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Les mots et des choses : Le mot « démocrate »

vendredi 15 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

« La paille des mots et le grain des choses »... Cette expression de Leibniz peut s’appliquer au vocabulaire politi­que, où souvent la forme est futilité ou imposture, et le fond forfaiture et tragédie.

II. - LE MOT « DÉMOCRATE »

Qu’est-ce que la démocratie ? Étymologiquement, c’est le gou­vernement du peuple : de dêmos, peuple, et kratos, puis­sance. Il faut entendre par là que le peuple se gouverne lui-même, et n’est pas gouverné par une catégorie de gens extérieurs à lui. Au mot « peuple », certains ajoutent le mot « travailleur », afin de signifier que seule la par­tie du peuple qui vit ou a vécu grâce à son travail est habilitée à collaborer au gouvernement.

La justification de la démocra­tie est éclatante : y a-t-il rien de plus raisonnable que le gouver­nement du peuple par le peuple, ni de plus inique que de lui don­ner des maîtres qui décident à sa place ? Tel est l’avis le plus répandu.

Toutefois, l’application de la doctrine suscite de notables per­plexités. Tout le monde ne peut pas gouverner tout le monde parce que tout le monde n’est pas du même avis. Il est donc admis généralement - mais non unanimement - que, dans les cas de pluralisme et de diver­gence des opinions, la majorité l’emporte sur la minorité. Nul n’ignore que c’est là un expé­dient arbitraire, gros d’erreur et d’injustice, mais, en présence de l’incertitude, la faillibilité humaine s’y est résignée, si bien que la loi des majorités est deve­nue, en principe, la loi de la démocratie.

En principe seulement, car, en fait, les minorités décident tou­jours. Dans les pays capitalistes, les groupes de pression jouissent d’un pouvoir qu’il serait abusif de qualifier de démocratique. La politique libérale accorde un véri­table privilège aux membres de partis politiques qui ne rassem­blent qu’un pourcentage infime des citoyens. Dans les pays communistes, le parti, réputé élite éclairée du prolétariat et du peuple, n’en réunit qu’une faible fraction ; ses membres ont été endoctrinés dès leur jeunesse ; les uns manifestent une convic­tion semblable à la foi des Egli­ses, les autres affectent un atta­chement enthousiaste au régime pour améliorer leur situation et favoriser leur avancement. Il s’ensuit que, dans les nations dites « de démocratie populai­re », une toute petite partie du peuple gouverne (ou croit gou­verner) tout le peuple. D’ailleurs, à l’intérieur même de cette frac­tion, un appareil de quelques hommes en gouverne la totalité, et parfois un homme seul s’est emparé d’un pouvoir suffisant pour commander à tout l’appa­reil, d’où il résulte que des pays soumis à la dictature d’un chef unique ont droit malgré tout à la dénomination de « démocra­ties », alors que le peuple, loin de gouverner, y est tout juste appelé à obéir ! Ainsi, M. Enver Hodja en Albanie, M. Ceausescu en Roumanie, M. Kim II Sung en Corée du Nord, gouvernent autocratiquement des « démo­craties populaires », tout comme Napoléon, du 18 mai 1804 au 31 décembre 1805, fut l’empereur d’une république !

Les adversaires de la démocra­tie légitiment leur hostilité en disant qu’elle ne peut exister, et qu’on doit dissuader le peuple de perdre son temps et ses forces à poursuivre une chimère. Ils don­nent l’histoire en exemple : elle enseigne que ce sont toujours des minorités qui ont gouverné, la plupart du temps des repré­sentants des classes possédan­tes, favorisées, instruites. Ils allèguent que, au lendemain des révolutions qui renversèrent les rôles et les valeurs, des minorités sociales se sont reconstituées et ont repris les rênes du pouvoir. A cela les anarchistes ont répondu par les propositions du socia­lisme libertaire, dont Le monde nouveau, de Pierre Besnard, expose les principes et les struc­tures ; organisation sociale où les contradictions, et les opposi­tions, librement débattues par des communautés fédérées, devraient être résolues et apla­nies au mieux de l’intérêt de tous. Néanmoins, il serait naïf de croire qu’il existe un moyen de satisfaire tout le monde en fai­sant participer également cha­que citoyen à la gestion démo­cratique de la collectivité : c’est là un idéal qui sera toujours imparfaitement réalisé ; aussi chacun doit-il cultiver l’anar­chisme non seulement comme une perspective de société offrant le maximum d’autonomie à la personnalité, mais encore et surtout comme une attitude et une force individuelles devant les problèmes de la vie et le compor­tement du prochain.

Il y aura toujours des gens qui se désintéresseront des ques­tions gestionnaires et sociales et en abandonneront à d’autres la responsabilité - et, qui plus est, à d’autres qui ne demanderont pas mieux que de s’en charger. Tout le monde ne se passionne pas pour la philatélie ; pareille­ment, tout le monde n’est pas sensibilisé aux problèmes politi­ques, tout le monde n’a pas le goût de les étudier ni le talent de les résoudre. Les indifférents, ça existe ; ceux-là délèguent d’ins­tinct leur pouvoir.

L’un des paradoxes de la démocratie est donc celui-ci : la loi des majorités est sa loi, mais ce sont les minorités qui l’ani­ment et la gouvernent. Il faut s’en affliger parfois mais pas tou­jours. Les minorités sont sou­vent plus clairvoyantes et plus raisonnables que le grand nom­bre. C’est une minorité qui a supprimé l’esclavage en Amérique et dans le monde, contre le consensus oppressif et grégaire des multitudes. La peine de mort est abolie en France par une majorité électorale qui, sur ce point particulier, est, d’après les sondages, minoritaire dans le pays. Aux États-Unis, les droits civiques ont été accordés aux Noirs par une minorité politique. Il arrive que l’opinion publique soit plus réactionnaire et plus obscurantiste que l’autorité.

Un des avatars sémantiques du mot« démocratie » est d’être, aux yeux de beaucoup de gens, synonyme de « liberté ». On dit d’une nation que c’est une démocratie quand la loi y assure la liberté de déplacement, de pensée, d’expression, de réu­nion et de parole, même si la plu­part des journaux n’y sont ouverts qu’aux opinions confor­mistes, orthodoxes des bien­pensants, et même si la majeure partie des décisions qu’y prend le pouvoir vont à l’encontre du désir général. On dit d’un homme : « C’est un parfait démocrate », quand il respecte l’opinion et les croyances d’autrui avec une grande largeur de vues, quand il se montre tolé­rant envers ceux qui pensent autrement que lui, quand il com­bat les tentatives liberticides, les idées totalitaires, les fanatismes politiques ou cléricaux. Or, ces définitions se trouvent contra­riées par l’appellation de « démo­craties populaires » qui a été attribuée à des régimes où la presse est censurée, l’imprimerie et les médias confisqués au pro­fit du parti unique, les rassem­blements soumis à son autorisa­tion, les voyages intérieurs assu­jettis à un passeport, et toute cri­tique du régime justiciable de graves châtiments.

Rappelons que la démocratie grecque, mère de toutes celles que le monde a connues, régnait inexorablement sur des milliers d’esclaves, et l’on comprendra peut-être pour quelle raison, à force de signifier n’importe quoi, le mot « démocratie » et les mots « démocrate » et « démocrati­que » risquent un beau jour de ne plus rien signifier du tout. Il suffit pour s’en convaincre de considérer ce qui sépare le sens que Giscard d’Estaing entendait donner au titre de son livre Démocratie française du sens que les dirigeants de l’Allemagne de l’Est donnent au nom officiel de leur pays : « République démocratique allemande ». Le monde est aujourd’hui parsemé de démocraties qui sont le con­traire des unes des autres. Le mot est accommodé à des sau­ces si opposées que, pour parler et pour écrire clairement, on est conduit à l’abandonner.