VI. - LE MOT « RACISME »
Le mot « racisme » n’est apparu qu’en 1930, si l’on en croit Paul Robert (1976), qui en donne cette définition : Théorie de la hiérarchie des races, qui conclut à la nécessité de préserver la race dite supérieure de tout croisement, et à son droit de dominer les autres.
Si le mot est récent, la chose, elle, est ancienne ; et, bien avant Gobineau — qui, dès 1853-1855, publia son Essai sur l’inégalité des races humaines —, des gens étaient persuadés d’appartenir à une race d’élite et se croyaient fondés à mépriser ou à dominer les autres races. Les Hébreux, qui devaient tant souffrir du racisme dès l’Antiquité puis dans leur descendance, se considéraient comme le peuple élu ; conviction inhérente à leur tradition religieuse. Mais cette croyance était celle de beaucoup de groupes ethniques. Nous n’avons pas inventé le racisme, a écrit très justement Michel Ragon, mais nous avons inventé l’antiracisme.
Ce dernier mot n’est daté par le Petit Robert que de 1948 ; ce qui est sûrement une erreur, car, dès les premières proclamations racistes d’Adolf Hitler le mot « antiraciste » est apparu sous la plume de ceux qui s’élevaient contre ses théories, et nous nous honorons d’avoir été du nombre.
Il y eut une très longue période, probablement immémoriale, où les hommes ont fait du racisme sans le savoir, un racisme inconscient, inné, invétéré, sucé avec le lait maternel. Pour nous en tenir au siècle dernier, Jules Verne, dans Deux ans de vacances (juin 1888), trouve normal que l’un de ses jeunes héros, étant de race noire, n’ait pas le droit de vote ; Pierre de Coubertin, le baron olympique, écrit quant à Lui : A la race blanche, d’essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance
(propos rappelé par Benoît Heimermann dans La Fin des Jeux olympiques, livre paru aux éditions Garnier) ; et notre Jules Ferry national, attaqué par la gauche qui lui reprochait de vouloir « civiliser à coups de canon », s’écrie à la Chambre, le 28 juillet 1885 : C’est de la métaphysique politique. Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures !
Aucun de ces trois Français n’était réellement xénophobe. Ils faisaient là une sorte de racisme primaire, paternaliste, protecteur, presque innocent. Le racisme existait à l’état diffus et spontané, sans qu’eût été créé le mot. En 1933, en revanche, fut fondé par Hitler le premier État officiellement raciste des temps modernes. Il prit pour emblème la croix gammée, symbole qu’on rencontre sur les monuments de la Grèce antique, de la Crète, de la Sicile, et même chez les Indiens d’Amérique du Nord, mais surtout dans les temples (anciens et modernes) de l’Inde, où le svastika est revêtu d’un sens faste parce qu’il est le signe rappelant la victoire des Aryens sur les Dravidiens.
Les hommes de science sont aujourd’hui formels : il n’existe pas de race supérieure ni de race inférieure. Les théories sur l’inégalité des races soutenues pas le comte de Gobineau au XIXe siècle, puis, au XXe, par les nazis et les adeptes d’Alfred Rosenberg (pendu à Nuremberg en 1946), ont été réfutées, et leur propagation interdite en de nombreux pays ; ce qui n’empêche pas qu’elles aient encore des partisans sournois qui, réduits au silence, manifestent de loin en loin une virulence clandestine. Ces racistes font ressortir qu’il ne suffit pas de prohiber légalement une doctrine et de pendre ceux qui la professent pour qu’elle soit fausse, et cela est l’évidence même puisque, à l’origine, toute théorie nouvelle est d’abord tenue pour subversive, et condamnée.
La vérité semble être qu’il y a là un faux problème né de l’équivoque qu’introduit un mot mal défini, et peut-être indéfinissable, celui d’« égalité ». Est-ce que, dans la nature, tous les hommes, toutes les races, toutes les plantes, toutes les espèces animales, toutes les choses créées, sont égales ? Est-ce que le sont entre elles les feuilles d’un même arbre, les globules d’une même personne ? Ces questions n’ont aucun sens. Selon les compétences scientifiques, l’humanité existe depuis assez longtemps pour que le brassage et la compénétration des races aient égalisé leurs qualités et leurs aptitudes, dont les différences ressortissent simplement à l’effet du climat, de l’éducation, de la tradition, et aux particularismes de leur culture. Aujourd’hui, et les scientifiques sont catégoriques sur ce point, il n’y a aucune inégalité de valeur entre les races. L’Unesco, entre autres, s’est largement dépensée pour faire connaître cette conclusion, qui est optimiste et rassurante en ce qu’elle n’autorise d’aucune façon la résurgence et l’accréditation des thèses racistes, qui ont permis de légitimer tant d’atrocités.
Cela dit, il est probable que, dans un passé très lointain, il a existé des races supérieures et des races inférieures, et que les premières ont détruit ou absorbé les secondes. C’est conforme, en tout cas, à la théorie darwinienne de l’évolution des espèces, qui postule que les formes supérieures de chaque espèce ont remplacé les formes rudimentaires ; on ne voit pas pourquoi la nature aurait réservé ce processus aux équidés et aux étoiles de mer et ne l’aurait pas étendu aux grands singes et à leurs descendants dont nous serions issus, Berbères ou Mongols, Hottentots stéatopyges ou Aryens aux yeux bleus.
Les races entre elles, comme les hommes entre eux, ont — quelles que soient leurs différences — un droit naturel à un niveau de vie égal, à la même liberté, à la même dignité, à la même considération, en dehors de la définition, voire de la recherche, d’une égalité mythique et ambiguë. Ce qui exclut toute justification du racisme, doctrine de haine et d’oppression, que l’Afrique du Sud elle-même, bien que pratiquant la ségrégation raciste de l’« apartheid », n’ose pas proclamer ouvertement.
Mais, là comme ailleurs, l’abus de mot joue de vilains tours. Il ne faut pas user du mot « racisme », du mot « raciste », à tout propos et pour n’importe quoi. Une jeune fille n’est pas obligatoirement raciste parce qu’elle a refusé d’épouser un Noir ; il y a des gens qui recherchent, et d’autres qui fuient, le contact sexuel interracial : c’est un phénomène naturel, et chacun doit être libre de son corps comme de son destin. Il est également excessif de parler de racisme en certains cas où ce sont d’autres facteurs qui jouent ; ainsi, entre les Français et les Maghrébins, la question religieuse constitue un obstacle important, ainsi que le mode de vie qui règne de part et d’autre : l’adaptation en milieu musulman peut sembler si difficile qu’elle dissuade un Européen ou une Européenne de s’allier à une famille arabe ou berbère, même si des liens sentimentaux se sont noués. Ce n’est pas du racisme, car celui-ci est une attitude hostile, agressive, ségrégative, fruit soit d’une répugnance spontanée, soit d’une perversion idéologique.
L’extension de sens des mots « racisme » et « raciste » (on entend parler du « racisme anti-jeunes », « anti-vieux », « anti-homosexuels », etc.) est, en général, à proscrire. Il vaut mieux laisser à ces deux mots leur sens strict, et s’y tenir.
L’appartenance à une race plutôt qu’à une autre est un simple fait du hasard, et il est puéril d’en éprouver de la fierté ou de la honte. Cela se voit pourtant. On a si bien donné de l’importance aux questions de race et de patrie que certains citoyens en arrivent à jouer leur race contre leur nationalité, ou vice versa. L’argument : Je suis Breton, moi, monsieur, je ne suis pas Français
(rien ne distingue physiquement le Breton dont il s’agit d’un Lyonnais ou d’un Parisien), a pour pendant l’argument opposé : Je suis citoyen français... voyez, je suis né à la Guadeloupe
(celui qui parle est un Noir antillais descendant de ces malheureux que déporta jadis le trafic négrier). A l’échelle du cosmos infini, à l’ère des avions intercontinentaux et des sondes interplanétaires, est-ce que notre origine locale en un point de ce grain de poussière errant dans l’espace où le sort nous a jetés devrait entrer en ligne de compte ?
La lutte des races, comme celle des nations, celle des générations, celle des sexes, n’est pas seulement une sottise née de préjugés absurdes et d’inavouables intérêts ; c’est aussi une astucieuse solution de rechange à la lutte des classes : la guerre raciale substituée à la guerre sociale. Jaurès l’avait compris qui disait : L’antisémitisme est le socialisme des imbéciles.
Ce peut être aussi, on ne l’a que trop vu, celui des apprentis sorciers qui se croient malins.