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Les mots et des choses : Le mot « libertaire »

mardi 19 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

Après le mot « république » et le mot « démocrate », voici, disséqué dans sa signification et dans son emploi, un mot souvent usité en ces colon­nes : le mot « libertaire ».

III. - LE MOT« LIBERTAIRE »

Dans son tome VI, le Grand Larousse encyclopédique (1962) définit le mot « libertaire » de la façon suivante : Parti­san de la liberté absolue ; anarchiste. Autant dire que les libertaires sont des imbéciles, qui ont fait d’une chimère leur idéal ! En réalité, il n’existe pas un seul homme de bon sens qui se définisse comme on vient de dire. Car, anarchiste ou pas, tout le monde sait que la liberté absolue est impossible, que c’est même une absurdité. Personne ne serait capa­ble de concevoir et de définir une liberté absolue. Le seul fait que les libertaires combattent l’exploitation de l’homme par l’homme prouve qu’ils ne défendent pas la liberté absolue, puisque celle-ci supposerait et impliquerait la liberté d’exploiter son prochain. Les libertaires, loin de prôner une liberté absolue s’opposent au contraire à beaucoup de libertés arbitraires, car celui qui jouirait d’une liberté absolue se comporterait en tyran insupportable, à moins d’être supé­rieurement sage et conscient.

Nous n’accusons pas pour autant la maison Larousse d’avoir dénaturé sciem­ment la pensée libertaire. Il y a simple­ment erreur d’interprétation. Ce que des libertaires ont soutenu, non sans appa­rence de raison, c’est que, dans une société qui reposerait sur des bases sai­nes, d’où seraient bannis les privilèges et les inégalités, une liberté absolue ne ferait courir aucun risque à l’ordre social ; qu’en tout cas, si ce risque existait, il serait incomparablement moindre que celui que les contraintes, les interdictions et les répressions font courir à l’exercice normal des droits humains dans les sociétés fondées sur des bases mercanti­les, où l’inégalité de classe et de catégo­rie est de règle, où l’individu est écrasé d’un côté par l’État administratif, judi­ciaire, militaire et fiscal, de l’autre par les féodalités du monopole, de la puissance et de l’argent.

Le libertaire n’est pas partisan de la liberté absolue, celle qui consisterait à construire sa maison au milieu de la rue à jouer du clairon dans une salle où des amis écoutent du Mozart, à rouler à gau­che dans un pays où tout le monde roule à droite, et à ne pas tenir les engage­ments qu’on a souscrits. De ces libertés, les unes ne sont que ridicules, les autres sont périlleuses. Mieux vaut s’en abste­nir, et quiconque s’en ferait le champion serait en grand danger de voir contester son équilibre mental et, surtout son intégrité. E. Armand, le philosophe indi­vidualiste anarchiste, était notamment d’une exigence scrupuleuse sur le respect de la parole donnée et il condamnait sévèrement le « tant pis pour toi ». Gas­ton Leval n’admettait pas que l’on vint à n’importe quelle heure si, pour un travail d’équipe, on avait promis de venir à une heure déterminée. Ils n’ont donc jamais prôné la liberté absolue, ces libertaires chevronnés.

Mais supposons que la liberté absolue soit reconnue à chacun de se comporter dangereusement ou stupidement ; com­bien useront de cette liberté ? Bien peu, sans doute. Fulminez au contraire une interdiction, et cela inspirera peut-être à quelques fous une transgression inepte. Car, remarquez-le, là où c’est défendu, il arrive qu’un hurluberlu roule du mauvais côté, au péril de sa vie et au mépris de celle d’autrui. Permis ou interdit, cela n’y fait rien. Mais qu’on ne fasse pas dire aux libertaires qu’ils préconisent une liberté absolue quand une discipline élémentaire est seule garante de la sécurité, de la liberté de chacun.

J’ai vu un jour, dans un gala organisé par une publication libertaire, un énergu­mène étranger au spectacle s’emparer de la scène, haranguer interminablement l’assistance et se référer aux principes de la liberté absolue pour refuser de quitter la tribune. J’ai vu, dans un train, un jeune homme occuper une place pour ses fesses, une autre pour ses pieds sur la banquette d’en face et une troisième à côté de lui pour son sac, cela au nom de la liberté qu’a tout être humain de remplir son espace vital. J’ai aussi connu un homme qui pétait à table dans les repas d’amis sous prétexte qu’il y a contrainte, et non liberté, si l’on ne déballonne pas avec aisance son ventre météorisé. Au nom de la liberté absolue, des casseurs ont, dans un village de l’Oise voilà quel­ques années, détruit nuitamment les cabines téléphoniques. Il va de soi que ce sont là des exemples caricaturaux de la liberté absolue. Mais la liberté absolue ne peut être elle-même qu’une caricature de la liberté, et s’en autoriser serait faire à celle-ci le plus grand tort. Aussi est-ce tromper les gens que de leur laisser sup­poser - ou, à plus forte raison, de leur donner à croire - que la liberté absolue répond à la définition de la revendication libertaire.

Plus vraisemblable, et plus judicieuse, nous semble la définition donnée par le Petit Robert (édition de 1976) : Liber­taire. Qui n’admet, ne reconnait aucune limitation à la liberté individuelle, en matière sociale, politique. Dans cette définition, le libertaire se reconnait davantage : il est l’ennemi délibéré des carcans légaux par lesquels on empêche toute une catégorie d’hommes de s’exprimer, de s’organiser, de participer aux affaires publiques, de propager des idées tenues pour choquantes ou pour subversives ; il ne reconnait ni à des minorités qui s’arrogent elles-mêmes le titre d’élites ni à des majorités souvent bovines et aveugles le droit de l’entraver dans sa propagande ou de circonscrire son action. Mais là non plus on ne doit pas être l’esclave d’une définition. Le libertaire manifeste souvent contre des libertés outrancières : quand un industriel sans conscience s’accorde la liberté absolue de polluer la mer avec du mer­cure, il se dresse contre l’empoisonneur public, et il exige que cette liberté-là lui soit retirée.

Il ne faut pas jouer sur les mots : le libertaire n’est pas un libéral au sens éco­nomique du terme. Beaucoup de libertai­res admettent en économie des mesures qui n’ont rien de libéral. L’explication est simple : ils veulent que la contrainte exercée sur les choses - les produits, les denrées, les monnaies, qui n’ont pas de réaction de sensibilité - épargne les hommes et les laisse tranquilles ; contrai­rement aux marxistes, ils pensent que la liberté individuelle la plus large est com­patible avec le dirigisme économique le plus rigoureux. Les libéraux, au con­traire, estiment que la liberté de l’homme est concomitante à celle de l’économie, en quoi ils rejoignent les marxistes, à cette importante différence près que ces derniers écrasent à la fois l’économie et l’homme, tandis que les libéraux se flat­tent de les libérer tous les deux. Or, en économie libérale, l’exploitation du tra­vail par le capital a souvent atteint un degré intolérable : l’économie était libre, mais l’homme était opprimé. Une écono­mie libertaire asservirait les choses, les produits, les monnaies, les prix, les échanges, mais rendrait à l’individu tou­tes ses libertés naturelles.

... Oui ne sont pas des libertés abso­lues, car l’absolu n’existe que dans la mort.

La liberté absolue consentie à un indi­vidu impliquerait celle de nuire à la liberté d’autrui et même de la lui ôter. On pos­tule, et c’est un pari, que, doté d’une liberté absolue, l’homme, dans un con­texte social favorable, n’en userait que pour respecter et défendre la liberté de tous. Mais il faut bien se résigner à reconnaitre que, pour l’instant, le « con­texte social favorable » est ce qui man­que le plus. Du seul fait de ce défaut, pas un seul libertaire ne peut se dire partisan d’une liberté absolue qui serait celle dont on a le meilleur exemple dans la jungle, où le plus fort mange le plus faible, sauf quand le plus faible est le plus malin.

Le libertaire, dans la réalité d’un monde où tout est relatif, est l’homme qui réclame et qui pratique le maximum de liberté, au mépris des idées reçues et des préjugés courants, osant parfois transgresser des lois injustes et dolosives dont il demande l’abrogation, cela sans provocation gratuite, mais avec l’accord sévère de sa conscience. Il ne faut pas lui en demander davantage, car le libertaire n’est ni un fanatique ni un surhomme. Le reste est littérature, y compris les défini­tions des dictionnaires.