cents dernières années. Faut-il penser au Cambodge, où le régime socialiste a fusillé trois millions et demi d’hommes pour défendre ce socialisme-là ? Ce socialisme des prisons, de la censure et de la police, ce socialisme-là nous a détruits durant plus de trente années comme il détruit d’autres nations !
Pour moi, le socialisme, c’est la lutte pour une économie démocratique, pour la propriété collective des moyens de production — non pas la propriété étatique avec un groupe de nouveaux propriétaires privés des moyens de production, mais la propriété sociale des moyens de production. Pour moi, le socialisme, c’est la lutte pour la gestion démocratique des usines, pour les libertés politiques, qui sont le but de tout socialisme, pour l’abolition de la censure. Et ce serait cela, les forces antisocialistes et contre-révolutionnaires ! Non, c’est leur socialisme qui est contre-révolutionnaire et antisocialiste.

Le professeur Lipinski est resté fidèle au vrai socialisme. Il peut s’en souvenir et s’en prévaloir : il a quatre-vingt-treize ans.